CC-TILLEUL-BOURBEUSE

Tilleul-Bourbeuse; archives et conservations, A SAVOIR ET RETENIR.

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Library St. Olaf College Northfield, Minn. Digitized by the Internet Archive in 2023 with funding from Kahle/Austin Foundation https://archive.org/details/prospermerimeedeOO000trah BIBLIOTHEQUE MERIMEE It IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE Dix exemplaires sur papier des Manufactures impériales du Japon, numérotés de 1 a 10, Cent exremplaires sur papier d’ Arches, numérotes de 114110. Douze cents exemplaires sur papier vélin pur fil Lafuma, de Voiron, numérotés de 111 « 1310. No O71 & REPRODUCTION INTERDITE PROSPER MERIMEE DE 1854 A 1853 DU MEME AUTEUR : Prosper Merimée et Part de la nouvelle. Paris, « Presses universitaires », in-8°, 1923. (Couronné par Académie frangaise. Prix d’Eloquence, 1922.) Une revue oubliée : la Revue poetique du XIX® siecle (1855). Paris, Champion, in-8°, 1924. Le Romantisme defini par le « Globe ». Paris, « Presses frangaises » (Bibliotheque romantique), in-12, 1924. La jeunesse de Prosper Meérimée (1803-1854). Paris, Champion, 2 vol. in-8°, 1925. (Couronné par VAcadémie franeaise.) EN PREPARATION La vietllesse de Mérimee (1854-1870). PIERRE TRAHARD PROFESSEUR A L’UNIVERSITE DE DIJON PROSPER MERIMEE DE 1854 A 4855 Avec quatre phototypies PARIS LIBRAIRIE ANCIENNE HONORE CHAMPION LIBRAIRE DB LA SOCIETE DE L’HISTOIRE DE FRANCE 5, QUAL MALAQUAIS (VI°) 1928 PROSPER MERIMEE DE 1834 A 1853 EIVae LARCHEOLOGUE CHAPITRE I ROLE ADMINISTRATIF DE MERIMEE Par arrété en date du 27 mai 1834, Mérimée est nommeé /nspecteur des monuments historiques et antiqui- tés nationales'. Trois jours aprés cette nomination tant désirée, il se dispose a partir pour le midi de la France?. Toutefois, un mois lui est nécessaire pour achever ses pré- paratifs et consulter des ouvrages techniques*. Le 31 juillet, la malle-poste de Nevers ’emporte vers des horizons nouveaux, vers une nouvelle vie‘. 1. Archives nationales, cote F1" 10859 bis. — Almanach royal, 1835, p. 133-134, — Lettre & S. Sharpe, 12 mai 1834 (Mercure de France, 1’ avril 1911, p. 470). — Viollet-le-Duc donne la date de 1835 au lieu de 1834 (Dictionnaire raisonné de Carchitecture frangaise, t. VIII, p. 21); de méme, M. P. Léon commet une erreur en donnant la date de 1835 (Les Monuments historiques. Pavis, Laurens, in-8°, 1917, p. 60 et 85). 2. Lettre de Léonor Mérimée au baron Fabre, 30 mai 1834 (Pinet, Léonor Mérimée. Paris, Champion, in-8°, 1913, p. 102). 3. Cf. lettres & E. Castaigne, 6 juillet 1834 (/a Nouvelle Revue euro- péenne, 15 aott 1896); & Sutton Sharpe, 9 juillet et 31 juillet 1834 (Mer- eure de France, 1° avril 1911, p. 468). L’ouvrage sur Varchitecture qu il demande & Sharpe est celui de Warton, Milner et Grote... (lettre duo 9 juillet.) 4, Cf. lettre & S. Sharpe, 31 juillet 1834 (/éid., 1°" avril 1911). Il part pour une tournée de quatre mois. 1 136241 2 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Pendant dix-huit ans Mérimée parcourt la France et assume une des plus lourdes charges qui soient!. Jus- quwen 1853°, ilremplit sa mission délicate sans une heure de défaillance, partage ses jours entre les voyages d'études, les comités techniques et les commissions ad- ministratives, rédige des instructions, des notes, des rap- ports, des circulaires... Modestement, mais fermement, il dirige Vorganisation du service des Monuments histo- riques : tache énorme, dont il ne tire jamais vanité ; tache écrasante, dont il supporte le poids avec une telle allé- gresse qu'on a méconnu le labeur, les efforts et la science de Parchéologue; tache admirable dans Vensemble et dans les détails, puisque Mérimée sauve une partie de notre patrimoine artistique et que Vantiquaire inspire a l’éeri- vain ses ceuvres immortelles. Quel réle administratif joue-t-il entre 1834 et 1853? Ce role est capital, mais il apparait confusément. Car, pendant cette période d’organisation laborieuse que Gut- zot préside & partir de 18333, les comités se succédent, 1. Sur la création de cette charge, cf. Montalembert, Mélanges dart et de littérature. Paris, Lecoffre, in-8°, 1861, p. 211. — P. Léon, our, cilé, p. 5d. 2 Et non 1860, comme le dit M. Léon, ouvr. cite, p. 85. 3. Elapes principales : 31 décembre 1833 (projet de création d’une cominission chargée de diriger la publication des matériaux inédits de Vhistoire de France). — 18 juillet 1834 (cette commission est instituée) — 23 juillet 1834 (enquéte auprés des sociétés savantes). — 27 novembre 1834 (rapport sur limportance des arts — projet de création d’un Sous- Comité des Arts). Cf. Charmes, le Comité des travaux historiques et sctenttfiques. Paris, Impr. nat., 1886, 3 vol. in-4°, t. II, p. 12; Bulletin du Comité historique des Arts et Monuments, t. 1, p. 3; Hatrait des proces- verbaux des séances du Comité historique des Monuments écrits... impr. nat., in-8°, 1850, p. v1. — 10 janvier 1835: création d’un second comité (dou- blant la commission créée te 18 juillet 1834) et subdivision en deux sous- comités, Cf, Charmes, /bid., t. TT, p- 17-28. Ce comité comprend huit membres, dont Mérimée (baptisé Pierre), Ct. Coflection des documents inédits sur histoire de France, in-4°, ROLE ADMINISTRATIF DE MERIMEE 3 se dédoublent, s’enchevétrent, se fondent lun dans Vautre!. Il ne semble pas que Mérimée joue un réle ad- ministratif avant 18352; c’est le 10 janvier de cette année qu il entre au Comité créé par Guizot pour « les re- cherches et les publications des monuments inédits de la littérature, de la philosophie, des sciences et des arts ». Dans la séance du 18 janvier, on décide que Mérimée, Cousin et Sainte-Beuve formeront le premier sous-co- mité (Guizot ayant divisé le Comité en deux sous-comi- tés) et quils rédigeront un projet instructions pour les correspondants de province, « relativement a la philoso- phie, aux sciences et aux lettres? ». Le 25 janvier, Méri- mée écrit & son ami Requien : « Autre embétement M. Guizot m’a nommé membre d’une commission char- gée de diriger les travaux historiques en ce qui concerne Vhistoire de la philosophie, la littérature, les sciences et les arts. M. Guizot, 4 la premiere séance, nous dit que nous devions faire un catalogue de fous les monuments 1835, p. 43-44. — Rapports au ministre sur la Collection des documents inédits sur Uhistoure de France, in-4°, 1874, p. 5. — Bulletin du Comité historique, t. 1, p. 5. — Delécluze, Souvenirs de soirante années. Paris, M. Lévy, in-12, 1862, p. 49%. — Journal des Artistes, t. XVII, p. 77. — Léon, ower. cité, p. 55. 1. Cf. les ouvrages de premiére main : Bulletin du Comité historique des Arts et Monuments. Pavis, Dupont, 8 vol. in-8° (1840-1851). — Co/- lection de documents inédits sur Uhistoire de France. Paris, Impr. Royale, in-4°, 1835. — Rapports au ministre sur la Collection des documents iné- dits de Uhistoire de France. Paris, Impr. nationale, in-4°, 1874 (cf. rap- ports officiels de Guizot, Watteville, Renier...).— Le Comité des Tra- vaux historiques et scientifiques, par X. Charmes. Paris, Impr. natio- nale, 3 vol. in-4°, 1886. — Journal des Artistes... De bons ouvrages mo- dernes, comme celui de M. Léon, renferment & cet égard des erreurs nombreuses. 2. Erreurs de M. Halphen, qui fait entrer Mérimée au Comité du 18 juillet 1834 et renyoie faussement a la page 13 du tome If (note) du livre de X. Charmes ((’Histoire en France depuis cent ans. Paris, Colin, in-16, 1914, p. 60) et de M. Rosenthal qui confond, en 1831, le pére et le fils (Du romantisme au réalisme. Pavis, Laurens, in-8°, 1914, p. 5). 3. Extrait des procés-verbaux des séances du Comité historique des Arts et Monuments, 1850, t. Il, p. 16. — Le rapport est lu par Sainte- Beuve le 29 mars 1835 et adopté ([bid., p. 17). 4 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 de la France actuellement existants. Je me réeriais ; 11 me dit : « Figurez-vous que ni le temps ni l’argent ne vous « manqueront. » Je fus réduit au silence, et mon voisin, homme au pis, m’écrivit sur un morceau de papier : « Le « temps? Il ne sera pas ministre dans trois mois. L’argent? « Il n’a plus un sou des cent vingt mille francs votés « pour 1835. » En attendant, nous nous réunissons tré- quemment pour blaguer. Ce ne serait rien, mais il faut faire de menus rapports, etc...; c'est & mourir!. » Le 11 février, il donne a Jaubert de Passa des détails inté- ressants sur le Comité qui rédige, selon lui, des instruc- tions « trop longues » et forme une « drole de réunion », dont Guizot est le président, Cousin le vice-président et dont il est membre avec A. Leprévost, Ch. Lenormant, V. Hugo, Sainte-Beuve, Lenoir, Didron, Vitet. « Vous dire quels bavards nous faisons est impossible. Le Victor Hugo nous fait de la poésie sur tout, et M. Cousin des dis- cours de deux heures auxquels je ne comprends rien®. » Si Mérimée « bavarde » peu, il travaille. A peine re- venu de sa tournée d’inspection en Bretagne®, il est chargé de rédiger, avec Lenoir et Leprévost, les instructions du Comité historique, pour guider les recherches des cor- respondants provinciaux. Dans cette ceuvre, que Guizot juge « considérable* », Mérimée se charge « de l’archi- tecture militaire de toutes les époques, en y comprenant 1, Revue de Paris, 15 mai 1898, p. 233. Double erreur de M. Léon qui date cette lettre da 25 juin 1835 et la rapporte a la premiére séance du comité créé le 18 décembre 1837 (or la lettre est de 1835). Cf. ouer. cité, p. 56. Mérimée n’aime pas Guizot, mais il lui rend justice (Quelques Correspondants de Mr. et Mrs. Childe... London, Clay and Sons, 1912, in-i2, p. 238). — Dans la lettre 4 Requien, Mévimée annonce que le Co- mité va faire un Manuel paléographique. 2. Revue d'histoire littéraire de la France, janvier-mars 1922, p. 20. — L’édition de ces mémes lettres, tronquées, par le Correspondant (10 mai 1898), peul étre désormais négligée. 3. Collection des documents relatifs & Uhistoire de France, 1835, Diese (allusion de Guizot). 4, [bid., p, 25 (2 décembre 1835), ROLE ADMINISTRATIF DE MERIMEE 5 les routes qui, dans Vorigine, sont toutes militaires! ». Il n’interrompt pas, pour autant, ses tournées d’inspec- tion. En 1836 et en 1837, Vorganisation du service des Mo- numents historiques continue au milieu d’inévitables ta- tonnements*. Le 29 septembre 18373, le comte de Mon- talivet crée la Commission des Monuments historiques ; Mérimée en est le secrétaire4, et, a ce titre, il adresse au ministre un rapport ot il préche habilement pour son saint. Les fonds viennent d’étre augmentés; qu'on donne vite plus d’importance et de garanties aux recherches de M. l’Inspecteur général®! Aussi bien la Commission va- t-elle procéder a Vindispensable classement des monu- ments dignes d’intérét : déja elle besogne ferme. Quinze mois plus tard, Salvandy’ érige le Sous-Co- mité des Arts, que Guizot avait fondé le 10 janvier 1835, en Comité des Arts et Monuments®, et, dans le rapport du 1. Charmes, /e Comité des Travaux historiques et scientifiques, \. II, p. 48. — L. Renier, Rapports au ministre sur la Collection des docu- ments tnédits de Uhistoire de France. Impr. nationale, in-8°, 1874, p. 149. — Les autres parties sont rédigées par A. Lenoir, Leprévost, Boltée de Toulmont et Lenormant. 2. Grace aux décrets et circulaires de Montalivet, Cousin, Salvandy, Vaulabelle et Falloux. Cf. en particulier les circulaires des 15 mai, 10 aowtt, 18 décembre 1837 (Charmes, /did., p. 142; Léon, ower, cite, p. 63). Mais si les noms changent, les principes demeurent (cf. Rap- ports au ministre sur la Collection des documents..., p. 6): 3. Et non le 26 novembre 1837, comme le dit M. Gout, Viollet-le-Duc. Paris, Champion, in-8°, 1914, p. 42. 4. Montalembert, Mélanges d'art et de littérature, 1861, p. 212-2138. — Journal des Artistes, t. XXII, p. 172. — Gout, ouvr. cité, p. 42. — Léon, ouvr. cité, p. 115 (oublie Vitet parmi les membres de cette commis- sion). 5, Rapport du 29 septembre 1837 (Léon, ouvr. cite, p. 61). 6. Dot les circulaires aux préfets et aux correspondants (Léon, our. cité, p. 61-62), 7. Ministre de l’Instruction publique. 8. Montalembert, ower. cité, p. 213. — Charmes, ower. cité, t. I, p. 60-61. — Watteville, Rapports au ministre sur la Collection des docu- ments,.., p. 6. — Léon, ower. euté, p. 59. 6 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 18 décembre 1837, définit sa tache : il s’agit a la fois de publier des documents inédits relatifs a Vsiseoite com- plete de Part en France, et de sauver les monuments qui menacent ruine!. Le nouveau Comité se met au travail avec ardeur, mais l’@uvre lui parait si complexe qu'tl se subdivise en cing petits comités?. Mérimée fail partie du quabrieme , qui se charge « des arts et des monu- ments®. » Plus tard, et a différentes reprises, i] dit Pac- tivité prodigieuse de ce Comité aux cing ramifications, montre comment les monuments sont définis, classés, restaurés par lui4, le défend lorsque son existence est menacée®, analyse son mécanisme, prouve que sa tache, a lui, inspeeteur, seconde journellement le bel effort de cette Commission qui se heurte aux difficultés les plus graves. Pendant deux ans et demi, l’ceuvre se poursuit. Gas- parin, Salvandy, Villemain coordonnent les travaux des comilés et orientent les recherches des correspon- dants’. Mérimée qui, a partir de 1839, est membre rési- dant du Comité fondé le 18 décembre 18378. rédige avec quelques collegues des instructions nouvelles pour les correspondants de province. En 1839, il s’oecupe de 1. Bulletin du Comité..., t. I, p. 55. 2. Sur leurs attributions et leur role, ef. Charmes, ouvr. cileé. p- 6l- 65. Chaque comité a douze ou quinze membres. 3. Charmes, cbid., t. If, p. 120. Annuaire des Artistes et des Amateurs. Paris, Renouard, in-8°. 1861, p- 178. — Du Sommerard, /es Monuments historiques de France & (Ex- position universelle de Vienne. Impr. nationale, in-4°, 1876, p. 7-8. 5. Chambon, Notes... p. 261-264 (le rapport, signé par Vitet, a été rédigé par Mérimée), — P. 260 (autres rapports). 6. Rapport du 8 juin 1849, 7. Circulaires des 5 aodt 1838, 26 février et 11 mai 1839, & mai et 30 aott 1840... (Bulletin du Comité..., t. 1, p. 37). — Charmes, le Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1886, p. 196. — Tbid. 3 vol., t. If, p. 65, 97. — Léon, ower. cité, p- 56, 118. 8. Bulletin du Comiteé.. dants. , édit. en ,t. I, p. 6. — Il y a vingt-six membres rési- ROLE ADMINISTRATIF DE MERIMEE v | J celles qui concernent « les voies et les camps! », et, au mois de mars, paraissent les /nstructions du Comité his- torique des Arts et Monuments. Architecture gallo-ro- maine et Architecture du moyen age, par MM. Mérimée, A. Lenoir, A. Leprévost et Lenormant®. Le 11 avril dela méme année, Mérimée engage une discussion assez vive 8 avee Ph. Le Bas au sujet @un Recueil des inscriptions ro- maines de la Gaule, qwil projette de publier lui-méme?. Enfin il aide la Commission des Monuments historiques ase libérer du Conseil géneral des Monuments civils et a devenir autonome‘. Toutefois, la subdivision en cing comités géne le tra- vail de la Commission. V. Cousin fond alors les comités en un seul, auquel le décret du 50 aout 1840 donne le titre de Comité pour la publication des documents écrits de Vhistoire de France?; en méme temps, il décide que ce Comité publiera un Bulletin. Mérimée entre au Co- mité, dont la mission, dira-t-il, « est d’encourager et de favoriser les études archéologiques, et non d’en prendre a son profit le monopole® ». Quant au Bulletin du Comite historique des Arts et Monuments, il commence a paraitre en 1840, sous le patronage du ministere de P’Instruction publique. Précieux bulletin, dont Vimportance n’a pas 1. Charmes, ougr. cité, t. II, p. 96. 2. Ibid., t. Il, p. 3, 61. Titre inexact dans la Bibliographie... de Spoelberch de Loyenjoul (Filon, Mérimée et ses amis, p. 387), rectifié par Vicaire, Manwel de amateur de livres du XIX siécle, t. V, col. 716- AA 3. Bulletin archéologique publié par le Comité historique... Paris, Du- pont, in-8°, t. I, p. 87. — Lvtrart des procés-verbaur des séances du Co- mité historique... Impr. nat., in-8°, 1850, p. 15. — Halphen, ouvr. ecteé, p. 60 (développement trés confas). 4, Léon, ouvr. cité, p. 118. 5. Montalembert, ouvr. cité, p. 213. — Charmes, ouer. cité, Il, p. 97. On garde, en Visolant, le Comité des Arts (Hatraits des proces-ver- baux..., Pp» VI-VIIt). 6, Rapport du 17 juin 1848 (Bulletin archéologique..., \. IV, p. 568). Cf. Montalembert, ouvr. cité, p. 298-299. — Gout, ourr. cité, p. 89,n. 1. 8 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 été soulignée! De 1840 a 1851, il donne les comptes-ren- dus des séances du Comité. Certes, la matiére est aride, mais il est curieux, et amusant parfois, de voir aux prises Montalembert et V. Hugo, Vitet et Lenormant, La- borde et Didron! : discussions, projets, rapports, ana- lyses des études envoyées par les correspondants provin- ciaux, résumés ou lectures de mémoires, tout permet de saisir sur le vil le travail quotidien du célebre Comite. Particuliérement, on admire le zeéle infatigable deéploye par Mérimée®, qui ne se dérobe jamais. Tout yeux, tout oreilles, il va droit au but. Rapide, net, précis, i] passe avec aisance dun sujet a un autre, analyse, rectifie, écarte, distribue la louange et le blame, se charge d’in- nombrables rapports, discute une inscription, un pro- cédé technique, promene ses auditeurs de Corfou a la Sainte-Chapelle, de Vhétel de Sens a Vamphithéatre VArles... Quelle mobilite, quelle intelligence, quelle vie sous Varidité des mots! Qu il s’agisse de Chartres ou du Puy, de Bourges ou d’Autun, chacune de ses interven- tions fait surgir la vieille France, et les procés-verbaux résonnent de son nom. En 1846, le Comité tient douze séances; Mérimée intervient treize fois®. Ah! si, dans son activité scrupuleuse, il avait la verve, la sensi- bilité, Venthousiasme de Diderot, on oserait le com- parer au mervetlleux critique d'art, dont il a, du moins, le don dubiquité, on oserait dire quwil anima des séances capitales pour le salut de nos monuments. 1. Cf. en particulier les remarquables interventions de Hugo, quia des connaissances archéologiques trés sérieuses et peut discuter a fond avec les hommes du métier. 2. Tout compte fait — et il est incomplet — Mérimée intervient 16% fois, rédige pour le Comité 75 rapports, 10 instructions, plusieurs circulaires (surtout en 1848), fait 4 communications sur un recueil d’ins- criptions (cf. O. Teissier, Table générale du Bulletin du Comité..., 1873, in-8°, p. 178). 3. Pour le détai! des interventions, ef. APPENDICE. PikcES JUSTIFICA- TIVES w° 1, ROLE ADMINISTRATIF DE MERIMEE 9 La flamme, chez lui, est toujours sous la cendre, mais elle existe. Aussi, de 1841 a 1848, ses collegues mettent son dé- vouement et sa science Vantiquaire a contribution. Membre résidant du Comecté historique des Arts et Monu- ments, membre de la Commission des Correspondants', il dirige | organisation meéthodique du service des Monu- ments historiques et établit les liaisons indispensables entre le Comité et la province?. Le 17 janvier 1841, il est nomme membre de la commission chargée d’étudier les fresques de Saint-Savin : c’est lui qui écrira le rapport et se chargera de la publication. De plus, il promet, dans la méme séance, de rédiger la partie militaire de l’ar- chéologie frangaise et de donner les détails nécessaires sur les chateaux, les murs de fortification, les voies ro- maines, les camps’... Plus il avance, plus la tache se complique. Le 19 jan- vier 1842, Mérimée est nommé membre de la commission chargée de restaurer la cathédrale de Tournai’. La méme année, il entre au Conseil des Bdatiments civils®. Ses et- forts, comme les efforts de tous ses collegues, s’épar- pillent; dés le 24 novembre 1842", Mérimée réclame une direction unique pour les services qui senchevétrent. Cette méme année, il pousse avee ardeur ses travaux sur Varchitecture militaire et sur Saint-Savin’. 1. Ct, Bulletin du Comite..., 1. IT, p. 888, 398 t. TIT, p. 15 t. LY; p..8o. 2. Cf. Léon, ower. cité, p. 64-68 (classements — expropriations — res- taurations). Mérimée réclame en yain (15 octobre 1840) la fusion du ser- vice des Monuments historiques et du service des Hdifices dtocésains ([bid., p. 124-125, n. 3). 3. Bulletin du Comité..., t. I, 2° vol., 17 janvier 1841. 4, Ibid., p. 30. 5. Ibid., t. I], p. 156, 9 mars 1842. Vitet lui est adjoint. Sur la crise que va trayerser cet organisme, cf. Léon, ower, cite, p. 120-121. 6. Notes, circulaires et rapports sur le service de la conservation des Monuments historiques. Impr. impériale, 1862, p. 70, et Du Sommerard, ouvr. cité, p. 342. 7. Cf. Bulletin du Comité..., t. If, p. 161, 163 (sur Saint-Savin) et 393, Cf. X, Charmes, ougr. cité, t. II, p. 111 et 126. 10 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 * + La révolution de 1848 rend sa tache plus lourde. Ah! sans doute la jeune République est « athénienne », mais elle est exigeante ; elle maintient les deux comités de 1840!, erée, le 7 mars 1848, la Commission des Kdi- fices religieux, ol. entre Mérimée*, demande a celui-ct Vinnombrables rapports sur les sujets les plus varies, depuis les objets dart de la duchesse d’Orléans jusqua Vembauche des ouvriers*... Ingratitude! en avril 1849 on supprime le poste d’inspecteur général. Mérimée re- mue ciel et terre, intercede auprés de Ledru-Rollin, qui lui rend la place. En mai, nouvelle alerte! On veut sup- primer la Commission des Monuments historiques. Méri- mée se prodigue, rédige des ariines que d'autres signent ; bref, on supprime des bureaux, mais la Commission est sauvéc’, Et, de 1849 a 1853, l’écrasant labeur reprend; les réparations ont subi un temps d’arrét. En 1850, Me- rimée réorganise, multiplie les instructions et les rap- ports, réclame des simplifications administratives, s’éleve contre les empiétements du ministere de la Guerre et les méprises des architectes officiels?, demande de l’argent?. 1. Evtraits des procés-verbaux des séances du Comité historique des Monuments écrits.,., 1850, p. vI-vul. 2. Léon, ouvr. cité, p. 124. 3. Cf. rapports des 27 et 28 février (Chambon, WNotes..., p. 242-244, — Du Sommevard, ouvr. cité, p- 7-8). — 5, 12, 30 mars et 22 avril (Cons- titutionnel). — 15 avril (Revue archéologique, 5° année, p. 13-18). — 15 mai (Reeue des Deux Mondes, t. XXII, p. 634-645 : sur Venseigne- ment des beaux-arls). — 25 mai (Chambon, Notes..., p. 247-248), — 17 juin (Bulletin archéologique publié par le Comité historique..., qua- triéme vol., p. 568). — 15 octobre (Revue archéologique, 5° année, p- 4380- 431), etc. if ‘hi ; r Or 9R. 0 . t. Chambon, Noles..., p. 259-263. Le service des Monuments histo- riques cotite alors 12,800 franes, dont 8,000 franes sont alloués & Mérimée. 5. Formés par I’Eeole des Beaux-Arts, dont il attaque Venseignement, comme Stendhal en 1828 (Promenades dans Rome. Paris, Lévy, 2 vol. in-12, 1858, t. TI, p. 282). 6, Instructions pour E. Anger, rapport sur les restaurations, demande ROLE ADMINISTRATIF DE MERIMEE {lb En 1851, il s’oceupe des attributions des commissions et de lenseignement Vista, qu'il voudrait réformer!; le 17 novembre, il est nommé membre de la commission chargée de publier les inventaires de Charles V et de Charles VI?. En 1852, son activité ne fléchit pas3. Le [°' janvier 1853, il trace un vaste plan de restaurations, déplore le vandalisme qui sévit de plus belle, redemande de argent, encore et toujours #... Ainsi, malgré dinévi- tables a-coups, le nouveau régime n’entrave pas oeuvre de restauration; il lui donne, au contraire, de lessor. Dans les quatre articles que Mérimée publie en mars et en avril 1848 avee Laborde dans le Constitutionnel, on entrevoit, en effet, une République favorable aux arts. « Michel-Ange et Raphaél ont fleuri sous des souve- rains absolus, déclarent les deux critiques; mais Phidias et Zeuxis étaient citoyens d'une République. » Au reste, «la République, mieux que tout autre forme de gouver- nement, sollicite la variété des types », et elle doit appe- ler a elle les hommes capables de régénérer les arts, de- puts larchitecture jusqu’a la numismatique : les effigies mémes de ses pieces de monnaic serviront a sa « propa- eande pacifique® ». « Supposons la France, ou la Répu- blique, ou la Liberté, c’est tout un! » s’écrient Mérimée d’unité de direction (rattachement des Tuileries ct de Fontainebleau a l'Intérieur, des manufactures royales aux Beaux-Arts...). Cf. Mémoires de UInstitut impérial de France, Académie des Inscriptions, t. XVII, p. 138-145. — Du Sommerard, ourr. cité, p. 361-367. — Léon, ower. cilc, p- 122. 1. Chambon, Notes..., p. 287. 2. Bulletin du Comité..., t. 1V, p. 4. 3. Bulletin du Comité de la langue, de histoire et des arts de la France. Impr. impériale, in-8°, 1854, t. I, p. 34-35 (sur lestampage). — Bulletin du Comité..., t. IV, p. 16-17. 4. Moniteur universel, 1°" janvier 1853, p. 2-3. 5. 5, 12, 30 mars et 22 avril (le dernier rapport est daté du 2 avril). Un cinquiéme article, annonces, na pas paru. L’emphase du ton trahil souvent Laborde. 6. Ibid., 12 mars. ey, PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 et Laborde!. Des lecons d’Athenes et du Moyen Age, qu’ils ne cessent de préconiser, ils descendent a un programme démocratique tres élargi, puisque ce programme em- brasse la construction d’une nécropole, dun Palais de VIndustrie, de halles, de deux cirques pour les fétes po- pulaires, de marchés, de bains gratuits, de créches, de salles d’asile, d’écoles, de chaulfoirs pour ouvriers®... Ainsi le peuple aura sa part des jouissances de l'art. « La France républicaine n’abjure ni sa religion ni son res-~ pect pour les arts, écrit Mérimée le 15 avril 1848. Son gouvernement a proclamé lexistence des ouvriers par le travail’... » Non seulement les ouvriers y gagnent, mais les artistes, et Mérimée peut écrire ces belles pa- roles, qui font honneur a lécrivain et a la République : « Les artistes demandent a la République plus qu'elle ne peut et plus qu'elle ne doit leur donner. Ces prétentions sont naturelles aprés une révolution comme la notre. Re- venu de son étonnement, chacun s’imagine d’abord que la révolution s’est faite pour lui. Si, comme je l’espere, elle s'est faite pour le bien général, il faudra lut pardon- 8 ner quelques malheurs particuliers. Une monarchie ac- corde des faveurs, une république n’en donne point. Sa premiere vertu est la justice. Elle honore le talent : la médioerité n’a rien a prétendre delle‘. » Toutefois, les rapports que Mérimée signe en 1849, 1850 et 1851 ne portent presque plus trace de ses préoecupations démo- cratiques®. L’alerte est passée, Mérimée a satisfait aux exigences du nouveau régime; désormais, il est tout en- 1. Moniteur universe/, 30 mars. DD otds., 22 ayn. 3. Revue archéologique, 5° année, p. 18 (restauration de la cathédrale de Laon). &. Gf. De Venseignement des beaux-arts (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1848. Cf. Mélanges historiques et littéraires. Paris, Calmann-Lévy, in-12, s. d.. p. 322), : 5. Is se référent presque tous aux restaurations (cf. le rapport du 3 mai 1850 dans Du Sommerard, our. cité, p- 140) ROLE ADMINISTRATIF DE MERIMEE 13 tier a ses restaurations archéologiques. D’ailleurs, la se- conde République a une existence trop courte pour qu'il pulsse réaliser son programme. Survient le coup dVEtat : Empire remplace la Répu- blique. Cing mois environ apres le mariage impérial, Mé- rimée est nommeé sénateur!. Aussit6t, refusant le cumul, il abandonne la charge d’inspecteur des monuments his- toriques, qui passe aux mains des architectes, puis aux mains de Beeswillwald?. Toutefois, il reste membre du Comité des Travaux historiques et de la Commission des Monuments historiques’. En 1853, il est nommé membre du jury d’architecture4; jusqu’en 1870, il ne cessera de s‘intéresser aux questions archéologiques et sa carriére > dantiquaire ne se terminera qu’a sa mort. Pour apprécier son role d’inspecteur, il faut remar- quer que, de 1834 a 1853, les Monuments historiques ne forment pas un département séparé et réguli¢rement constitué. Ils relevent de plusieurs ministéres, c’est-a- dire que, en fait, ils ne relevent d’aucun. Organe a demi indépendant, il souffre de cette situation mal définie. L’Etat, qui ne le reconnait point ofliciellement, le laisse en marge; le personnel n’a aucune garantie, les crédits sont aléatoires, l’incohérence regne dans les services qui s'ignorent et se jalousent. Mais ces inconvénients sont compensés par des avantages sérieux : les rouages admi- nistratifs sont simplifiés, les complications bureaucra- 1. Décret dans le Moniteur universel du 23 juin 1853. 2. Cf. De Caumont, Bulletin monumental, 4° série, t. XXXVI, 1870, p- 673-675. — Chambon, Notes..., p. 320. Les deux derniers rapports ofli- ciels de Mérimée semblent étre ceux du 18 décembre 1852 et du 10 fé- vrier 1853. 3. Cf. Chambon, Notes..., p. 320, n. 2. — Le Bulletin du Comité... cesse de paraitre au début de 1852. 4, Archives nationales, O° 48, n° 94. 14 PROSPER MERIMEF DE 1834 a 1853 Liques réduites, et Mérimeée sen applaudit. « Je crains pour Part tout ce qui ressemble une organisation admi- nistrative, dira-t-il... Pourquoi? Parce que « la routine » en est « la conséquence presque inévitable!. » Tout se regle done en petit comité. La Commission des Monu- ments historiques comprend une dizaine de membres. Vite réunie, elle discute vite, décide vite. Ainsi une in- fluence personnelle peut s'exercer directement sur ce groupe, et celle de Mérimée n’y manque point. petit On reproche aujourd’ hui & Mérimée de n’avoir pas été un archeologue de métier. En 1840, ce reproche ett été sans portée; car Mérimée a le prestige dun grand écri- vain; il est connu, admire, fété, un peu craint, et son nom tut ouvre toutes les portes. Ila de la volonté, de Ven- tregent et il use avec une habileté supréme de ses rela- tions dans le monde politique. Jadis il réva de diploma- tie, et il conserve les souples qualités quexige le métier. Aidé par des amis fervents, Mérimée, dans son indépen- dance a la fois autoritaire et conciliante, a plus fait pour la cause des arts que beaucoup de savantes commissions hiérarchiquement superposées. Mais, tout se traitant de vive voix ou par lettre, il en résulte que les archives sont incompletes, les dossiers embryonnaires*, les rapports dispersés. Peu importe, si la jeune eloire de Colomba et de Carmen fut salutaire aux plus beaux monuments de la France! 1. Cf. Chambon, Notes..., p. 336. 2. Je n’ai pu retrouver celui de Mérimée ni a la Direction des Monu- ments hisioriques ni aux Archives nationales. CHAPITRE IL LES MOYENS MATERIELS DE RESTAURATION Comment Mérimée reléve-t-il tant de ruines désolantes qui, sous la Monarchie de Juillet, couvrent le sol de la patrie? Par la faute du temps et des hommes, par la faute surtout — 6 ironie des mots! — de la Restauration’, ces ruines sont innombrables. Faut-il ajouter qu’au xvin® siécle et au début du xrx®, on avait eu tellement le golt des ruines qu’on en avait créé pour le plaisir des yeux et pour le besoin nostalgique des Ames*; que nul, par conséquent, n’avait songé a relever ce qui olfrait le charme ou la mélancolie des choses finissantes?? Mais voici que, apres avoir eu le gout des ruines — méme des ruines artificielles — on a celui de les restaurer. Entre 1. Cf. Montalembert, qu’on ne saurait accuser de tendresse pour les vé- volutionnaires de 1789; il reconnait loyalement que la Révolution a fait moins de ravages que le pouvoir monarchique et le clergé sous la Res- tauration (Du vandalisme en Irance. Revue des Dewr Mondes, 1°" mars 1833; reproduit dans Mélanges dart et de liltérature. Pavis, Lecoffre, in-8°, 1861, p. 17-19, 22, 25, 26-27). Ministres, prétres, municipalités, voila les vrais coupables (/é1d., p. 27). — Cf. W. Ritter, Mérimée et Viollet-le-Duc (Semaine littéraire. Geneve, 21 mai 1927, p. 242). — A. Hallays, Mérimée et Viollet-le-Duc (Journal des Débats, 12 juin 1927). 2. Cf. Montalembert, /id., p. 227. Le xvii siecle était passé maitre dans cet art : Rousseau finissant ses jours & Ermenonville est presque un symbole. Cf. Mornet, /e Romantisme en France au XVIIE siécle, Ha- chette, in-12, 1912, p. 29-50. 3. Chateaubriand fut pour beaucoup dans cette mode. 16 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 1820 et 1835', des voix éloquentes s’élévent en faveur de nos vieux monuments, jettent le cri d’alarme®, et ce eri éveille des échos dans la presse? : le vandalisme est dé- noncé, il reste a le combattre. C’est Pceuvre qu’avait amoreée Vitet entre 1830 et 1834 et que Mérimée mene a bonne fin de 1834 a 1853. x x Car, a son tour, Mérimée s’émeut devant les ruines ; mais son émotion n’est plus une émotion purement es- thétique; elle est, si Von peut dire, intéressée dans le bon sens du mot, elle tend a sauver le patrimoine national au lieu d’admirer les ruines en tant que ruines. Toutetois, il est inexact de prétendre que Mérimée est insensible de- vant ces ruines4. L’ceuvre qu il entreprend n’est pas celle Wun érudit que la beauté laisse froid; sil la réalise len- tement, au prix de difficultés incroyables et d’efforts par- 1.11 ne faut pas oublier, auparayaut, le noble effort de la Convention et les remarquables rapports de H. Grégoire (ans II et III). 2. Principales étapes : 1820. Voyages pittoresques et romantiques dans Vancienne France, par Nodier, Taylor et Cailleux. — 1823. La Bande nowe de Hugo (Odes et ballades. Paris, Charpentier, 1841, in-12, p. 56) — 1825. Note sur la destruction des monuments en France, publiée dans un recueil du jour de lan, par Hugo. — 1830. Premiers rapports de Vitet, inspecteur général des monuments historiques. — ,1831. Epi- sode dun voyage en Normandie pendant (été 1831 (Rouen, Cagniard, 1906. Contient une lettre importante adressée a Vitet le 20 octobre 1831), par Didron, — 1832. Guerre aux démolisseurs! par Hugo (Revue des Deux Mondes, 1°" mars 1833; reproduit dans Littérature et philoso- phie mélées. Paris, Hetzel, in-8°, 1882, p. 317-322), — 1833. Du vanda- lisme en Wrance. Lettre & M, V. Hugo, par Montalembert (Revue des Deux Mondes, \** mars 1833; reproduit dans Mélanges d'art et de litté- rature, p. 7-77. L’article se termine par le cri, qui fait écho & celui de Hugo : « Expulsons les Barbares! » (p. 77). 3, Cf., par exemple, le Constitutionne/l, 17 octobre 1832. Dégradation du Palais des Tuileries; regrattage (anonyme), Le Constitutionnel, s’éleyvant contre Vignorance et la barbarie, s’en prend directement au roi et a PAcadémie des Beaux-Arts. 4. De bons critiques Vont fait & la légére, par exemple M. P. Léon (ef. ouvr. cité, p. 53) } LES MOYENS MATERIELS DE RESTAURATION 17 fois désespérés, c’est qu il lui a voué son cur en méme temps que son intelligence et que d’abord, ayant la foi, ila été ému. A Solesmes, a Vitré, 4 Dinan, a Nantes, il « ne peut se lasser d’admirer », il s’émerveille, il « de- mande grace » pour une vieille porte, pour une construc- tion charmante qui semble lui parler « une langue nou- velle »!. Devant le pont du Gard, il éprouve « iaielinies minutes admiration muette », puis il est « comme hon- teux » de cette « admiration involontaire »?. Bienfaisante émotion! Si lon enseigne le moyen ige, dit-il, que ce soit avec es Autour de Semi il s’apitoie sur les ruines et déplore de n’avoir pas léloquence de Montalembert pour « faire fondre en larmes* » Vitet. Lui-méme a-t-il done pleuré? « Tous les monuments de la Vienne, écrit-il a Grille de Beuzelin, semblent s’étre donné le mot pour tomber ou menacer ruine en ma pré- sence »”, et il court de lun al’autrve comme un pere dou- loureusement partagé entre ses enfants malades. Le len- demain, il exhale les mémes plaintes auprés de Vitet® ; quinze jours plus tard, il se lamente aupres de Lenor- mant : «Je suis dans un pays désespérant’... »; les mots admirables, beaux, charmants se pressent sous sa plume. Quoi done! ce charme, cette beauté vont mourir? La pierre se décompose, il veut la guérir, il en réfere a Académie des Sciences®. Pauvres églises mutilées, avec quel soin pieux cet incrédule vous observe et vous soigne! Et toi, pont du Gard, tu lui arraches un rapport ¢ou- 1. Cf. Notes d'un voyage dans Ouest de la France, Paris, Fournier, in-8°, 1836, p. 65, 85, 96, 305-306... 2. Cf. Notes dun voyage dans le Midi de la France. Paris, Fournier, in-8°, 1837, p. 317. 3. Cf. le Constitutionnel, 22 avril 1848, p. 3-4. 4, Rapport sur Cunault, 10 juillet 1840 (cf. Chambon, Notes..., p. 137). 5. Lettre de Poitiers, 13 juillet 1840 (cf, Ibid., p. 137), 6: Ch. fbid., p. 139. 7. Ct. Ibid., p. 144. 8. Cf. /bid., p. 143 (a propos de Véglise dAirvault). Ill 18 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 chant : a contempler tes ruines qui penchent sur la ri- viere, il est fort triste!. Sa colere contre les méfaits du temps et des hommes n’est-elle pas l’expression violente et spontanée dune admiration qui jamais ne transige? Parfois il éprouve de grandes joies et il les laisse écla- ter. Voyez-le travailler avec fievre dans la eathédrale du Puy, aidé par l’architecte Mallay. I gratte un affreux ba- digeon et tout a coup — 6 merveille! —- « une téte de femme d'une rare beauté apparait ». Mérimée redouble Wefforts; en trois heures, son compagnon et lui re- mettent au jour une vaste composition de dix figures. Quelle surprise! Les deux hommes s’arment de racloirs en bois, sondent a droite, a gauche: une téte se dessine, un lézard, des draperies, Peu a peu, les fragments de la iégende se soudent, le sujet devient « parfaitement intel- ligible ». Et voici que, tout a coup, « quatre jeunes femmes magnifiguement parées » sourient aux décou- vreurs. L’émotion de Mérimée se trahit a chaque ligne du pathétique récit; ces tétes « toutes francaises, parfaite- ment gracieuses, mais un peu maniérées... sont, pour parler comme Amyot et Brant6me, poupines ef mignardes. C’était, jimagine, des beautés de ce genre qui ravis- saient les gentilshommes de la cour de Louis XII et de Francois [*" ». Ainsi ta fresque des Arts libéraux vient de revoir le jour, et Mérimée frémit d’avoir retrouvé cette ceuvre capitale d'un maitre habile®. Comment, apres tant de déboires, ne serait-il pas heureux de connaitre enfin les joes de la découverte ? Hélas! pareilles joies sont rares, et la tristesse ’em- 1. Cf. fe Constitutionnel, p. 283 (lettre & Lenormant). 2. Ct. Lettre a M. le ministre de VIntérieur sur une peinture murale découverte dans la cathédrale du Puy (Haute-Loire), Le Puy, 27 sep- tembre 1850. L’original (6 pages in-4°) est aux Archives de la Commis- sion des Monuments historiques. La lettre a été publiée dans le Moni- teur universe’ du 18 octobre 1850 (sans titre), puis, avee quelques va- riantes, dans la Revue archéologique du 15 novembre 1850 (p. 510-514), Archives Photographiques FRESGUE DES ARTS LI BE RAUX “aia CGATHEDRALE DW Pity (d'apres une aquarelle de Merimee conservée a la Direction des Beaux-Arts) LES MOYENS MATERIELS DE RESTAURATION 19 porte. Chaque fois que Mérimée parle des outrages quont subis et que subissent les monuments, il s’écrie : Le sujet est triste!! Kt, si Vironie voile chez lui le senti- ment, qu’on ne s'y trompe pas, elle cache un chagrin vé- vitable. A Veeuvre done pour sauver Vhéritage de nos péres! Guerre aux déemolisseurs! a crié Hugo. Mérimée est @accord avec son illustre confrére; mais les dévelop- pements lyriques du grand poéte restent aussi plato- niques que les indignations oratoires de Montalembert et les descriptions pittoresques de Nodier. Il faut agir, et vite. Hugo et Montalembert le comprennent, qui entrent dans les commissions techniques et y travaillent ellica- cement*. Mérimée passe, lui aussi, de la parole aux actes et cherche, Wabord, a gagner les pouvoirs publics. Grace a une souple dialectique, il les persuade de Putilité des restaurations. Comme beaucoup d’hommes, méme ins- truits, vrestent indifférents a la beauté, il fait valoir les considérations pratiques, sans négliger lappel aux sen- timents. « Dans un moment ot les spéculations indus- trielles préoccupent les esprits, écril-il, on ose a peine plaider la cause des arts en présence de ce qu'on nomme aujourd hut les intéréts matériels. Mais, pour une nation comme la ndtre, la conservation des grands souvenirs, le respect des @uvres dart, nest-ce pas un devoir qu'elle ne doit jamais oublier?? » Puis il aflirme qu'un autre de- voir s'impose : entretenir le gott dans la nation‘; or, les restaurations développent le gout public?; voila la part du sentiment. Voici celle de Pintérét. Nos vieux monu- 1. Cf. Des monuments de la France (Moniteur universel, 1** janvier 1853, p. 3). 2. Cf. Bulletin du Comité historique..., passim. 3. Rapport du 15 mai 1846 (ef. Du Sommerard, les Monuments histo- riques de France & 0Eaposition universelle de Vienne, p. 358). 4. Des monuments de la France, p. 3. 5. Rapport du 17 juillet 1850 (cf. Du Sommerard, ouvr. cité, p. 361). Sur le rdle de Mérimée au point de vue budgétaire, ef. P. Léon, ouvr. ceité, p. 85-98. 20 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 ments sont encore utiles, et, si une coupable négligence les laisse tomber, il faudra les remplacer par d’autres, qui seront plus codteux!. D’ailleurs, les restaurations di- minuent le prix des matiéres premieres, occupent les ou- vriers dont le chémage, surtout aux époques troublées, est un danger social, stimulent leur intelligence et leur zele, augmentent le prix de la main-d’@uvre et perfec- tionnent les procédés industriels*. Telles sont les deux théses que Mérimée soutient dans ses rapports. Comment résister a cette argumentation ? En fait, on ne lui résiste pas, car Mérimée entraine tout le monde par son exemple. Si, en homme prudent, il a protesté contre l’immense programme de Guizot, bon gré mal gré il Vadopte et, ce qui est mieux, il l’applique®. Dresser, d’une facon impartiale, le classement des édi- fices, organiser les services techniques, répartir les fonds entre les monuments classés, suivre le travail des com- missions est une faible partie de sa tache*. L’inspecteur général ne s’en tient pas aux monuments et a lastatuaire ; il s’oceupe des bibhiotheques, des manuscrits, de l’épi- graphie, des inscriptions, des mosaiques, des archives, des bas-reliefs, des étoffes précieuses”... I] fait relever 1. Rapport du 1° janvier 1853 (Moniteur universel, p. 3). Cf. Léon, ouvr, cité, p. 86. 2. Cf. tous les rapports de 1848, les rapports du 17 juillet 1850 et du I janvier 1853 (Du Sommerard, ougr. cité, p. 361-367). — P. Léon, ouvr, cité, p. 85-90. 3. Cf. Léon, ower, cité, p. 55 et suiv. 4, Ct. rapports des 20 mai 1840 (Du Sommerard, ouvr. cite, p. 336- 341). — 24 novembre 1842 (/bid., p. 342-355), — 1848 (Annuaire des Ar- tistes et des Amateurs. Paris, Renouard, in-8°, 1861, p. 173-178). — 27 fé- vrier 1848 (Chambon, Notes..., p- 248). — 28 février (Du Sommerard, Tbid., p. 7-8). — Mars-ayril 1848 (quatre articles du Constitutionne!). — Juin 1848 (Chambon, /did., p- 248). — 8 juin 1849 (Jbid., p. 261). — Te" janvier 1853 (Moniteur universel). 5. Cf. Chambon, Notes..., p. 54, 56, 58, 61, 288-289 (rapports des 15 aout et 3 septembre 1834; lettre du 14 avril 1851). — Bulletin du Co- mité..., t. 1, p. 201-202 (nouvelle série); t. III, p. 157-160, 187, 201-202 (communications des 17 ayril, 22 et 29 mai 1844, 23 juillet 1849). — Meé- LES MOYENS MATERIELS DE RESTAURATION 21 des plans, dessine lui-méme, cherche sur place des archi- tectes, négocie avec les municipalités et les préfets, est en quéte de procédés techniques!... Bref, il n’est pas spectalisé®, et les spécialistes lui en font grief3. Mais, des la premiére heure, Mérimée, fils d’artistes, artiste lui-méme, habile au dessin, a l’aquarelle et a la peinture, doué d'une langue précise et d'une stire mé- moire, complete son éducation Varchéologue!. Il de- mande des conseils au fondateur de Parchéologie médié- vale, A. de Caumont?, étudie les ouvrages techniques in- dispensables", consulte les meilleurs antiquaires, met a profit Vérudition de ses amis, se fait accompagner par Jaubert de Passa dans le Roussillon, par Requien ou par Fauriel en Provence, par des antiquaires bretons a Saint- Brieuc, a Saint-Gildas, a Vannes’... Ainsi, dans chaque motres de UInstitut, t. XVUI, p. 178-179 (rapport du 16 mai 1851), — Journal général de UInstruction publique, \. VIII, p. 242 (rapport du 27 avril 1839).— Revue de Architecture et des travaux publics, t. VII, p. 113-118. — Revue archéologique, 1° partie, p. 250-253 (rapport de juillet 1844). — Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1852, p. 424 (rapport du 15 juillet 1852). 1. Cf. Reeue archéologique, t. I, p. 192 (rapport de juin 1846), — Bulletin du Comité de la langue, de Vhistotre et des arts en France, t. I, p- 34-35 (rapport du 29 novembre 1852). 2. Vitet ne Pétait pas davantage. 3. De Caumont qui, dailleurs, lui rend justice (Bulletin monumental, 4° série, t. XXXVI, p. 674-675, et t. XXII, p. 583). — P. Trabaud (Gazette des Beaux-Arts, 1879, t. Il, p. 24). — Léon, ower. cite, p. 52 (mais M. Léon étudie son réle en détail), En revanche, M. Enlart le dédaigne (Manuel darchéologie. Paris, Picard, 1919, t. I, p. UXXv, LXXXVII-xCII). 4. Cf. Hallays, Mérimée inspecteur des monuments historiques (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1911, p. 761). — Meérimée et Viollet-le-Duc (Débats, 12 juin 1927). 5. Lettre du 2 juillet 1834 (Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XI, p. 161-164). — Chambon, Notes..., p. 51-53. Les premiers essais de Caumont, qui remontent a 1824, ont initié Mérimée. 6. Lettre & Sharpe, 9 juillet 1834 (Mercure de France, 1" avril 1911, p. 468). — Notes d'un voyage dans (Ouest..., p. 143, 243. — Etudes sur les arts au Moyen Age, édit. Calmann-Lévy, 1891, p. 1-53. Cf. les notes. 7. Notes dun voyage dans (Ouest..., p. 123, 155, 276... Cf. Lettres a Requien, Jaubert de Passa, etc... 22 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 tournée (inspection, il est guidé par un homme du meé- tier. Prudemment il consulte les sociétés savantes, inter- roge les artistes de la ville ot il séjourne, fréquente les amateurs qui « entreprennent des fouilles a leurs frais! ». Dans cette initiation persévérante au métier Varchéo- logue, il apporte une probité scrupuleuse. D’ailleurs, historien, il a le got du moyen age, et, comme il est dé- gage de tout dogme, il n’a aucun parti pris religieux ou irréligieux. Rien done n’entrave sa tache. « Il faut faire son métier en conscience », écrit-il a Jenny Dacquin®; il iient parole. Son mérite est rare, car les obstacles s’accumulent, et on ne l’écoute pas toujours. « Le meétier d'un inspecteur des monuments historiques, écrit-il des 1841, c’est d’étre vor clamans in deserto®. » A Vézelay la responsabilité est effrayante, les ressources sont (res bornées; on con- sent.a sauver l’église, mais sans bourse déliée*. C’est la quadrature du cercle! Une telle lésinerie indigne Méri- mée. « Conserver ces vieux souvenirs du passé, c'est la pensée de tous les gens instruits, dit-il en 1859; mais ceux-la seulement qui savent combien faibles sont les ressources mises a la disposition du Gouvernement pour cette bonne ceuvre peuvent se faire une idée des difficultés qu éprouve une commission d’artistes et Warchéologues obligée de faire un choix entre tant de besoins et de mérites différents, pour désigner les édifices qui doivent étre restaurés de préférence®. » Véritable supplice! Tou- tefois, Mérimée ne se décourage pas. D’ailleurs, il sait Part d’obtenir des erédits suppléemen- 1. Chambon, Notes,.., p. 83-87 (rapport du voyage dans Ouest). 2. Lettres a@ une Inconnue. Paris, Calmann-Lévy, 2 vol, in-12, 1899: t, 0; p.202: 3. Chambon, Notes..., p. 158. 4. Moniteur universel, 30 décembre 1854, p- 1437. o. Portraits historiques et littéraires..., 6d. Calmann-Léyy, p. 288, LES MOYENS MATERIELS DE RESTAURATION 20 taires!. Sa propagande au Parlement est adroite : tantot il agit dans les commissions®, auprés de ses collegues ; tantot il s’adresse aux ministres, les harcéle, les tour- mente, revient inlassablement a la charge®. Il s’inquiéte des changements de ministéres, fait des visites offi- cielles, circonvient les députés, les oppose Pun al’autre, profite des revirements politiques‘. « Voici M. de Cam- bis dans la quasi-opposition; ¢’est un moment favorable pour obtenir, car, dans le pays ov nous vivons, on donne a ceux que l’on craint plutot qu’a ceux que lon aime®. » Maxime digne de Machiavel! En homme d’expérience, Mérimée l’applique. Toutefois, préférant la persuasion a la crainte, il s’efforce de séduire', se met, inutilement ailleurs, en « grands frais d’éloquence au Conseil des Batiments civils? », écarte avec prudence les demandes inopportunes®, gémit sur sa pauvreté, tend la main®. Au besoin, il recourt ala presse, « admirable invention au moyen de laquelle on vient a bout de monstres bien plus durs a cuire que ceux que dompta feu Ilercules... Il n’y a pas de maire, voire de ministre quin’y laisse des plumes, quand on a surtout le bon droit!... » Ainsi, le scandale est une arme dont il use, l’esbrouffe lui plait!!. Quim- 1. Léon, ougr. cité, p. 88-89, 253-255. — Lettres a Requien el a Jau- bert de Passa. 2. Lettre A Requien, 19 décembre 1834 (art. ctlé, p. 231). 3. Ibid., 25 janvier 1835 et 12 janvier 1836 (art. cite, p. 232-240), 4. Ibid., avril 1836 (art. cité, p. 241); par derriére, il raille, traite les députés de servum pecus. 5. Ibid., p. 242. 6. Ibid., 28 juin 1835, avril 1836, 13 avril 1846, 23 juin 1850 (p. 23 241, 254, 256...). « Quelques bassesses » ne lui font pas peur (p. 241). 7. Ibid., 25 octobre 1838, p. 247. 8. Ibid., 22 mars, 3 juillet 1844, p. 251. 9. Ibid., 3 juillet 1844, 3 octobre 1845, 22 juin 1850, p. 252, 258, 255- 2d6,06 10. Ibid., 10 janvier 1847, p. 255. 11. [bid., 3 octobre 1845, p. 253, et lettre a Vilet, 28 septembre 1850. Chambon, Notes..., p. 282. 24 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 portent les moyens. I] veut de largent, et chaque rap- port qwil adresse au ministre contient un appel de fonds!. Bien plus, lui, sceptique, fouaille les croyants. « En France, écrit-il, il y a plus de trente millions de catho- liques, et j’aurais honte de dire ce que nous dépensons pour entretenir nos églises®. » Ses efforts sont couron- nés de succés : le budget des Monuments historiques passe de 80,000 francs en 1831 a 800,000 frances en 18483. Ce n'est pas tout : Mérimée excelle a provoquer des subventions locales; il flatte Vorgueil provincial, fait ap- pel au patriotisme des sociétés savantes, prend chacun par son faible. « Le maire [de Toulouse] parait rempli de bonnes intentions, confie-t-il a Vitet, la ville est riche et, pourvu que lon convienne quelle est la capitale du royaume d’ Aquitaine, et que Clovis et Charlemagne sont des polissons, Alaric et Vaifre des héros, elle donnera beaucoup d’argent*. » A Vegard des amateurs il fait patte de velours. C’est plaisir de le voir intriguer, par Vintermédiaire de Requien, auprés d’une dame Michoud, a Sainte-Colombe, auprés du personnel de l’hépital et du curé, a Villeneuve-lez-Avignon pour décider ces braves gens a troquer des ceuvres d’art anciennes contre des ta- bleaux modernes. « Si je connaissais un meilleur ambas- sadeur que vous et le prince de Talleyrand, dit-il a Re- quien, je l’enverrais sur les lieux®. » Précaution inutile! n’est-il pas le Talleyrand de Parchéologie? Et, quand il 1. Cf. en particulier les rapports des 20 mai 1840, 24 novembre 1842, 15 mai 1846, juin 1846, 28 février 1848, 16 avril 1850, 1°" janvier 1853... — Cf. Léon, oupr. cite, p. 88-89. 2. Mélanges historiques et littéraires, 6d. Galmann-Lévy, p- 32. 3. Cf. Léon, ower. cité, p. 85 et suiv. 4. Lettre du 2 septembre 1845 (dans Lettres inédites de Viollet-le-Duc. Paris, Librairies-Imprimeries réunies, in-8°, 1902, JO Hy ins Ye 5. Lettre 4 Requien, 25 janvier 1835 (art. cité, p. 234). LES MOYENS MATERIELS DE RESTAURATION IN) souffle a son complice : « Ménagez bien nos intéréts! » ne parle-t-il point en connaissance de cause? Son ami Viollet-le-Duc vante en lui le diplomate et le politique autant que Vorganisateur!. I] a raison: lhabileté de Mé- rimée fut sa force. Mais, quand on lui tient téte, quand la ruse ne sufht pas, Merimeée devient brusque, agressif et se défend avec une sécheresse coupante. Malheur a qui résiste! Lorsque, en 1846, un M. Bandot proteste contre le rapport qu il vient de faire sur Dijon, Mérimée lui répond sur un ton de dure ironie. Avec une assurance qui n’admet pas la réplique, il lut montre ses erreurs et laccuse d’avoir trompé le ministre; il ne discute plus, il cingle?. [1 n’est pas moins impitoyable pour les architectes de PEtat3. Quand Requien est aux prises avec la municipalité avi- enonnaise, il le pousse a la résistance, a la révolte. Quot! se laisser manger la laine sur le dos, se laisser canuler par des canailles... jamais! Qu’on en vienne au pugilat, qu’on se batte. « Morbleu! mettez-leur le feu au c...! Battez-vous, battez-les, mon cher amt. Ayez, sil le faut, le plaisir de perdre votre proces, mats ne cédez jamais?. » Quelle fougue a la Diderot! Les Orléanais démolissent leur [f6tel-Dieu? Il leur envoie leur paquel et délivre aux 1. Mérimée et les monuments historiques (Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 411). 2. Cf. Chambon, Notes..., p. 231. 3. Comme M. Debret, coupable de « graves erreurs » dans la restau- ration de Saint-Denis (cf. rapport du 28 juin 1842; la copie est rue de Valois). 4. Lettre du 10 janvier 1847, art. cité, p. 254-255. Cf. également lettre du 13 avril 1846, p. 254, — Sur ses apres démélés avee la municipalité d@ Avignon a propos des remparts et du pont Saint-Bénézet, cf. rap- ports des 6 septembre 1845, 7 septembre 1847, 3 octobre 1850 (Cham- bon, Notes..., p. 16-20, 222-225. — Du Sommerard, oupr. cité, p. 242). 26 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 conseillers municipaux un brevet @imbeciles que vise /e respectable public'. Les gens de Carpentras? ceux de Reims? Des vandales?. Nos administrations municipales ? Un ramassis dépicters droguistes et barbares 3, Kpicier, quelle injure au temps de Théophile Gautier! Ainsi Bo néralale sang prompt, les nerfs a fleur de peau et, comme pleuvent les volées de bois vert, car M. l’Inspecteur Alceste, il s’indigne, dénonce les malfaiteurs publics, ré- clame des sanctions‘ avec une ironie enjouée qui ne doit pas donner le change sur sa révolte intérieure. Devant la conspiration générale qui menace nos plus beaux monu- ments, ah! comme il retrouve sa verve d’écrivain, comme il se hausse, par instants, au niveau de Balzac! « L’épi- cier du curé, le cordonnier du vicaire, le filleul du be- deau obtenaient la permission de se loger qui entre les contreforts, qui le long des chapelles, qui dans le porche méme, éGerit-il en 1853. Une fois installés, ces nouveaux venus se mirent a laise. Ils creusaient des armoires dans la base dun arc-boutant, sapaient les soubassements pour élargir une alcéve ou pratiquaient une cave sous les fondations. Ainsi, sous les tropiques, les arbres les plus vigoureux périssent étoulfés par les plantes parasites qui sy attachent. A l’intérieur, d’autres dégats avaient lieu a la sourdine. M. le curé avait la vue alfaiblie, on enlevait 1. Letires & Requien, p. 250. — Cf. Rapports des 15 mai et juin 1846 (Du Sommerard, our. cité, p. 355. — Revue archéologique, 3° vol., p. 190). Cf. Léon, ouer. cite, p- 198, 200-216. 2. Rapport du 6 septembre 1845 (Chambon, Noles..., p, 223), Avignon garde ses remparts, mais Carpentras les sacrifice. — Sur Reims, cf. lettre & De Witte (Chambon, [éid., p. 288). 3. Chambon, Notes..., p- 288. Orléans, Avignon, Reims, Carpentras... ont des émules sur tout le territoire. 4. Cf. Jes rapports des 16 juillet 1841, 6 septembre 1845, 22 juillet 1846, 14 avril 1851, 1°" janvier 1853 (Chambon, Notes..., p- 156, 223, 230, 288-289. — Moniteur, 1 janvier 1853, p. 2-3). — Gazette du Midi (31 aowt 1839, p. 2). LES MOYENS MATERIELS DE RESTAURATION 27 un vitrail peint pour lui donner du jour a lire son bre- viaire. M™® Pélue avait donné un dais; on coupait un tru- meau pour quil pdt passer par la grande porte. La fa- brique faisait rogner des piliers pour avoir plus de chaises a placer et a louer, sans s'inquiéter si ces piliers alfaiblis continueraient a porter les vottes!... » Quelles scenes dignes d’illustrer la vie de province! 1. Moniteur, art. cité, p. 3 (Des monuments de la France). CHAPITRE Ii LE SYSTEME POSITIF DE RESTAURATION Protéger les monuments constitue la partie négative de la tache; Mérimée a-t-il un systéme positif de restau- ration? Oui'. On a pu critiquer ce systéme, en souligner les insullisances ou, au contraire, le louer en termes vagues*; mieux vaut l’exposer impartialement. D'abord, qu’est-ce que restaurer? Le plus grand ar- chitecte frangais du x1x® siécle dira : « Restaurer un édi- fice ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé & un moment donné?. » Paroles graves, lourdes de conséquences; Mérimée n’y souscrit pas et il s’oppose a Viollet-le-Duc. « Par restauration, déclare-t-il, nous en- tendons la conservation de ce qui existe, la reproduction de ce quia manifestement existé4, » 1. Cf. Viollet-le-Duc, Mérimée et les monuments historiques (Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 411). — Léon, ower. cité, p. 270-273, 284, 310, 314-315, 335, 342. 2. Montalembert, Mélanges dart et de littérature, p. 196, 212, un. 1, 301, 324. — Ph. Chasles, Chronique de Paris, 6 septembre et 29 no- vembre 1835 (cf. Mirecourt, Portraits et silhouettes au XIX siecle. Paris, 1869, p. 34-35). — Caumont, Bulletin monumental, t. XXII, p. 583; i. XXXVI, p. 674675. — Revue politique et littéraire, 28 aott 1875, p-. 205. Anonyme. — Trabaud, Gazette des Beaua-Arts, 1879, t. I, p- 24. — Viollet-le-Duc, art. cité, — Hallays, Mérimée inspecteur des monuments historiques (art. cité, p. 761). — Gout, Viollet-le-Duc, p. 3, 46, 51. — Léon, ougr, cité, passim. — Enlart, Manuel darchéologte fran- caise, t. I, p. X, LXXV, LXXXvII, xo11. — Henriot, Courrier littéraire. Pa- vis, Renaissance du livre, in-12, 1922, p. 125. 3. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de Vlarchitecture francaise, t. VUI, p. 14. — Cf. Léon, ouvr, cité, p. 270-272. 4 Rapport du 11 mars 1844 (Léon, ower, cité, p. 270). 30 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Ce principe d’extréme et nécessaire prudence élant posé, que faut-il restaurer’ Les « monuments-types », que la Commission s’elforcera de bien choisir en distin- guant trois catégories de monuments |. Mérimée procede au classement et énumere les édifices qui doivent étre se- courus d’abord: les édifices de second et de troisieme ordre attendront; les fouilles ne sont pas indispensables*. Concentrer les efforts au lieu de les disperser, voila le point. En troisiteme leu, comment restaurer? On deyra se borner a Vessentiel, exproprier 4 temps, assigner des fonds suflisants, choisir avec soin les architectes et les dessinateurs?. Enfin, i} importe de suivre le plan d’en- semble que Mérimée expose en détail dans son rapport du 28 aotit 1849: consolider le monument, veiller plutét ala fubrique qua Vornementation’, respecter le style et, lorsquon est obligé de reproduire un motif, se régler sur les convenances”. C’est une méthode déplorable que de transporter arbitrairement une décoraiion d'un monu- ment a unautre, de déplacer, par exemple, des statues ou I. Contre les réparations & tout prix el les mauyaises véparations, ef. lettve & Caumont, 2 juillet 1834 (Chambon, Notes..., p. 51-54); Comité des Monuments historiques, 15 novembre 1850 (Léon, ougr. cité, p. 99- 100). — Sur les monuments-types, ef. Comité des Monuments historiques, 2 aott 1848 (Léon, cbid., p, 68). — Sur le choix des monuments, cf. 4 novembre 1842 (Du Sommerard, ouvr. rapports des 20 mai 1840 et 2 cité, p. 336, 342). 2. Rapport du 20 mai 1840. — Notice sur les travaux de la Commis- ston des Monuments historiques, 1848 (Annuaire des Artistes..., 1861, p. 174). — Lettve & Requien, 3 juillet 1844 (art. cité, p. 251-252), — Léon, ouvr. etté, p. 116. 3. Rapports des 20 mai et 15 juillet 1840, 24 novembre 1842, 11 mai 1846, 17 juillet 1850, 1** janvier 1853 (Du Sommerard, ouvr. eité, p. 336, 345). 4, Bulletin du Comilé historique..., t. 1, p. 226-231. — Méme principe chez R. de Lasteyrie, / Architecture religieuse en France & (Vépoque go- thique. Paris, Picard, in-4°, 1926, t. I, peed 5. Rapports des 27 janvier 1845 et 27 jain 1846. — Sur le respect du style, Mérimée s’oppose & Viollet-le-Duc (cf. fin de Particle cité d’Hal- lays). Cf. rapports de juin 1841, 28 juin et 24 novembre 1842. — Léon, ouvr. cité, p. 2 FALE LE SYSTEME POSITIF DE RESTAURATION 31 des tombeaux, @inventer une ornementation fantaisiste, de faire du faux gothique!. De méme, il est inutile de res- taurer des statues quand elles n’appartiennent pas a des monuments de premier ordre : mieux vaut laisser la pierre en épannelage®. Si on les restaure, qu'on s’inspire des statues de Pépoque’ et qu’on peigne la statue, afin que le nu se distingue des draperies’. Mérimée est hostile aux vitraux historiques®, a la peinture dite nationale’, aux tableaux Véglise quwil voudrait remplacer discréte- ment par des peintures murales, a la condition que ces peintures, si propres a créer lillusion, ne nuisent jamais au monument ni ne priment sur lui’. Cette méthode de bon sens, de sagesse, de mesure semble élémentaire aujourd’hui; elle ne l’était pas vers 1840, lorsque la fantaisie se donnait libre carriére. Cer- tains principes exposés par Mérimée ressemblent a des vérités de La Palisse; mais c’est grace a lui quils sont devenus des lieux communs. Le lieu commun n’est-il pas une vérité, contestée d’abord, reconnue et admise ensuite par tous? Mérimée est, entre 1835 et 1850, le bon artisan des vérités contestées ; on n’admet pas alors ce qu'il con- sidére comme essentiel. Car les pires ennemis des monuments sont les restau- J. Rapports des 24 décembre 1834, 19 décembre 1838, 27 avril 1839, juin 1841. — Cf. Chambon, Notes..., p. 157. — Léon, ouer, ecité, p. 273, — Lasteyrie, ouvr. cité, p. 366, n. 1. 2. Cf. Léon, ouvr. cité, p. 342. 3. Rapport du 15 octobre 1848 (Saint-Denis). — Lasteyrie, ourr. cité, p- 417. 4, De la peinture murale et de son emplot dans Carchitecture moderne (Revue générale de Varchilecture..., seplembre-octobre 1851, col. 270- 273, 332-337, en particulier col. 334). 5. Lettre sur Jes commissions, 26 mars 1851 (Chambon, Notes..., p. 288). 6. Rapport du 6 septembre 1845 (Chambon, /éid., p. 225). 7. Rapports des 17 juillet et 27 septembre 1850 (Du Sommerard, ouvr. cité, p. 366, — Reeue archéologique, 15 novembre 1850, p, 513. — De la peinture murale, art. cités). S) 32 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 O rateurs ignorants, maladroits et prétentieux. Kntrepre- neurs locaux, architectes subventionnés par [’Etat!, presque tous gachent ce quwils touchent®. L’architecte de Saint-Savin est « un homme sans éducation et remarqua- blement béte », déclare-t-il sans ambages®; les archi- tectes de Paris, de Toulouse... ne valent pas mieux. Ceux qui, n’en faisant qu’a leur téte, abiment dune fagon irré- médiable Saint-Denis, les menuments de Nimes, les bains romains d’Evaux, ceux qui, @un autre cote, s'acharnent 4 restaurer, selon lear fantaisie, des statues médiocres, comme celles de Fontevrault, ou des églises insigni- fiantes, comme celles de Roye, excitent Vindignation de Mérimée!. Lorsque Viollet-le-Duc, par excés de zele, al- tere la physionomie ou dénature le caractére dun édi- fice, Mérimée n’ose blamer ouvertement son ami?; il to- lére des reconstitutions comme celles de Vézelay ou de Pierrefonds, mats sa doctrine lui interdit de les approu- ver. Des 1834, il écrit a De Caumont : « Les réparateurs sont peut-étre aussi dangereux que les destructeurs". » Et les mauvais peintres, et les curés ignorants qui cré- pissent ou badigeonnent a tort et a travers? Le badigeon inspire 4 Mérimée une haine furieuse’. Guerre aux badi- geonneurs! I] les dénonce, les poursuit, les met a Vamende, condamne le maire de Vaucluse a payer 173 francs pour crime de badigeonnage®! Sa haine n’est |. Les meilleurs, Caristie et Duban, n'ont quune formation classique el ignorent le Moyen Age. 2. Rapports des 16 juillet 1841 et 17 juillet 1650, Note du 25 septembre 1847 (Chambon, Notes..., p. 156, 239. — Du Sommerard, ouvr. eiteé, p. 364). Cf. Léon, ouvr. cite, p. 100, 3. Chambon, Notes..., p. 139. 4. Cf. Léon, ouvr. cité, p. 99. 5. Cf. Hallays, Journal des Débats, 12 juin 1927. 6. Lettre du 2 juillet 1834. 7. Lettres & Requien, 22 juin 1850; & Caumont, 2 juillet 1834. — Gasparin, Hugo, Montalemberl ménent la méme lutte (Bulletin archéo- logique publié par le Comité historique des Arts..., 1843, p- 51). 8. Journal des Artistes, t. XXVI, p. 127. — Cf. lettres et rapports des LE SYSTEME POSITIF DE RESTAURATION Bs pas moins vive contre les ofliciers du génie, dont les mé- faits sont terribles; ne dégradent-ils pas les fresques du palais des Papes, en Avienon, le chateau de Blois, le cou- vent des Dominicains de Toulouse, ete...12? N’ont-ils pas Vaudace de se transformer en architectes et de gacher « tout, en prétendant tout conserver? »? Deux principes, nous l’avons vu, guident en effet Mé- rimée : agir avec prudence, respecter le style du monu- ment. C’est un programme modeste, mais str. Est-ce a dire que Mérimée manque de hardiesse? I pousse quel- quefois Paudace jusqu’a vouloir remplacer les pierres dé- sagrégées?, ou, lorsque l’époque Vun monument lui semble mauvaise, 1] ne craint pas de le compléter, au nom de la doctrine, dans le style du xm° siécle*... Mais ces audaces sont rares. Mérimée péche plutdt par timidité, Les instructions qu il adresse a Viollet-le-Duc au su- jet de Vézelay en témoignent?, et tel de ses rapports, comme celui de 1848, donne une idée de la méthode avec laquelle il procéede. « Consolider en conservant avec scru- pule l’appareil et les dispositions primitives, reproduire avec prudence les parties détruites, lorsqu il en existe des traces certaines, surtout ne rien donner a Vinvention, telles sont les recommandations que la Commission n’a cessé d’adresser aux architectes chargés de réparer nos monuments®. » Voila la doctrine que, de 1835 a 1853, 6 septembre 1845, 2 mai et 22 juillet 1846, 25 mai 1847, septembre 1849, 1°” janvier 1853 (Chambon, Notes..., p. 223, 230, 265. — Bulletin du Co- mité..., t. IV, p. 92). — Notes dun voyage dans le Midi, p. 55. — Ga- zetle du Midi, 31 aott 1839, p. 2. 1. Rapports des 8 aodt 1839 et 17 juillet 1850 (Du Sommerard, ouer, cité, p. 241, 361-367). Cf, Léon, ouvr. cité, p. 118. 2. Rapport du 17 juillet 1850. 3. Rapport du 23 juillet 1840, — Cf. Léon, ouvr. cite, p. 335. 4. Cf. Léon, tbid., p. 314-315. 5. Cf, Lettres & Viollet-le-Duc (Paris, Champion, in-8°, 1927), p. 1 et suiy. Viollet-le-Duc n’écoute pas toujours Mérimée (cf. Hallays, art. cité). 6. Annuaire des Artistes et des Amateurs, 1861, p. 176. III 3 34 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Mérimée impose a la Commission des Monuments histo- riques!. Quant aux détails d'une restauration, il n’en né- glige aucun. A cet égard, rien nest plus lumineux, plus ferme, plus précis que les trois rapports qu'il consacre a la cathédrale de Laon. Dans cette @uvre de longue ha- leine, il controle tout avec minutie, depuis le rapport initial de l’architecte jusqu’a l'état d’un linteau ou d'un contrefort?. Ainsi, 4 chaque monument il apporte le se- cours de sa vigilance et il attache son nom. Est-ce a dire qu’il ne commette pas derreur. Les ar- chéologues se font un jeu den découvrir dans ses Notes de voyage, dans ses études sur les beaux-arts, dans ses LS rapports et dans ses lettres. Déja, de son vivant, Méri- mée subit de fortes attaques; il lui arrive, au cours de ses tournées, de mécontenter les antiquaires locaux, et ceux- ci relévent sans aménité les bévues qu il commet. Dans le Roussillon, un M. Campagne, qui lui démontre cruel- lement ses erreurs, le traite de Parisien et de gavache? ; dans le Bourbonnais, un Dominique Branche le convaine @ignorance et de partialité*; en Auvergne, un antiquaire 1. Mais ni Viollet-le-Duc, ni, aprés 1853, les architectes de VEtat ne s’y tiendront (cf. Hallays, art. cité). 2. Rapports des 27 juin 1846, 15 avril 1848 et 3 mai 1850 (im por- tants). 3. Cf. Publicateur des Pyrénées-Orientales, avlicles des 23 et 30 jan- vier 1836 (anonymes), L’auteur prend en main la cause des antiquaires locaux et déclare que les Notes d'un voyage dans le Midi sont remplies @erreurs (ainsi Mérimée fait remonter a tort aux Wisigoths la construc- tion du pont de Céret et attribue & Charles-Quint Védification du Cas- tillel, qui existait 150 ans avant lempereur, etc...). Jaubert de Passa défend Mérimée (cf. Revue d'histoire littéraire de la France, janvier- mars 1922, p. 35-36 : lettres du 9 février et du 6 mars 1836). — Sur cette affaire, cf, Sellier, Lettres de P. Mérimée & un provincial (Corres- pondant, 10 mai 1898, p. 451) et Horace Chauvet, Ja Vénus d’ille (UIn- dépendant des Pyrénées-Orientales, 27 févvrier 1927). %. Cf. Dominique Branche, Lettre archéologique & M. Cabbé de M... LE SYSTEME POSITIF DE RESTAURATION 333) clermontois précise et justifie les eritiques de Branchet, A Apt, un nommé Chabouillet triomphe®. En Bretagne, Mérimée a maille a partir avee les archéologues, qui vont jusqu’a Vaccuser Vavoir volé un manuserit®. Bref, par- tout ott il passe, Vinspecteur général souleve des impré- cations et des coléres... Sans doute, il faut faire la part des susceptibilités lo- cales. Mais Mérimée reconnait de bonne grace le bien- fondé de ces attaques. « Le pire des critiques, c’est qu’elles sont justes », écrit-il 4 Jaubert de Passa a propos des deux articles du Publicateur du département des Py- rénées-Orientales, et il avoue que, ayant corrigeé les épreuves de son livre en Angleterre, il a laissé passer « plusieurs boulettes »4. Il ne répond pas aux eritiques précises de D. Branche et de l’antiquaire clermontois, (@Art en province. Moulins, in-4°, 1840, p. 72-77). Malgré les vues un peu idéalistes et vagues et le ton déclamatoire, cette lettre est juste dans son ensemble et contient d’excellentes remarques. L’auteur traite les Notes d’un voyage en Auvergne de « trayail trop hatif ». « Gest par- tial, sec, superficiel et incomplet », dit-il. Il reproche 4 Mérimée de ne rien comprendre a la Chaise-Dieu, & Saint-Laurent du Puy, d’étre ferm é ala partie mystique de Part religieux, de négliger certaines églises re- marquables comme celles de Chanteuges, Blesle, Lavaudieu... — Plus tard, Filon reproche, lui aussi, 4 Mérimée de ne pas comprendre le caractére religieux de l’architecture du Moyen Age (Mérimée et ses amis, p- 119-120), mais M. Hallays soutient le contraire (Revue des Deuw Mondes, 15 ayril 1911, p. 761). 1. Cf. V. D. de Clermont-Ferrand, Sur Cabbaye de la Chaise-Die u (Journal des Artistes, t. XXVIII, octobre 1840, p. 216). Méme reproche dimproyisation, Mérimée « n’écrit que sur des notes trés légérement prises »; a la Chaise-Dieu il voit deux tombeaux au lieu d'un; il né- glige Mauriac, Ydes, etc. 2. Cf. Chambon, Notes..., p. 66, n. 6. — De méme, on lui reproche de dénaturer une inscription & Nimes (/bid., p. 69, n. 6). 3. Sur cette affaire, cf. Moniteur universel, 14 avril 1853, p. 414, n. 1. — Mirecourt, ouvr, cité, p. 42. — M. Tourneux, P. Mérimée, ses por- traits..., p. 115. — Filon, Mérimée et ses amis, p. 405. — Chambon, Notes..., p. 90-92 (lettres de Mérimée a Requien et a Royer-Collard), Mérimée méprise l’architecture bretonne (cf. A. Dupouy, P. Meérimée en Bretagne. Figaro, 19 février 1927). 4. Revue ad histoire littéraire de la France, art, cité, p. 38. 36 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 parce qu il ne sait que répondre ; mais il se venge, des 1837, en tracant dans La Vénus Mlle un portrait malt- cieux de lantiquaire provincial!. Plus tard, instruit par Pexpérience, il reconnait les erreurs quil a commiuses a propos de Péglise Saint-Gilles, des fresques de Saint-Sa- vin, de Notre-Dame-des-Doms, en Avignon, etce...¢. Il rectifie son texte sans détours, avoue que son érudition est fragile*’. On ne peut done Paccuser de légereté ou de partialité, comme le font les antiquaires de province ; quand Mérimée se trompe, il est de bonne foi. Lui-méme se condamne et se justifie avec la noblesse d'un véritable savant. «Il est rare d’arriver du premier coup 4 la vérité, dit-il, mais on doit s’estimer heureux quand on est cause que la verité se découvre, dtit-on soi-méme étre con- vaincu d’erreuré. » Depuis sa mort, ila été en butte a des critiques plus sereines, plus graves par conséquent. En 1871, De Cau- mont lui rend justice, mais se plaint discretement que, chez Ini, Vhomme de lettres ait le pas sur larchéo- logue®. En 1873 on le reprend sur Saint-Nectaire", en 1883 sur Avignon’... Aujourd’hur M. P. Léon dénonce les erreurs qu'il a commises a Paris, & Caen, a Lunéville, a Moulins®’, M. Porée a Vézelay®, MM. Brutails et P. Vi- dal a Elne!", ete..., ete... Nos meilleurs archéologues semblent le dédaigner; M. Enlart juge son cuvre pierl- 1. La Vénus dle, 6d. Calmann-Lévy, p. 262. 2. Ct. Revue de Paris, 15 novembre 1895, p- 411. — Ktudes sur les arts au Moyen Age, éd. Calmann-Lévy, p. 217, ete... Saint-Gilles est dans le Gard. 3, Notes dun voyage dans le Midi de la France, p. 5-6. t. Ibid., Avant-Propos. 5. Bulletin monumental, t. XXXVI, p. 674-675. 6, Critique de M. Bruyerre (cf. Chambon, Noles..., pe L097 nm. 8) . Critique de R. Mowat (Jdid., p. 63, n. 5), 8, Ourr. evte, pe U0 1738" etaesiien 9. L’Abbaye de Vézelay. Paris, Laurens, in-12, s. d., p. 24-25, 34, 49, Kk 46, 92 10. Cf. Correspondant, 10 mai 1898, p- 454. LE SYSTEME POSITIF DE RESTAURATION OW lie', M. E. Male, M. R. de Lasteyrie la laissent dans Vombre. Qu’est-ce a dire, sinon que cette ceuvre, dépas- sée, ne garde plus qu'une valeur historique? Mais cette valeur est grande?. Des erreurs de deé- 8 tail ne condamnent pas une ceuvre d’ensemble et ne ruinent pas sa portée. On est ingrat lorsqu’on oublie combien la science archéologique était incertaine en 1840, combien ses moyens étaient précaires; on est in- juste quand on ne rappelle pas que Mérimée sauva, en- vers et contre tous, nos plus beaux modeles d’architec- ture romane et d’architecture gothique. Si la cathédrale de Laon, l’église de Vezelay, la basilique carolingienne de Vignory, labbaye de Saint-Savin sont debout, c’est grace a lui. Du fond de cette Auvergne romane, oon l’a durementattaque, voici que — revanche meritée — Notre- Dame-du-Port a Clermont-Ferrand, Saint-Paul a Is- soire, et Saint-Nectaire, et Chambon, et Vic-le-Comte... témoignent en sa faveur. A la cathédrale du Puy, les beaux visages féminins de la fresque célebre lui sourient, heureux de respirer enfin. Sainte-Trinité, a Caen, les remparts d’Avignon, les églises de Cunault et de Saulieu, la Sainte-Chapelle, Notre-Dame, Vézelay, Narbonne lu doivent le salut?. Sans lui, ces vestiges du passé ne seraient plus que de grands noms; sans lui, beaucoup @humbles églises, de vieilles maisons, d’hdtels particu- liers ne feraient plus notre joie quotidienne. Il a bien mérité de la vieille France; la France d’aujourd’hui le sait-elle? 1. Manuel darchéologie francaise, t. I, p. LXXV, LXXXVII, XCII. 2. Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 411 (excellent article de Viollet-le-Duc). 3. Sur les monuments sauvés par lui, cf. Lettres & une Inconnue, t. J, p. 183-185. — Lettres & Viollet-le-Duc, p. 297, — Revue de Paris, ibid. CHAPITRE IV LE TECHNICIEN A. La méthode @ observation et Wexposition. Mérimée, en tant quinspecteur des monuments histo- riques, a-t-il une ¢echniqgue ou, plus simplement, une mé- thode personnelle observation? Sait-il regarder, et com- ment regarde-t-il? La question intéresse a la fois l’ar- chéologue et l’artiste. Le voici devant la basilique de Vézelay!. Il éprouve d@abord une désillusion, quil avoue. « La premiére vue du monument me refroidit un peu®. » Aussitot il cherche la raison de cette désagréable surprise, et, en étudiant le pignon qui domine le portail central, il croit la décou- vrir. «lei... la base du fronton est a jour et le haut est plein, ce qui me semble un contresens du méme genre qu'une pyramide placée sur sa pointe. On craint que Véquilibre naturel ne se rétablisse par un changement du centre de gravité, cest-a-dire que le portail ne vous 1. Les monuments ne se présentaient pas a Mérimée tels qwils se présentent a nous, puisquils ont été restaurés ; force nous est done de recourir aux dessins, aux gravures et aux lithographies de Pépoque. 2. Les citations qui suivent sont empruntées a l'étude que Mérimée consacre a Vézelay dans les Notes d'un voyage dans le Midi de la France. Paris, Fournier, in-8°, 1835, p. 29 el suiv. — En 1848 (et non 1847, comme le dit Spoelberch de Lovenjoul) Mérimée publiera un article de valga- risation sur Vézelay dans |’Histovre des villes de France, t. V, p. 159-170 (ef. Vicaire, Manuel, t. V, col. 727-728). — Les instructions données par lui & Viollet-le-Duc sont beaucoup plus intéressantes (cf. Letires & Viollet-le-Duc, éd, Champion, p. 1 et 296). 40 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 tombe sur la téte!. » Cet illogisme, il n’en discerne pas la cause, qui est l’éclairage indispensable du narthex; et, s'il est sévéere pour la facade étrange de l’église, c'est parce qu il préfere le bon sens a la fantaisie, la logique a la hardiesse. Il pénétre dans le narthex, étudie le linteau*. La pru- dence lui parait de commande? et il se garde de tout ex- pliquer. Quand il explique il commet des erreurs, que Vautres ont cru rectifier; il émet des hypotheses, qu’on a remplacées par d’autres hypotheses!. En tout cas, il a le mérite, devant ces étranges figures sculptées, de sen- tir quil est en présence Wallégories et que, dans ce do- maine, l’énigme est difficile a percer : telle lallégorie des oreilles ou écailles du dernier groupe de droite. « Je pen- cherais pour l’allégorie, dit-11; mais j’avoue que je suis hors détat de Vinterpréter®. » Faut-il lui reprocher @avoir été moins ingénieux que les archéologues du xx® siécle? Devant le tympan, il s’égare, le sent, fait preuve @humilité. « Quant a lexplication du bas-relief, je propose humblement la mienne : Jésus-Christ dans sa gloire, entouré de ses apotres®. » Or, on a montré qu il s'agit du drame de la Pentecdte’. « A droite {de la figure principale], ajoute-t-il, parait un nuage, d’ou sort un are rempli de raies paralléles; c'est, je crois, un arc-en- 1. Cf. Notes d'un voyage dans le Midi..., ». 30-31. — M. Porée a re- levé quelques erreurs de Mérimée dans sa monographie (Abbaye de Vézelay. Paris, Laurens, in-12, s. d. (sur la fagade, cf. p. 24-25 et 34). Cf. également E. Male, 7’Art religieux du XII siécle en France. Paris, Colin, in-8°, 1924, renvois p. 453. 2. Ibid., p. 35 et p. 478 a 483. 3. Ibid., p. 478. 4. Cf. Porée, ouvr. cite, p-. 44 et 46. 5. Notes dun voyage dans le Midi..., p. 483. — Porée, ouvr. cité, p. 44-46. — Male, ouvr. cileé, p- 330 et fig. 192 présence des oreilles). 6, Ibid., p. 35-37. — Cf. Porée, ouvr. cite, p. 42-43. — Male, ouer. cité, p. 36, 326, 332 et fig. 190. 7. Porée, ouvr. cité, p. 42. (M. Male explique la LE TECHNICIEN 4A ciel!. » Or, on a montré qu il s'agit dun symbole’. Par- fois Mérimeée hésite sur des choses simples. « A droite du Christ, écrit-il, un personnage tient deux longues clefs. N’est-ce pas saint Pierre*®? » Que ne l’affirme- en > Dans les voussures des archivoltes il reconnait le Zodiaque, mais il ne pousse pas l’observation jusqu’a retrouver Pimage symbolique des Saisons*. Au portail central il ne reconnait pas saint Jean dans la « longue figure revétue dune robe flottante », et il ne peut s’expliquer Pusage du disque que l’apdtre tient entre ses mains”. Si l’expli- cation qu'il donne du portail sud est juste, celle quil donne du portail nord reste a mi-chemin. « Dans [le tym- pan] le plus élevé, on voit le Christ au milieu des apdotres, en bas les disciples d’Emmatis, enfin deux autres sujets que je nal pu interpréter®. » Or, ces deux su/jets com- pletent, d’apres Saint-Luc, la scéne du milieu’. A linte- rieur de Véglise, Mérimée remarque que le cheeur nest pas dans le prolongement de la nef, et il note une légere déviation vers le sud, déviation qui, en effet, n’est pas tres sensible 4 Pail; mais il ne cherche point a l’expli- quer’. En revanche, il interpréte exactement le sens des chapiteaux et en fait une description heureuse® Lorsque Mérimée visite La Charité-sur-Loire, il né- glige la nef et les bas-cétés, restaurés a la moderne, court a la facade et au cheeur, discerne d’un prompt coup 1. Notes d’un voyage..., p. 39-37. 2. Porée, ouvr. cité, p. 42-43. — A. Michel, Histoire de l Art. Paris, Colin, in-8°, t. I. 3. Notes dun voyage..., p. 37, nole. 4. Ibid., p. 37-38. — Porée, ouvr. cité, p. 48-49. 5. Ibid., p. 34. — Porée, ouvr. cité, p. 42. 6. Tétd.,. p. 39, 7. Porée, ouvr. cité, p. 40. — Male, ouvr, eité, p. 36, 69, 62, 6%, 138, 430 et fig. 50. 8. Notes d’un voyage..., p. 41. — Porée, ougr. cité, p. 71. — Lastey- rie, / Architecture religieuse en France a Vépoque gothique, t. J, p. 63. 9, Notes d’un voyage..., p. 45-47, — Cf. Male, ouvr. cité, Table, p. 453. 42, PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 d’ceilce qu’il faut étudier, signale les rapports qu offrent les bas-reliefs avec l'art byzantin!. Toutefois, comme a Vézelay, il ne pousse pas a fond la démonstration; les in- fluences orientales qui se manifestent dans le linteau du portail du bas-cété nord, dans les tympans, dans les cha- piteaux du cheeur, ou imitation du monde et de la na- ture est si bien rendue, lui échappent; et il ne distingue pas les éléments frangais, tels les costumes des deux ber- gers, qui se mélent a ces éléments orientaux®. Ainsi la prudence lui semble toujours de mise et, quand il explique, il reste en deca, par crainte daller au dela. S’il a le coup d’wil juste, il nose aller jusqu’au bout de ses hypothéses ou de ses déductions, parce qu'il n’est pas soutenu par une science assurée. Encore juge-t-il mieux les ensembles que les détails. Quand il approche de Saint-Pol-de-Léon, il apparente tout de suite la ca- thédrale aux abbayes anglaises, et ce rapprochement spontané en dit long?. Mais lorsqu’il pénetre dans la ca- thédrale, il est moins heureux. Sans doute, il fait des re- marques justes sur le vestibule, sur la largeur du nar- thex‘...; toutefois, on craint qu il n’ait observe un peu vite, car on releve des lacunes, des inexactitudes, des erreurs, des interprétations hasardeuses®... A une vue i. Notes dun voyage, p. 18 et suiv. 2. Ci. Male, ouvr. cité, p. 46, 58, 67, 96-97, 115-117, 118-119, 326, 347; fig. 83, 102 et 104, et Table, p. 445. 3. Cf. Notes d’un voyage dans (Quest de la France. Paris, Fournier, in-8°, 1836, p. 168. 4, Ibid., p. 171 et suiy. 5. Il qualifie de assez étroites les fenétres en lancettes de la nef, qui sont larges. Ni la frise délicate qui court sous la galerie, ni les inté- ressantes peintures de la vodte du transept ne le retiennent. La votte ne coupe point, comme il le dit, la pointe de la grande fenétre en ogive; le cheeur ne semble pas sensiblement plus long que la nef, a moins quon y comprenne Je déambulatoire et le transept. Pourquoi juge-t-il matheureuse la décoration du tympan des fenétres? Ge ne sont pas, comme il le prétend, les boiseries qui sont peintes & Vhutle, mais seulement le plafond. Sil a raison de juger horrible la caricature aux trois yeux (encore faudrait-il Vexpliquer), il passe sous silence les UELUON PLTOdg GOSMROIS iPS UG Sie IRS Me (Om NA sanbrijdeisojOYq SeATYouy LE TECHNICIEN 43 @ensemble nette succede une étude de détail fragile ; Mérimeée regarde en voyageur pressé, examine en artiste plus qu’en archéologue. On s’en convaine en le suivant a Tréguier, & Quimper, a Dol de Bretagne, au Mans, a Nantes, a Angers : qu'il s’agisse de Notre-Dame-de-la- Couture ou de Notre-Dame-du-Creizker, de la cathédrale de Tréguier ou de celle de Dol, Pimpression est la méme!. C’est qu’en architecture et en peinture, comme dans la conduite de sa vie, Mérimée se méfie®; et quand il est devant un probleme épineux, sa méfiance tourne au scep- ticisme. Volontiers — qui le croirait? — il abandonne la science pour la tradition poétique : Saint-Guénolé ou Saint-Cerneille lui paraissent expliquer aussi bien — ou aussi mal — les alignements de Carnac que les archéo- logues les plus doctes?. En tout cas, il se refuse aux hypotheses hasardées. « Que ce soient des temples, je le erois; car je ne connais que la religion qui, dans un temps de barbarie, ait pu produire un effet aussi prodi- gieux. Mais que, sans preuves et sur de simples suppost- tions dictées par un systéme arrété a l’avance, on veuille établir une liaison madérielle entre les deux monuments, voila ce qui me parait complétement inadmissible. Erde- _ven, Carnac, tels que nous les voyons, ne sont-ils point assez merveilleux pour que l’imagination cherche encore a les agrandir!? » Aussi Mérimée raille-t-il les anti- quaires qui affirment ala légere; aux environs d’Aix, il convaine sans peine un antiquaire qu'un fond de pot a beurre de Bretagne est une ceuvre romaine! L'innocent autres figures & demi effacées qui recouyrent la votte autour de cette téte. A propos des quatre clochetons, il ne remarque pas qu ils dif- férent d'un clocher a un autre. Enfin il ne note pas que les clochers sont ajourés et ornés de roses découpées; etc..., etc... 1. Notes d'un voyage dans (Quest..., p. 41, 105, 122, 142, 286, 331. 2. [bid., p. 304 (musée de Nantes). 3. Ibid., p. 240-241. — Cf. Athenaeum francais, 11 septembre 1852, p. 170 : Des monuments celtiques ou drutdiques. 4. Ibid., pp. 248-249. 44 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 mensonge réussit au point que Mérimeée est « tout hon- teux de sa plaisanterie »; car lantiquaire dupé met fie- rement le tesson dans sa collection antique. « La morale de tout cela, déclare Mérimée, c’est quil faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler'. » Lorsqu il s'agit, non plus dobserver ou de décrire, mais d’exposer une question et de la discuter, quelle méthode Mérimée adopte-t-il? Sainte-Beuve le loue de donner a ses notes archéologiques une tournure impersonnelle, un « air de rapidité et d’aisance® ». A cette aisance, a cette rapidité, Mérimée ajoute la clarté et la simplicité, car son but est d’étre compris. « C’est, ce nous semble, la vérl- table maniére, la seule maniére d’écrire sur les arts que de se rendre intelligible pour tous », écrit-il en 1841°; et, en 1852, il louera C. Lavollée, « homme du monde », Wécrire « pour les gens du monde! ». Une élégante sim- plicité est done son idéal. Quant a la démonstration, il lappute sur la seule rai- son et sacrifie le détail a Vensemble. Ainsi se sépare-t-il de Stendhal, dont il est Vinitiateur en architecture”. Stendhal ne considére les monuments que sous jeur as- pect pittoresque; et, négligeant les dispositions @éneé- rales, il ne s'attache qu’aux détails gracieux. « En dépit 1. Lettre & Boissonade, 9 juin 1846 (Chambon, Lettres inédites, p. 8 et 9). 2. Portraits contemporains. Paris, Didier, in-12, 1846, t. II, p. 372. 3. Edifices de Rome moderne (Revue des Deux Mondes, 1° septembre 1841, p. 820). 4. Voyage en Chine (Moniteur universel, 26 novembre 1852, p. 1963). 5. Cf. F. Gohin, Stendhal plagiaire de Mérimée (Minerve francaise, Jer janvier 1920). — P. Hazard, les Plagiats de Stendhal (Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1921). — A. France, Stendhal (Revue de Paris, l°" septembre 1920, p. 11-12). — P. Martino, Stendhal. Paris, 1914, p: 281, 283, 286. — A. Paupe, La vie littéraire de Stendhal. Champion, in-8°, 1914, p. 59-60, LE TECHNICIEN 45 de la logique, dit Mérimée, ce n’était pas Sa raison qui ju- geait, mais son imagination!. » Voila qui semble grave a Mérimée : lui juge avec sa raison et il estime que, pour apprécier une cuvre dart, « il vaut mieux se mettre Wabord au point de vue de l’auteur? ». Proscrire imagi- nation est done le premier deyoir de Varchéologue, car elle « peut perdre un archéologue si lorgueil et ’entéte- ment lui persuadent de s’abandonner a une espéce de di- vination qu'il prend pour la science infuse ». On la rem- placera par l’analyse, « qui a fait faire tant de progres aux sciences naturelles ». Ainsi la réputation qui s’at- tache aux études archéologiques est moins populaire, mais plus durable que celle qui s’attache a la critique littéraire; elle doit son seul lustre a la rigueur de la science?. Mérimée applique cette méthode. S’il n’a peut-étre eu de Vart qu’une conception littéraire, il faut reconnaitre que, des 1835, il préconise cette méthode scientifique, qui est aujourd’hui notre orgueil. I] sait conduire une discussion avec streté, avec habileté. Les six premicres pages de son rapport sur la cathédrale de Chartres, ot il discute les dates de la construction de Notre-Dame, sont instructives a cet égard*. Mérimée vise a une précision mathématique, et, sil ne l’atteint pas toujours, il donne souvent impression de l’atteindre. Au besoin, il aborde la longue dissertation érudite et consacre dix pages a une statue d’Hercule découverte a Dénia®. Tantot il résume avec clarté : en trois pages il donne une idée de l’art ro- 1. Stendhal (Portraits historiques et littéraires, p. 186). — Comme connaisseur Stendhal est inférieur 4 Mérimée. 2. Mélanges historiques et littéraires, éd. Calmann-Lévy, p. 268. L’ar- ticle a paru le 15 juillet 1852 dans la Revue contemporaine. 3. Les citations précédentes sontempruntées a article sur Lenormant (décembre 1869). Cf. Portraits historiques..., p. 273-275. 4. Notes dun voyage dans (Ouest..., p. 9-14. 5. Statue d’Hercule découverte & Dénia (Revue archéologique, mars 1847, p. 793-804). 46 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 man auvergnat!. Tantot il réfute avec force : aprés un examen serré il rejette les hypotheses émises sur les ali- gnements de Carnac. Tantot il recourt a la déduction : les pages qu'il consacre a la statuette d’argent trouvée a Tintignac sont un modele de cette déduction rigou reuse, grace a laquelle il identifie une euvre dart?. Tantét, en- fin, il éclaire une question d’archéologie a Laide des textes écrits, des cartulaires, des missels, des chansons de gestes, des catalogues, des piéces d’archives‘... La dis- sertation qu il consacre a l’église de Germigny est, a cet éoard, excellente; apres avoir écarté les assertions du moine Létalde, Mérimée détermine la date de la cons- iruction de léglise a laide du catalogue des abbés de Fleury-sur-Loire. Cette méthode, neuve en 1849, sera reprise avec bonheur au xx® siecle. Tels sont les principes, fondés sur le bon sens et sur la logique, dont use Mérimée. Mais cette rigueur scien- tifique il sait la tempérer d’un sourire, la rendre agréable et bien venue. Il illustre son texte de dessins relevés sur place’, se met en scene’, trouve des compa- aisons familiéres® et Vingénieux rapprochements * 1. Notes dun voyage en Auvergne. Paris, Fournier, in-8°, 1838, p. 381. 2. Notes d’un voyage dans lQuest..., p. 241. 3. Statuette dargent trouvée & Tintignac (Revue archéologique, dé- cembre 1849, p. 551-553), 4. Belise de Germigny (Loiret) (Revue d architecture et des travaux pu- blics, avril 1849, p. 118-118). 5. En particulier par M. Male. 6. Ainsi procéde-t-il pour un bas-relief découvert A Reims (cf. Cham- bon, Notes..., p. 288), 7, Ibid., p. 289 — et: De la peinture murale (Revue générale de Car- chitecture et des travaux publics, septembre 1841, p. 259). 8. Par exemple, construire en 1840 une église gothique, c’est comme si Pon youlait « fabriquer un bateau & vapeur sur le modéle d’une galare antique » (De larchitecture en France au NXIX® siécle. Constitutionnel, 4 juin 1844), 9. « Ge n’est pas tout de yoir un péplus ou une chlaena sur une de ces charmantes terres cuites d’Athénes, il faut encore examiner ces vé- tements déployés, les manier, apprendre comment ils s’attachent s’ajustent et se combinent. Des Hottentots seraient fort embarrasses: LE TECHNICIEN 47 coupe sa dissertation d’anecdotes amusantes!, éclaire les arts plastiques par la littérature®. Savez-vous pourquol les encadrements sont dorés? Voyez comme, d’instinct, les marchandes enveloppent les oranges dans du papier bleu?! Les sculptures de Morlaix ou d’Anet vous choquent par leur extréme licence? Songez a Rabelais, aux fa- bliaux, aux contes du xv® et du xvi° siécle, a Gargantua : brusquement les wuvres écrites illuminent Varchéologie. « Il fallait qu’au xvi’ siécle, et plus tard encore, les ar- tistes fussent des étres privilégiés pour se permettre im- punément tant de choses, dit-il. Ils pouvaient, ainsi que Rabelais, se moquer de Dieu et des rois, tout en possé- dant des bénéfices et recevant des cadeaux de la cour. De tout temps en France, ce me semble, on n'a aimé la dé- bauche que pour son cdté risible, non pour le plaisir physique. De la peut-étre Vimmense quantité de livres obscénes dont notre littérature abonde. Ne peut-on pas attribuer a cette disposition les sujets fort sales qu’on trouve souvent dans les édifices religieux du Moyen Age? A une époque ot la religion n’avait pas encore d’ennemis bien dangereux, on pouyait tolérer tous les caprices in- décens des artistes; ils faisaient rire, et c’était tout. » Ainsi Heptameron et Gargantua expliquent pourquot, dans le médaillon de Morlaix, Henri [V embrasse, « de la maniére la plus tendre, une femme trés décolletée », qui doit étre la belle Gabrielle‘. je pense, s’ils n’avaient, pour connaitre nos yétements, que nos tableaux ou nos statues. Dieu sait quelles méprises ils feraient quand il fau- drait s’habiller! » (De @enseignement des beawr-arts. Mélanges histo- rigues..., p. 326). 1. Cf. rapports du 1°" avril 1853 (Ami bibliophile), 19 janvier 1853 (Delacroix et le berger)... 2. Eglise de Germigny (Revue de UVarchitecture..., avril 1849, p. 115). 3. Restauration du Musée, 1849 (Mélanges historiques..., p. 352). 4. Notes dun voyage dans (Ouest... p. 154-155. CHAPITRE V LE TECHNICIEN B. Les grandes études archéologiques. Cette méthode prudente et souple, Mérimée l’applique dans ses études d’art, dont les principales ont formé les quatre volumes de Notes de yoyage'. Critiques et archéo- logues, depuis Sainte-Beuve et Caumont jusqu’a Viollet- le-Duc et Boeswillwald, ont présenté ces livres comme le modéle du genre : impersonnalité, clarté, précision, telles sont les qualités qu’ils leur reconnaissent®. J’ajou- terai que Mérimée a plus de vigueur et de rigueur qu’on ne suppose; lorsqu’il s’occupe d’un monument, il le fait avec ténacité, il y revient a de longs intervalles, complete son étude primitive, la rectifie, Padapte aux circons- tances et aux nouvelles exigences scientifiques; ainsi procede-t-il pour Vézelay, pour la cathédrale de Laon®. La continuité de vues est une de ses qualites maitresses. Quant aux articles quil donne aux revues d’archéolo- 1. Publiés en 1835 (Midi) — 1836 (Ouest) — 1838 (Auvergne) — 1840 (Corse). Je m’occuperai du dernier & propos de Colomba. 2. Cf. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. II, p. 372. — Labitte, Mérimée archéologue (Revue des Deux Mondes, 15 février 1845, p. 395). — De Caumont (Bulletin monumental, t, XXII, p. 583; t. XXXVI, p. 674-675). — Lettre de Viollet-le-Duc a son fils, 14 aowt 1878 (Lettres inédites de Viollet-le-Duc. Librairie et imprimerie réunies, in-8°, 1902, p- 163), — Lettre de Boeswillwald & Filon, 21 février 1894 (cf. Cham- bon, Notes.., p. 47). — Lettre du 21 janvier 1894 (cf. Filon, Mérimée et ses amis, p. 371), etc... 3. Vitet s’était occupé, lui aussi, de la cathédrale de Laon. Ili 4 50 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 gie, aux gazettes et aux journaux, ils sont tres nombreux, mais d’inégale valeur. Quelques-uns sont négligeables : Mérimée se disperse et, soit pour complaire & un direc- teur, soit pour utiliser un fond de lirow, soit pour tou- cher quelque argent, il broche des articles qui relevent de la vulgarisation. Nodier et Taylor ayaient répandu le gout de ces revues et de ces journaux ott la gravure et la lithographie agrémentent un texte facile, quand elles n’y suppléent pas. Mérimée n’a point cru devoir se soustraire d la mode : c’était dans son role; c’est dans le nétre de ne pas nous arréter a ces bagatelles!. Il en est autrement des articles précis et documentés que Mérimée publie dans le Bulletin du Comité historique des Arts et Monuments, le Journal de UIlnstruction pu- blique, la Revue générale de Varchitecture et des travaux publics, la Revue archéologique, le Constitutionnel, les Mémoires de Ulnstitut de France, la Revue des Deux Mondes, le Bulletin du Comité de la langue... Ils m’ont servi a dégager la méthode de Mérimée archéologue, car, bien que dispersés, ils forment un corps de doctrine. Mais les seules études qui méritent de survivre, méme sielles ne présentent plus qu'un intérét historique, sont les quatre études que Mérimée composa sur l’ordre du Comite historique des Arts et Monuments* : en mai 1837, la Société de VHistoire de France publie Essai sur UVar- chitecture religieuse du Moyen Age, particuliérement en France; en mars 1839, le Comité historique publie l'étude sur les Monuments militaires des Gaulois, des Grecs et 1. Pav exemple Vézelay (Histoire des villes de France, t. V, 1848). — Le Pont de Toléde, & Madrid (Magasin pittoresque, janvier 1849, Danse Anonyme). — Eglise de Saint-Thibault (Cote-d’Or) (Tbid., mai 1849, p. 145. Anonyme). — Bombardes & main (Ibid., juillet 1849, p. 228. Anonyme). — Des monuments dits celtiques ou druidiques (Athenaeum francais, 11 septembre 1852)... 2. Cf. un jugement curieux de Delécluze (Souvenirs de soivante an- nées. Paris, M. Lévy, in-12, 1862, p. 497) qui méle la pohtique & lar- chéologie. LE TECHNICIEN 541 des Romains; en aott 1843, l'étude sur les Monuments militaires au Moyen Age; en décembre 1845, étude sur Saint-Savin'. Le mérite de ces travaux considérables a été souligné®. Les instructions sur Varchéologie au Moyen Age sont, dit X. Charmes, « un résumé un peu succinct, mais généra- lement fort exact, de ce que l’on savait il y a trente ans®, au sujet de larchéologie au Moyen Age. Sur bien des points elles n’ont pas vieilli, et ’on peut encore les con- sidérer comme un des guides les plus lucides et les plus fideles a mettre entre les mains des personnes qui com- mencent l'étude de nos monuments. » Et il ajoute : « Les instructions sur larchéologie militaire, cuvre de Méri- mée, sont aussi remarquables que les précédentes. Sauf quelques points de détail, comme le plan du Louvre, dont les fouilles faites en 1868 ont montré le peu d’exactitude, tout y est encore tres bon, et ces pages sont a relire par les débutants, méme aprés les importants articles que M. Viollet-le-Duc a consacrés dans son Dictionnaire a Varchitecture militaire’. » L’éloge n’est pas mince. Si lon entre dans le détail, on peut préciser ce juge- 1. Cf. Vicaire, Manuel..., t. TI, col. 558, 559-564: t. V, col. 716, 717. — Dans ia premiére étude (1839), la collaboration de Mérimée avec Le- noir est certaine, mais difficile & déterminer; rien nindique ce que Mé- rimée a rédigé (peut-étre les votes, camps. Cf. X. Charmes, fe Comité des travaux historiques et scientifiques, 1886, p. 208). — Dans la se- conde étude (1843), il est Vauteur de la deuxiéme partie : Monuments militaires (cf. X. Charmes, /bid., p. 208 — et dans lédition en trois yo- lumes, t. I], p. 125. — Bulletin du Comité historique, 17 janyier 1841, 11 janvier 1843. —L. Renier, Rapport sur les travaux de la section d’ar- chéologie et sur ses publications, 1874, in-8°, p. 150)... Cette étude, il la reprend, la modifie et la publie ainsi modifiée dans /e Moyen Age et la Renaissance, t. V, 1851 (cf. Etudes sur les Arts au Moyen Age, éd. Cal- mann-Léyy, p. 219-303). Le texte a été augmenté, mais les grayures ont disparu. — Sur l’étude des peintures de Saint-Savin, cf. X. Charmes, ouvr, cité, t. I, p. 126, 380, 454-455. 2. Cf. L. Renier, ouvr. cité, p. 150. — X. Charmes, ougr. cité. 3. X. Charmes écrit en 1886; en réalité c’est quarante ans qu il ett fallu dire. 4, Ibid., p. 208, 52. PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 ment d’ensemble. L’ Essai sur UVarchitecture religieuse du Moyen Age, particulierement en France, est une étude ot Mérimée analyse avec clarté et avec conscience, en sul- vant un plan méthodique, les caracteres de lart roman et de l'art gothique, explique la transition de Vun a Pautre, aborde le probleme délicat de lorigine de Vogive!, et, en restant impartial, marque sa préférence pour Tart roman. Sa méthode rigoureuse exclut toute fantaisie : dune part, il se réfere aux ouvrages tech- niques, dont il use sans pédantisme; d’autre part, il n’avance rien sans preuve, et on dresserait un catalogue des monuments qu il invoque a Pappui de sa thése*. Les résultats sont excellents, car, pour choisir un exemple, il semble que, sur la question primordiale, et encore con- troversée*, de Vorigine du style gothique, Mérimée a des vues justes et devance son temps. Le probléme est diffi- cile et Vorigine de Pogive reste fort obscure, déclare-t-il*. 1. Il y veviendra dans l’A/bum de Villard de Honnecourt (Moniteur universel, 20 décembre 1858) et dans les comptes-rendus du Dictionnaire de larchitecture de Viollet-le-Duc (Monileur universel, 15 mars 1860), ete... — Cf. Enlart, Manuel darchéologie frangaise, p. XVIII-XXX. 2. Cf. les notes dans les Etudes sur les arts au Moyen Age, p. 1-53. Stendhal a plagié cette étude (cf. Portraits historiques..., p. 186. — Mau- revert, le Livre des plagiats. Paris, Fayard, in-12, s. d., p. 169-171). 3. Nes meilleurs archéologues discutent & son sujet, et il n’est pas rare de yoir le chauvinisme embrouiller une question purement scien- tifique. Cf. Enlart, pour qui gothique est un mot « faux », « calom- nieux », synonyme de « barbare », « allemand », « boche », « ce qui est tout un »; aussi le rejette-t-ilau nom du patriotisme en des termes qui surprennent (cf. Manuel d’archéologie..., t. I, p. Xxxv, XXxvi et note 1; 4. II, p. 460, 467...) M. de Lasteyrie réfute cet argument et dé- fend le mot gothique au nom de la science, qui doit rester impartiale et sereine ((’ Architecture religieuse en France & Vépoque gothique, t. I, p. 2 et note 3). Il reprend la bonne tradition de Quicherat et de Méri- mée ; celui-ci, en particulier, s’était élevé contre Vintrusion du patrio- tisme dans les études techniques (Moniteur..., 15 mars 1860, début du compte-rendu sur le Dictionnaire de larchitecture de Viollet-le-Duc) ; car, contrairement & ce quaffirme Enlart, le patriotisme méme peut avoir « ses exces » (ouvr, cité, pe <x). 4. Lettres & Requien, art. cité, p. 230. — Etudes sur /es arts au Moyen LE TECHNICIEN 53 Néanmoins, il cherche a résoudre le probleme et donne son opinion personnelle'. Il a Vabord le mérite d’éviter Verreur ot tombera Caumont qui, pour distinguer le style roman du style gothique, prend comme seul critérium le tracé des arcs, le plein cintre pour le roman, l’are brisé pour le gothique, et qui, considérant l’are brisé comme la marque de larchitecture gothique, appelle ogi- val ce genre d’architecture®. Mérimée garde sagement lappellation courante sfyle gothique; or, il lui parait que ce style n’a pas été trouvé « par un seul homme, qui Vau- rait transmis ensuite a une foule de nations différentes »3, mais qu’il a été le résultat de lentes et inévitables trans- formations. « L’architecture gothique n’est pas née un beau jour de l’imitation d’un édifice-type inventé de toutes piéces par un homme de génie* », confirmera M. de Lasteyrie en 1926. Puis Mérimée démontre, a laide dexemples précis qu'il emprunte a Saint-Gilles et a Saint-Germain-des-Prés, que la substitution de logive au plein cintre ne constitue pas « une révolution dans Varchitecture », que Vare brisé « a paru de bonne heure dans nos constructions du Moyen Age, et qu'il y a paru sans les modifier d’une maniére sensible” ». Age, p. 35. — Cf. Stendhal, Promenades dans Rome. Paris, Lévy, 2 vol. in-12, 1858, t. II, p. 14. — Enlart, ower. cite, p. 473. 1. Etudes sur les arts au Moyen Age, p. 35. — Lettre 4 Jaubert de Passa, 4 mai 1835 (Revue d histoire littéraire..., janvier-mars 1922, p. 29). 2. Caumont, Abécédaire ou Rudiment darchélogie. Caen, Le Blanc- Hardel, in-8°, 1870, p. 392 et suiv. — Lasteyrie, ouvr. cité, p. 1. — En- lart, owvr, cité, préface et p. 18-30. 3. Etudes sur les arts..., p. 30. 4. Ouvr. cité, p. 6. 5. Etudes sur les arts..., p. 37. — Lasteyrie choisit aussi comme exemple Saint-Germain-des-Prés (ouvr. ctté, p. 6). Plus tard, Mérimée réfutera les allégations fantaisistes de Chateaubriand et de Boisserée sur Vorigine de Vogive (imitation des branches de sapin ou de palmier entre-croisées) (cf. Moniteur..., 30 décembre 1854. Compte-rendu du Dictionnaire darchitecture de Viollet-le-Duc). 54 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Ainsi l'art gothique se dégagea lentement de l'art by- zantin (roman), « choisit dans l’architecture romane, s'appropria les éléments déja en usage et les perfectionna tous ». « Rien de plus commun que de voir la voute d’une nef en ogive, tandis que ses bas-cétés sont en plein cintre! », écrit Mérimée, qui ruine a l’avance la distine- tion fondamentale qu’établira Caumont. « La forme des ares paraissait 4 Caumont et a la plupart des archéo- logues instruits a son école le meilleur critérium pour distinguer les églises gothiques de celles qui ne le sont pas, écrit M. de Lasteyrie. Mais tout le monde aujour- Vhui reconnait Pinsuffisance de ce critérium®. » Des lors, Mérimée arrive a cette conclusion, remarquable en 1837 : « Pour nous, Vogive est un élément d’architecture appli- cable a plusieurs styles, mais qui n’est caractéristique d’aucun. On ne peut pas plus la prendre pour caracteére essentiel, qu'on ne peut prendre la colonne ou larchi- volte, ou tout autre membre d’architecture. Autant vau- drait, ce me semble, attribuer au marbre un certain ca- ractére, un autre a la brique, un autre a la pierre et au moellon. L’ogive est un moyen, non un systéme®. » Or, que dit aujourd’hui, sur ce point, Varchéologue qui fait autorité en la matiere ? : «Méme silare brisé pouvatt sans contre-sens étre appelé ogive, on trouve trop dares bri- sés a l’époque romane et trop d’aresen plein cintre dans des édifices incontestablement gothiques, pour que la brisure des ares puisse servir de critérium4. » Done Mérimée devance Quicherat, dont Varticle sur POgive et Varchitecture ogivale ruinera, en 1850, les théo- ries de Caumont?, il devance de prés d’un siécle les théo- |. Etudes sur les arts..., p. 45, 41. Lexpression vorite d’une nef en ogive est exacte (cf. Enlart, ouvr. cité, p. 474). 2. Ouvr. cité, p. 4. 3. Ouvr. cité, p. 39. 4. Lasteyrie, ouvr. cité, p. 1. 5. Ibid., p. 1, note 4. LE TECHNICIEN 55 ries de M. de Lasteyrie. Mais pourquoi, se demande-t-il, Pare brisé parvient-il peu a peu a se substituer a l’are en plein cintre? C’est grace a ses propriétés de résistance et a la facilité de sa construction. « L’ogive remédie a tout, en permettant a la fois de reproduire des courbes sem- blables et de conserver la hauteur désirée. Voila de ces cas ott logive est une nécessité!. » M. de Lasteyrie ne dit pas autre chose. « Quant a Vare brisé, la faveur dont il a joui ne saurait s’expliquer par des considérations pure- ment esthétiques, comme celles qui lui ont conquis les suf- frages des écrivains romantiques. La vraie cause de son grand et durable succes doit étre cherchée dans des rai- sons dordre technique. II pousse au vide bien moins que lare en plein cintre*... » Ainsi Vogive a été de plus en plus employée parce qu'elle était nécessaire. « L’emploi de Vogive, dit Mérimée, était pour ainsi dire forcé dans beaucoup de cas?. » Quelles furent les conséquences de cet emploi? D’abord la legereté : architecture gothique « allonge démesureé- ment » les colonnes; puis la solidité, un instant com- promise par cet allongement, et quon rétablit grace aux contreforts. « Il fallut étayer de tous edtés, par des ares- boutants, ces masses pyramidales qui menagaient le ciel et aussi les habitants de la terre », écrit Mérimée®. S’il déplore « laccroissement des contreforts, la multiplicité des arcs-boutants® », il y voit un des caracteres essen- tiels de Varchitecture gothique. Une fois de plus, M. de Lasteyrie se rencontre avec lui. « ... L’>invention de la voute d’ogives naurait point eu de pareilles conséquences, . Ouvr. cité, p. 41. ; Ougr. cite, p. 4%. won = . Ouvr. cité, p. 40. . Ibid., p. 45. . Ibid., p. 47. Méme théorie, mémes constatations chez Lasteyrie, our. cité, p. 8-4, et Enlart, our. cité, p. 472. 6. Ibid., p. 48. -_ or 56 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 déclare-t-il, et nos architectes n’auraient jamais osé con- cevoir des monuments aussi grandioses que les cathé- drales d’Amiens, de Reims ou de Beauvais, si Pinvention de l’are-boutant ne leur avait fourni un moyen nouveau et dune grande eflicacité pour lutter contre la poussée des votites!... » Ainsi les caractéres de l’architecture gothique se dé- gagent et se lient : emploi de Ja votite sur croisée d’ogives, emploi de l’are-boutant, emploi de Vare brisé. Si Mérimée ne les souligne pas avec la rigueur scienti- fique de M. de Lasteyrie®, il les sent a merveille?, comme on sent d’instinct les grandes lois de la nature souve- raine. C’est que, dans ses longues tournées (inspection, il a étudié les monuments les plus caractéristiques de notre art gothique, depuis la cathédrale de Dol, qui lui semble le modéle du premier style gothique, jusqu’a celle de Saint-Brieuc, qui lui parait le plus mauvais exemple du gothique a son déclin?. J’ai rapproché le texte de Mérimée du texte de M. de Lasteyrie, pour montrer a quel point lun parait s’inspi- rer de l'autre”. La théorie de Mérimée, opposée aux théo- ries de ses contemporains, risque done d’étre la théorie la plus voisine de la vérité, en tout cas la plus sage et la plus féconde. N’est-ce rien d’avoir évité Verreur de Caumont, annoncé Quicherat®, préparé la voie aux meil- leurs archéologues du xx° siécle? Une phrase comme V(Ouvr: cite, p. 4: 2. Ibid., p. 3. 3. Ouvr. cité, p. 41-47. 4. Notes dun voyage dans | Quest..., p. 115 et 122. Il résume les ca- ractéres distinctifs du premier style gothique dans la note 1 de la page 114. 5. Rencontre fortuite, car M. de Lasteyrie ne cite méme pas Méri- mée. 6. Dont les travaux s’échelonnent entre 1845 et 1870 (cf. Enlart, ougr. ctlé, p. XLVI). LE TECHNICIEN ayy celle-ci : « L’ogive est un élément d’architecture appli- cable a plusieurs styles, mais qui n’est caractéristique daucun! », est lourde de conséquences. Si l’on songe que, sur les origines et les caractéres de l’art roman®, Mérimée n’a pas moins de pénétrante clairvoyance, on peut lui pardonner beaucoup d’erreurs de détail et récla- mer pour lui une justice qui ne lui est pas rendue. Son étude sur l’Architecture gallo-romaine wa, en re- vanche, d’autre mérite que d’étre un guide sur. Elle ré- pond ainsia son objet, puisque le but poursuivi est d’éclat- rer les correspondants de province. Mérimée ne craint done pas d’étre didactique : aprés avoir exposé l’histo- rique de la question, il divise et subdivise son sujet en chapitres, en paragraphes, et il illustre le texte par des croquis, des dessins, des coupes, des plans qui n’excluent pas les exemples : telle sera la méthode de Caumont, de Viollet-le-Duc. Puis Mérimée évite toute critique dart, puisqu’il ne s’agit pas de discuter une these, mais d’ex- poser une question. Enfin il décrit toujours avec soin les caractéres généraux de l'objet dont il parle, de facon que les antiquaires puissent reconnaitre aisément celui-ci. I prodigue les conseils, les recommandations®, ajoute des références, indique les ouvrages utiles 4 consulter ; bref, sans vaines prétentions érudites, il s’en tire a son hon- neur. - On retrouve ces qualités de méthode et de précision dans l’Architecture militaire au Moyen Age. D’une'lpart, 1. Ouvr. cité, p. 39. 2. Ibid., p. 9 et suiv. 3. « On recommande aux correspondants... » — « On doit veiller... » — « On veillera... » — « On doit recommander une surveillance exacte... » — « MM. les correspondants chercheront... », etc... 58 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Mérimée expose la question avec netteté, la divise, la sub- divise!; d’autre part, i] déploie un appareil critique con- sidérable?, cite un grand nombre de monuments, renvoie dune foule d’écrivains et d’archéologues et, ce qui est plus remarquable, utilise les vieilles chroniques?, les livres dhistoire, les légendes, interroge les peintures, les tapis- series, les bas-reliefs pour expliquer certaines particula- rités architecturales!. La quatriéme étude, Notice sur les peintures de Veglise de Saint-Savin?, est plus importante. Elle forme un magnifique volume dont les planches pré- sentent un intérét historique, car elles fixent l’état des fresques au moment de leur restauration ®. Ce livre pa- rait en décembre 1845; en 1846, le Bulletin monumental en reproduit quelques pages. De toutes les publications ordonnées par le gouvernement, dit-il, « aucune n'est plus importante, pour Vhistoire de l’art, que le beau vo- lume in-folio, accompagné de planches coloriées, qui renferme la description des peintures a fresque de Saint- Savin’... » Plus tard, X. Charmes a montré Vintérét primordial de cette publication® et, de nos jours, d’ex- cellents spécialistes Pont analysée. [i serait vain de re- 1. Meme méthode dans les Dictionnaires de Viollet-le-Duc. 2. H ajoute méme une bibliographie. 3. En particulier celles de Froissart, Ayala, Du Guesclin, les Chro- niques de Castille, la Chronique du rot Don Pedro... Il cite Homére, Vi- truve, César... 4. Meme méthode dans les ouvrages considérables du P. Cahier et Martin. 5. Gomme la précédente, elle est reproduite dans les Etudes sur les arts au Moyen Age (éd. Calmann-Lévy, p. 55). 6. Diantant plus que les fresques se dégradent a nouveau. 7. Cf. t. XII, p. 193. Il ajoute : « M. Mérimée, si bon appréciateur des monuments de tous les Ages, décrivit ces peintures dans un rap- port au ministre, el celui-ci, frappé de leurimportance, décida qu’elles seraient dessinées et publiées en couleurs. M. Mérimée youlut bien se charger de la rédaction du texte. » Le Bulletin monumental donne qua- torze reproductions. 8. Le Comité des travaux historiques..., t. I, p- 126, 380 et 454-455, Ns Ae Learn tf” CG anDpy ul IA aff f Sav ite > N SAINT-SAVIN FRESQUE le releveé de 1844) (apres LE TECHNICIEN 59 prendre une question que M. E. Male semble avoir épul- sée en montrant ce qu il y a d’excellent et de contes- table dans le livre de son préedécesseur!. Mérimée a sans doute raison quand il suppose que les fresques de Saint- Savin ont été peintes assez longtemps apres la dédicace de l’église, dans les derniéres années du x1° siécle. En revanche, il se trompe sur la date des peintures de la crypte. Quant aux peintures mémes, a part deux ou trois interprétations douteuses, [il] a parfaitement identifié les « sujets », et, en 18447, ce n’était pas une tache facile; il aeu, en particulier, le mérite de débrouiller les épisodes assez confus de l’histoire de Joseph. Dans le cheeur, ila retrouvé, autour du grand Christ en majesté, les traces des quatre animaux évangéliques. Enfin ila saisi la gran- deur presque antique de l’art du peintre, puisqwil « va jusqu’a comparer nos fresques aux dessins des vases grecs ». L’impression est juste, mais la comparaison est hardie, car, en définitive, « on ne saurait, conclut M. Male, accepter opinion de Mérimée, qui veut faire honneur des fresques de Saint-Savin a des maitres grees. Si Pceuvre est byzantine par la technique, elle ne lest pas par esprit ». Toutefois « erreur de Mérimée s’ex- plique. Quand il publia les fresques de Saint-Savin, il avait le droit de les croire a peu pres uniques en France, et de les attribuer a une école étrangere. Depuis, de nom- breuses découvertes faites dans la méme région ou dans des régions voisines ont prouvé quune foule d’églises étaient décorées de fresques analogues et qu ily avait par 1. Histoire de VArt, par A. Michel. Paris, Colin, in-8°, 1905, t. I, 2° partie, p. 758 et suiv... — Cf. Male, V’Art religieux du NII stécle en France, p. 207, 2. Mérimée a visité Saint-Savin pour la premiére fois en 1844, et non en 1834, comme le dit le Budletin monumental (p. 193). — Sur sa tour- née dans l'Ouest, cf. Chambon, Notes..., p. 198. Mérimée avait adressé a Vitet son rapport sur Saint-Savin. 60 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 orande école de conséquent chez nous au x11" siecle une 2 peinture murale! ». Cette erreur excusable mise a part, nous verrons que la merveilleuse lecon du maitre de Saint-Savin, Joignant la vérité familiére a la grandeur, alhant le gout du détail au génie de la simplification et de la généralisation, ne sera pas perdue pour Mérimée. Telles sont les études de Mérimée sur l’archéologie au Moyen Age; il ne faut ni les rabaisser, ni en exagérer la valeur. En leur temps, elles furent des guides utiles et probes. On ne saurait les comparer aux livres d’un P. Ca- hier, dun Caumont, d’un Didron; toutefois, elles font mieux connaitre l’état de la science archéologique dans la premiére moitié du x1x® siecle. « Peut-étre ne ren- ferment-elles pas des révélations bien inattendues sur Vart religieux ou militaire du Moyen Age®, mais P. Mé- rimée avait ce coup d’ceil d’artiste, cette puissance d’évo- eation qui survit aux modifications apportées par le temps dans les systemes scientifiques*... » 1. Les citations préecédentes sont empruntées a étude de M. Male. 2. Restriction trop sévere; on a vu, par exemple, que, pour Vogive, Mérimeée apporte une théorie neuve. 3. Revue politique et littéraire, 28 aout 1875, p. 205. — L’auteur ano- nyme prétend que Mérimée écrivit ses Etudes sur les arts au Moyen Age de 1831 a 1861 : c'est une erreur; Mérimée n’écrivit rien sur l’ar- chéologie avant 1831. — Hi ajoute : « Il est curieux de voir sur quelle base solide de séricuses et austéres études reposait le talent » du bril- lant écrivain. CHAPITRE Yl LE TECHNICIEN C. Ses théories esthétiques. Ce coup d’ceil dartiste, cette puissance d’intuition ex- pliquent que Mérimée tire de ses études techniques une legon profitable 4 Vhomme et a l’écrivain. Le lecteur, en groupant les observations qui sont éparses dans ses notes et dans ses livres, peut dégager certaines théories esthé- tiques, dont loriginalité n’est pas sans valeur ni sans portée, et découvrir cette lecon. Or Mérimée tire un enseignement de trois arts, Varchi- tecture, la sculpture et la peinture. L’architecture lui apprend que, sil est chimérique de viser a Villuston com- plete!, Vart donne au plus modeste monument un carac- tere de grandeur*; que tout ce qui est inutile est bla- mable*#; que le style d’un édifice doit étre approprié a sa destination‘; qu enfin le style et lédifice doivent étre en rapport avec les ressources dont on dispose®. Ainsi l’ar- 1. De la peiniure murale (Revue générale de Uarchitecture..., octobre 1851, p. 331). 2. Tombeau de Vamiral Dumont a Urville (Constitutionnel, 12 novembre 1844, p. 3). 3. Notes dun voyage dans le Midi..., p. 469. 4. Ibid., p. 464. — Cf. Diderot : « Un morceau d’architecture est beau lorsqwil y a la solidité et qu’on la yoit; quil y a la conyenance vequise avec sa destination et quelle se remarque » (lettre & M'* Vol- land, Q@uvres completes. Garnier, 20 vol. in-8°, 1877, t. XIX, p. 120). 5. Notes dun voyage dans (Ouest..., p. 132. 62 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 chitecture, «art de raisonnement », qui « doit avant tout satisfaire la raison! », lui donne une lecon d’harmonieuse sagesse et Véquilibre souverain. La sculpture, qui est, en quelque sorte, la servante de Varchitecture, le retient moins. Toutefois, telle statue an- tique, comme la statue de Vienne®, lui révéle le réalisme poétique des anciens, auquel il oppose le style sec et dur des statues de Fontevrault?. L’art du sculpteur lui parait le plus difficile de tous, car le blane de la pierre et le noir de ’ombre sont les deux seules ressources dont il dispose. Aussi a-t-il besoin du secours de la peinture une statue monochrome est choquante. La sculpture, en revanche, est pour architecture un ornement indispen- sable. Les trois arts se pénétrent donc. « L’architecte et le sculpteur fournissent au peintre un théme, qu’il em- bellira de broderies, mais dont le caractére général doit demeurer toujours reconnatssable* », dit Mérimée, qui souligne ainsi la dépendance réciproque des arts plas- tiques. Quant a la peinture, Mérimée distingue entre la pein- ture murale et la peinture proprement dite. La peinture murale est pour lui le complément indispensable de tout 1. De la peinture murale (ouer. cité, septembre 1851, p. 263). C’est pourquoi il déteste VEscurial (Annals of the Artists in Spain... Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1848, p. 640). — Il diva plus tard: « Le gout, dans Varchitecture, a le bien considérer, n’est peut-étre... qu'un raisonnement instinctif, une rapide conception de la conyenance, et presque toujours une faute de gotit dans un édifice, qui choque des yeux délicats, se trouve en réalité étre une faute de logique » (Mé- motres de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XX, p. Lvit), — Mémes idées chez Diderot, ouvr. cité, t. X, p. 510. 2. Lettres & une Inconnue, \. I, p. 200. — Notes d'un voyage dans le Midi..., p. 128. 3. Cf. Gazette des Beaux-Arts, 1875, t. XII, p- 180. — Chambon, Notes..., p. 73. 4, De la peinture murale (ouvr. cité, octobre 1851, p. 233). Pour tout ce qui précéde, cf, méme article, p. 332, 29: De la sculpture peinte, — Diderot est hostile & la sculpture peinte (ef. Salon de 1763 : QEuvres, t. X, p. 423). LE TECHNICIEN 63 édifice. La ot elle manque, il la réve : en Gréce, devant le temple de Thésée et le Parthénon; en France, sur les murs de nos églises romanes et de nos cathédrales go- thiques. La otiil le peut, comme a Saint-Savin et au Puy, il la restaure. Car la peinture murale embellit un monu- ment, souligne sa solidité, prolonge sa durée!. Hardie et souple, elle explique les intentions de l’architecte et prend une valeur morale, symbolique : ainsi l’or, consi- déré comme une couleur, est de la lumiére peinte; ainsi la Sainte-Chapelle est une chasse dune splendeur inusi- tée®. Mais que le peintre n’exagére pas, qu'il ne cherche jamais a créer une illusion compléte! Raphaél a compris le danger quand il peignit les Stanze. « A-t-il produit Pillusion? A-t-il voulu la produire? Non certes, et c'est pour cela que son art n’en est que plus merveilleux?. » De méme, si les peintures de Pompéi sont belles, e’est parce quelles « ne sont pas copiées et ne visent pas au réel4 ». Si, en revanche, au musée de Nantes, l’Aveugle attribué a Murillo est repoussant, c’est parce que, en co- plant de trop pres la nature, lartiste est tombé dans l’ « ignoble et effroyable vérité® ». La peinture décora- tive, comme l’architecture, donne done a Mérimée une legon de modération et de sagesse : un artiste probe peut étre hardi, il n’a pas le droit d’étre téméraire ni de jouer au plus vrai avec la nature, au plus fin avec le pu- blic. La peinture proprement dite n'est pas moins fertile en enseignements : Mérimée l’a toujours aimée et prati- quée®. Kn 1839, il publie dans la Repue des Deux Mondes i. Cf. les deux articles importants sur la Peinture murale. 2. Ibid., p. 271-273. 3. Ibid., p. 331. — Cf. Stendhal, Promenades dans Rome, t. I, p. 66, 225) 2871. 4, Ibid., p. 331. 5. Notes d'un voyage dans ('Ouest..., p. 305, 6. Cf. le Musée de Madrid (U Artiste, mars 1831). 64 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 deux articles sur le Salon!. On y retrouve sa maniere ironique, désinvolte, qui a été mise en lumiére?. Qu’on la gotte, si lon veut, puis qu’on la néglige, qu’on ar- rache le masque anglais dont Mérimée se couvre le vi- sage*, qu'on aille droit a Vessentiel. Voici Mérimée a Vécole des peintres; qu’apprend-il d’eux? Ceci : un grand artiste dédaigne les minuties, traite largement son sujet*, préfére le vraisemblable au vrai, s’inspire moins des vieux maitres que de la nature, met en ceuvre toutes ses ressources pour interpréter celle-ci, s’attache a Pex- pression d’un visage plus qu’a son modele®. Les tableaux WAry Scheffer, de Delacroix, de Decamps, de Flandrin, de Marilhat, de Dupré... sont le vivant commentaire de ces vérités éternelles". Or, ces vérités Mérimée les éprouva déja en Espagne et en Angleterre’. Il ne craint done pas d’instituer des rapprochements entre tel peintre moderne et un La- wrence® ou un vieux maitre de la Renaissance. Il ne 1, Revue des Deux Mondes, 1° et 15 avril 1839 (t. XVIII, p. 83 et 239). Mérimée remplace G. Planche. — Il est curieux de comparer ces deux articles aux Salons de Diderot. Si Mérimée est supérieur a G. Planche, il est trés inférieur A Diderot. 2. A. Pauphilet, Wérimée critique dart (les Annales romantiques, t. IV, p. 49-81 et 161). 3. Ht feint de publier les notes d'un peintre anglais (ef. art. cité, p- 86 et note 1). En réalité, il se trahit & chaque page et sa critique est souvent subjective; il prodigue les observations personnelles, trés fines en général. Cf. Jbid., p. 91, 98, 96, 101, 241, 257, 258... — Pau- philet, art. cwé, ch. vit. 4, Ibid,, p. 87. bo fbid., p, 96, 241, 254, 258. — Cr De Venseignement des beaux-arts (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1848, p. 328), — Limitation de la na- ture nest ailleurs pas le but execlusif de Part (De la peinture murale, art. cité, col, 327). 6. Sur la compréhension d’un tableau, cf. Restauration du Musée (Re- gue des Deux Mondes, 1°" mars 1849, p. 813-819). — Mélanges histo- riques..., p. 345-357. 7. Cf. Annals of the Artists in Spain, by W. Stirling (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1848). 8. Revue des Deux Mondes, 15 ayvil 1839, p. 253. LE TECHNICIEN 65 cache pas quwil préfére le portrait au tableau d’histoire et au paysage. Chaque fois que, dans ses tournées, il en découvre un bon, il éprouve une grande joie. Avec quel enthousiasme décrit-il & Aix admirable téte de sainte Catherine! « C’est la beauté, s’écrie-t-il, mais tellement noble qu'elle inspire du respect, au lieu de désirs! » Le portrait du roi René et celui de Jeanne de Laval, « re- marquablement laide », lui révélent V’exeellent réalisme de nos peres!. L’attitude d’abattement pensif de la du- chesse de Montmorency lui rappelle la naiveté et la no- blesse de Desdemona-Pasta*. Dans hospice d’Oyron, les nudités d’ «une jolie Madeleine pas trop pénitente de Mignard », les « peintures fort voluptueuses des dames de la cour habillées en nymphes et montrant a peu prés tout?» lui plaisent, parce qu’elles traduisent un effort vers la vérité. C'est cet effort qu'il gotte devant les « magni- fiques Rubens » des musées de Lyon et de Marseille, a Lyon devant l’ Ascension du Pérugin, au Palais des Papes d’Avignon devant les fresques de Giotto, a Villeneuve- lez-Avignon devant la Descente de Croix, le Jugement dernier ou le portrait de la marquise de Ganges, par Mi- enard, a Aix devant le tableau de Saint-Sauveur‘... Si Velasquez et Murillo lui plaisent, c’est parce qu’ils sont « forts, énergiques et brillans » comme la nature et que, astreints a peindre des sujets officiels, ils donnent tout de méme a leurs portraits expression et la vie®. La- wrence, lui aussi, est un maitre. « Il n’est pas tres str, écrit M. Pauphilet, que [Mérimée) n’ait pas préféreé la 1. Notes d’un voyage dans le Midi..., p. 230. 2. Notes d'un voyage en Auvergne, p. 388. 3. Rapport a Vitet, 23 juillet 1840 (Chambon, Notes..., p. 143-144). 4. Notes d’un voyage dans le Midi..., p. 106, 147, 163, 229, 248, etc.. 5. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1848 (art. cilé, p. 640 et sulv.). Tit 3 66 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 peinture anglaise pour son renoncement a tout ce qui n’était pas incontestablement de son ressort. Malegré le génie des grands peintres idéalistes, il devait leur trou- ver quelque penchant a la littérature ; et peut-étre se sen- tait-il plus voisin, par sa nature, des agréables réalistes anglais que des réveurs fiévreux comme Delacroix!... » Bref, Mérimée n’ett-il hérité des peintres que d'une le- con, elle est capitale : non seulement Vartiste ne doit pas copier la nature, mais il doit faire subir a la réalité, avant de la rendre, une simplification nécessaire*. La vérité est a ce prix; Mérimée ne Voubliera pas quand il créera la Venus d'llle et Colomba, Arsene Guilloi et Carmen. Mais la lecon sélargit, dans espace et dans le temps; elle lui vient des peuples primitifs comme des maitres du Moyen Age, des Grees et des Romains comme des peintres modernes. Arles complete Saint-Savin, le Pont-du-Gard la cathédrale de Chartres, et les secrets de l’art se dé- couvrent a ses yeux, Maut-il négliger ce gout naif de ’ornementation, cette force brutale qui, chez les peuples primitifs, constitue le beau?? Non. Les Romains, eux aussi, raménent la beauté ala force et prouvent, 6 prodige ! que cette force a une erandeur qui semble échapper aux lois mémes de l’ar- chitecture4. Toutefois, si le beau atteint chez eux des proportions surhumaines, sil vise a un vigoureux réa- lisme”, il n’est souvent quan beau de convention. Oui, Mérimée est ému devant le Pont-du-Gard, et la statue de 1. Art. cité, ch. vi (ef. ch. v1 sur Lawrence). 2. Ibid., ch. vit, fin. — Cf. Diderot, Qfueres..., t. XT, p. 113. 3. Cf. Notes d’un voyage dans le Midi..., p. 23. — Revue générale de Varchitecture..., avril 1849, p. 118. 4. Par exemple dans le Pont-du-Gard, 5. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 200, LE TECHNICIEN 67 Vienne lui est une révélation; mais il n’est pas séduit par l'art des Romains et, déplorant la facilité triviale ot cet art tombe sous les Antonins, il éprouve une irrésis- tible envie de démolir a Athénes les monuments romains!. En revanche Part grec Penchante, parce que les Grecs sont des artistes libres qui voient dans les régles une dis- cipline, non une contrainte?; parce que la force n'est pas pour eux, comme pour les Romains, le but de lart, mais un moyen de parvenir a la noblesse?; parce que la solidité, chez eux, s’allie ala grace. Les Grees respectent la loi des convenances, qui est la premiére des lois ; c’est Putilité qui les conduit A la beauté’. Hs corrigent Vidéa- lisme non par le réalisme, mais par ce qu il faut de réa- lisme pour donner a VPoeuvre lapparence nécessaire de la réalité sans lVentaidiv jamais®. Enfin, choisissant dans la nature les traits cavactévistiques, ils dégagent les- sentiel®, Qui done les égale? Nos maitres du Moyen Age. Ceux qui éleverent la cathédrale de Chartres sont d’aussi grands artistes que les architectes du Parthénon. Mieux : ils procedent des Grees, ils sont leurs disciples, leurs rivaux heureux. « Les architectes du xim® siecle, dit Mé- rimée..., se sont souvent rencontrés avec les Grees par la méthode et, si je puis m’exprimer ainsi, par le raison- nement de leur art’. » Rencontre voulue ou fortuite, peu importe; la lecon est la méme, qui vient d’Atheénes et de Chartres. Les maitres du Moyen Age sont, comme les 1. Revue archéologique, mars 1847, p. 793. — Lettres a Viollet-le-Duc, éd. Champion, p. 35. 2. Revue des Deux Mondes, 1°" septembre 1841, p. 817. 3. Revue générale de Varchitecture, novembre 1842, t. II, p. 482. hk. De Varchitecture en France au XIN® siécle (Constitutionne/, & jain 184%, n° 156). ; 5. Notes d'un voyage dans le Midi..., p. 127. — Eludes sur les arts au Moyen Age, p. 167. 6. Revue archéologique, juillet 1846, p. 265. 7. De la peinture murale (ouvr. cité, octobre 1851, p. 333). 68 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Grecs, des artistes libres qui assouplissent les regles', respectent la loi des convenances, font de la noblesse et de la grace les auxiliaires de la solidité et de la force. Comme eux, soutenus par un grand souffle, amis de cette couleur que nous avons appelée couleur locale et de cette imitation directe de la nature que nous avons appelée réa- lisme, ils vont de Vidéalisme a la vérité sans se perdre dans les nues ni jamais déchoir*®. Comme eux ils font preuve d’adresse et de patience autant que de raison?. Comme eux, enfin, ils ne eraignent pas d’user de con- ventions naives, puisque l'art est une convention*. La méthode est la méme, qui « a produit les temples de la . Grece et les cathédrales de la France, déclare Mérimée, et c’est la seule qui puisse produire encore de beaux et WVutiles édifices® ». Elle consiste a conformer la cons- truction aux besoins, les matériaux au climat. Ce sont ces principes, simples et féconds, qui présidérent au « grand mouvement de notre art national au xm® et au xm’ siécle® ». Art national, oui, comme fut national Vart gree au temps de Péricles, art qui permet a la France de le disputer a Europe, jusqu’au jour ott Vart factice de la Renaissance le remplace. « Dés lors, il n’y eut plus Wart national en France’... », constate Mérimée avee tristesse. A-t-il eu tort @égaler aux Grees nos « maitres WVcuvres » du xui® siécle? 1. Notes d'un voyage dans (Ouest..., p. 154. 2. Notes d’un voyage en Auvergne, p, 227, 272. — CI. E. Male, /’Art re- ligieuw du NXIII* siécle en France, p. 283. ~ L’Art religieux de la fin du Moyen Age en France, p. 246, 359, 371. 8. Notes dun voyage dans le Midi..., p. 88, 105. 4. Bludes sur les arts au Moyen Age, p. 160. 5. Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XX, p- LVII. 6. Ibid. 7. Des monuments de la France (Moniteur universel, 1° janvier 1853, LE TECHNICIEN 69 Quest-ce done, en définitive, que lart? Pas plus que Villusion, il nest la copie fidéle des maitres ou la repro- duction servile de la nature!. [] ne consiste pas dans lin- solente richesse des ornements, ni dans la perfection tra- vaillée des détails, ni dans les prodiges dadresse ou de patience, ni dans les merveilleuses bagatelles ot’ se com- plaisent parfois les bons ouvriers?. L’art digne de ce nom est celui qui plait avant de tromper?; c'est, exacte- ment, celui qui charme les yeux en satisfaisant la raison‘, Mais, pour satisfaire celle-ci, il doit respecter les lois de la proportion et de (harmonie, viser a Vutilité et aux con- venances d’abord, alVordre et au gotit ensuite. La gran- deur peut exclure le gout, le gout peut n’étre apprécié que le jour ott la puissance intellectuelle ’emporte sur la force physique" ; l'art supréme, celui des ouvriers de Chartres ou de Peestum, concilie ces éléments qui ne sont contradictoires qu’en apparence. C’est pourquoi les plus belles manifestations de cet art sont les monuments grecs, les églises romanes et les cathédrales gothiques. 1. De la peinture murale, ouvr. cité, col. 327 et 330. — Salon de 1839, art. cités. — Revue des Deux Mondes, \*" septembre 1841, p. 816, 15 novembre 1848, p. 643... — Mémoires de la Société des Antiquatres de Normandie, t. XX, p. vi. — Cf. Stendhal, Promenades dans Rome, t. 1, pezols te. Ip. sly 16. 2. Notes dun voyage dans le Midi..., p. 69, 88, 105, 342. — Dans (Ouest..., p. 111 (Moniteur universel, 3 janvier 1855), Cf. Lettres & Viol- let-le-Duc, 6d. Champion, p. 239-242. 3. Notes d'un voyage dans lOuest..., p. 70. 4. Moniteur..., art. cité. — Cf. Lettres & Viollet-le-Duc..., p. 233. 5. De la Céramique (Revue des Deux Mondes, 1°" avril 1853, p. 206). Mérimée admire les plats en faience d’Horace et Flaminio Fontana et de Giorgio parce quils sont appropriés a leur destination. — Embellis- sements de Paris (Revue de Paris, octobre 1836, p. 58-62 : sur la place de la Concorde). — Revue archéologique, 15 avril 1848, p. 13 (cathédrale de Laon). 6. Notes d'un voyage dans le Midi..., p. 23. 70 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Qu’on ne s’y trompe pas, en effet : des régles immuables, fondées sur la raison comme sur linstinct créateur, et une étrange conformité des moyens, qui se transmettent, a de longs intervalles, de génération en génération, pro- duisent les chefs-d’muvre de tous les temps et de tous les pays!. La preuve en est que, partout, les commence- ments de Part se ressemblent et que, partout, lart a le méme déclin?. Aussi convient-il de chercher, sans parti pris, le beau et les regles du beau dans tous les systemes et dans tous les styles’. Mérimée, rebelle aux idées générales, s’éleve ainsi a des considérations philosophiques qui ne manquent ni de erandeur nide portée. Il est éclectique, puisquil ne con- damne aucune école; il est classique, puisqu il aime, avant tout, la raison et l’harmonie; il est idéaliste, puisqu il ré- prouve une peinture servile de la réalité. Puis, élargis- sant le cercle, il applique cette conception a la littéra- ture. N’a-t-il pas démontré que les arts sont solidaires les uns des autres‘? Ne vient-il pas de proclamer que les régles du beau sont les mémes pour tous les arts? N’ajoute-t-il pas : « Tous les arts se ressemblent sur ce point que Villusion absolue leur est contraire? » Or, voici qu il illustre cette regle capitale par un exemple : « Orosmane se frappe avec un poignard dont la lame rentre dans le manche, écrit-il; tous les spectateurs sont émus : ¢’estun héros qui meurt. Inondez la salle de flots de sang; Villusion du suicide est complete, si lon veut, mais on ne pense plus au héros. Au lieu d’une émotion sublime, on éprouve une impression d’horreur. La réalité vient de remplacer ’art. » 1. Reoue des Deux Mondes, 1°" septembre 1841, p. 817. — Constitu- tionnel, 12 juin 1851 (Architecture du y° au xvi° siécle). 2. Notes d'un voyage dans le Midi..., p. 23. 3. Revue des Deux Mondes, 1°" septembre 1841, p. 819. %. Il ne s’oecupe jamais de la musique, & laquelle il est peu sensible, do. Reoue générale de Carchitecture, octobre 1851, col. 330. LE TECHNICIEN 71 Mérimée passe done sans effort des arts plastiques aux cuvres d’imagination, et réalise logiquement une des idées que les romantiques réalisent @instinct : la dépen- dance réciproque des arts. En méme temps, il livre un des seerets de son art. Combien lumineux, en effet, est exemple d’Orosmane! Si Villusion absolue est néfaste, le drame de Colomba, tout rempli d’ombres sanglantes, cachera tant de sang sous un preste éventail, la descrip- tion du meurtre de Carmen sera bréve comme la lueur dun couteau, Vagomie d’ Arsene Guillot sera pleine @une émotion contenue. Mais, @un autre cdté, le mensonge, sous toutes ses formes, est haissable. Mérimée, quit « fait grand cas » de Pécole rationaliste, préfere un mur nu a un mur enduit de badigeon, un chapiteau sans décora- tion a un chapiteau peint en bronze ou en porphyre!. La statue de la Vénus d’[lle aura cette nudité, Colomba et Carmen n’auront ni ornement ni parure®. Heélas! cet art, dont Mérimée vient d’atteindre enfin les sommets, serait-il menacé de ruine? Aux alentours de 1840, Mérimée, qui s’applique a ressusciter le passé, s’in- quiéete de lavenir. Les artistes manquent de convictions sincéres : Pimprévoyance, linsouciance, qui sont les 1. Revue générale de Uarchitecture, septembre 1851, col. 362. 2. « Depuis longtemps le détail triomphe; on le brode, on Vamplifie, on le pousse a bout, et lon se croil bien grand par toutes ces richesses Pune sur l'autre accumulées. Hrreur! le bel art ne se comporte pas ainsi; il ne calcule pas de la sorte, et il a son secret plus intérieur. Son trésor ne se compose pas @innombrables et splendides détails ad- ditionnés et qui font tas : en définitive, ces trésors-la sont un peu trop pareils a ceux des rois barbares » (Sainte-Beuve, Port-Royal. Paris, Hachette, 1859, t. V, p. 470). Or, c’est vers 1838 que Sainte-Beuve, ana- lysant Vart de Racine, s’exprime ainsi. Mérimée ne pense ni ne dit mieux. de PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 maladies de la société, les paralysent. Une indécision générale tue les arts. Quelle en est la cause? Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, le déclin de la foi. « Le manque de croyances, ce malheur que nous déplorons tous sans y trouver un reméde », a, au contraire, son bon coté, aflirme Mérimée; car les architectes « sans passion, sans préjugés, sceptiques, indulgens comme toute notre eénération », n’excluent aucun systeme. La est le bien, mais la est le mal. La estle bien, car on étudie, on prone Part roman et Part gothique. La est le mal, car on « est tout pres de les imiter » et, au lieu de chercher une forme d’art originale, on les copie. Les artistes de- viennent « antiquaires, ou, plutot, ils étudient pour Pétre », écrit Mérimée en 1841; écoliers maladroits qui Sy sone ala mode, ils commettent erreur sur er- reur?. Désormais Mérimée ne cessera de pousser le eri Valarme?. Ha raison; mais s’apercoit-il que cette incrédulte, dont il vante les bienfaits, est peut-étre une des causes du mal? C’est la foi qui a élevé, en méme temps que le patriotisme local’, nos plus beaux monuments du | Moyen Age. Comment un artiste, seeping et sans Passion, rl- valiserait-il avee les maitres du xi® siecle? IL pourra étre un constructeur de systeme, un copiste ; il ne saurait dresser au ciel une cathédrale, un temple, un obélisque, ceuvres de foi. Théoriquement Mérimée a raison de pré- tendre qu il ne faut rien exclure; mais, pratiquement, un maitre doit choisir un systéme, le réaliser avee audace, 1. Revue des Deua Mondes, 1°" septembre 1841, p- $15. — Mérimée ne les déplore pas tant quil le dit dans cet article officiel. 2, fbid., p. 816, pour tes citations précédentes. — Cf. Stendhal, Pro- menades dans Rome, \. I, p-. 293. 3. CE. Constitutionnel, & juin 1844, — Ibid., 12 juin 1851. — Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XX, p. Li... — Léon, ouvr. cité, p, 128. 4%. Cf. la théorie de Viollet-le-Duc. LE TECHNICIEN 3 avec témeérité, dépasser méme le but pour étre sir de Vatteindre en résistant au « choc en retour ». Tout créa- teur est un sectaire. La recherche @impossibles concilia- tions et les incertitudes qui en résultent en sont une preuve!. Le 4 juin 1844 Mérimée écrit ces lignes caracté- ristiques : « Maintenant je ne vois plus qu incertitude et que tatonnement. On divise bien les architectes, comme les littérateurs, en classiques et en romantiques : imita+ teurs les uns comme les autres, les premiers de larchi- tecture antique, assez mal connue, et peut-étre plus mal comprise; les autres de architecture du Moyen Age, en- core plus superficiellement étudiée. Enfin, il y a quelques artistes, en fort petit nombre, qui suivent une méthode eclectique et professent que toutes les écoles offrent des modeles dont on peut s’inspirer. D’ailleurs, personne au- jourd’ hui ne condamne absolument quelque systeme que ce soit. Les classiques les plus ardens parlent avee res- pect des cathédrales gothiques ; les romantiques font pro- fession d’admirer les monumens de la Gréce, quwils n’étudient point. Bref, il n’y a plus Westhéetique gene- rale?... » Sans doute le désordre vient-il de ’ascendant que les gens de lettres prennent sur les artistes?. Mais la véri- table raison est plus cruellement ironique. L’ceuvre qui est en train de s’accomplir, ’ceuvre admirable qui con- siste a relever les monuments en ruines, réussit au dela de toute espérance. Si, en 1834, le public était indifférent a l’euvre entreprise*, Mérimée constate, dés 1836, quwune noble émulation s’empare de ses compatriotes?. 1. Ainsi, en face de Hugo, un C, Delavigne fait pauvre figure. 2. Constitutionnel, art. cité. 3. Ibid. Tel un gentilhomme qui sacrifie sa chemise A la fraise a fa confusion, Varchitecte sacrifie les besoins a Papparence : lescalier de la Chambre des députés méne & un mur! 4, Chambon, Notes..., p. 77 (sur les statues de Fontevrault). 5. Ibid., p. 87-88 (rapport sur le voyage dans l'Ouest). 74 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Hélas! Pémulation tourne ala frénésie : Part gothique en- vahit la maison, bouleverse le mobilier, gate les objets les plus intimes. Année par année, Mérimée déplore les exces of lon tombe, éléve d’éloquentes protestations, accuse le public, le clergé, les femmes, les artistes, les antiquaires!. « Je sais un fort galant homme que jal con- verti, du moins il le prétend, & Varchitecture du Moyen Age, et qui, vivant tout pres d’une caserne de gendarme- rie, se fait batir une maison de campagne avec créneaux, machicoulis et tour de guette, dit-il en 1854. Pourtant il sait bien quil n’y a plus de routiers en France. Une éolise du xvi° siecle, qui n’a pas de clocher, est menacée, me dit-on, par la piété de ses paroissiens, d’une fleche gothique en ciment romain, et j ai va le projet d'une gare de chemin de fer dont la facade, comme pour avertir les voyageurs de la possibilité d’un déraillement, doit leur présenter les moulages d’un Jugement Dernier emprunté a une de nos cathédrales gothiques. » Et il ajoute « L’admiration profonde que m inspire l’architecture du Moyen Age me fait regarder son emploi indiscret comme une sorte de profanation coupable. Les grands maitres du xu° et du xim® siécle, qui, avant d’étre des artistes de génie, furent des hommes de bon sens, n’en agirent point ainsi avec les anciens®. » Belles paroles qui, découvrant la racine du mal, ex- pliquent a la fois pourquoi les artistes du Moyen Age sont grands et leurs disciples de 1840 médiocres : les uns créent, les autres copient. Toute médaille a son revers : ? > - A Pamour qu on porte au roman et au gothique empéche 1. Cf. rapports ect études des 1° septembre 1841 — 4 juin 1844 — 12 juin el septembre 1851... — Moniteur universel, 30 mai 1851. — Lettres & Viollet-le-Duc..., p. 247. — Cf. Léon, oupr. cite, p. 128. 2. Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XX, p. Lvt. Ce discours est un spirituel réquisitoire contre la manie du go- thique LE TECHNICIEN Hie Véclosion @un nouvel art national. Mérimée, qui a sa part dans cette renaissance, a sa part dans cette faillite. Il le sent, il souffre comme tout artiste qui voit son couyre déformée sous ses yeux, et il fait de vains efforts pour réagir. La lutte, par instants, revét un caractere drama- tique. C’est trop tard, et, en allant au fond des choses, bien sot qui s’en affligerait! Car n’assiste-t-on pas, une fois de plus, en 1840, a l’éternelle revanche de Pinimi- table beauté sur ceux qui, prétendant limiter, ne réus- sissent qu’a la ternir? CHAPITRE VII LE VOYAGEUR L’archéologue est un pélerin qui va, par les routes du monde, remplir sa tache difficile et pieuse auprés des grands témoins du passé!. Quel est, en Mérimée, le pé- lerin? Quelle legon regoit-il, non plus des monuments, mais de la vie errante qu’il mene et de Vhumanité qu il coudoie? Quel profit en retire-t-il pour son art? On a vanté a Vexceés les délices des voyages dans la vieille france, La diligence de Minoret-Levrault roulant, a travers d’aimables paysages, sur la route de Nemours, donne aux premiéres pages d’Ursule Mirouet un pitto- resque légérement suranné qui nous charme aujourd hui; en réalité un long parcours effectué dans la Ducler, la Concurrence ou la Comtesse, est une corvée abrutissante. Ou la poste ne parvient pas, on enfourche une monture ; a défaut, on fait la route a pied: mais ce n’est plus la pro- menade de Jean-Jacques! Mérimée subit les inconvénients de la poste, du coche WVeau, du bateau a vapeur, des randonnées a cheval eta pied?, sous le soleil, sous la pluie, dans la poussiere et dans la crasse. Pendant dix-huit ans il parcourt la France 1. « En voyage il faut tout voir » (Carmen, p. 24). — Cf. Diderot, Voyage de Hollande (Okuvres complétes, éd. Garnier, 1876, t. XVII, p. 365). Sur les qualités indispensables au yoyageur, cf. Mérimée, Mo- niteur universel, 30 octobre 1852, p. 1755, — et 26 novembre 1852, p- 1963. 2. Il usera du chemin de fer, mais peu (cf, Une correspondance iné- dite, p. 112). 78 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 — et une partie de Europe —; ses tournees ollicielles, sans préjudice des voyages quil entreprend pour son compte, dépassent la quarantaine!. On a pu soutenir qu’ «ib n’a fait en cela que suivre un penchant, dévelop- per une qualité, ajouter a son domaine le champ qui y confinait?... ». « Voir, c’est avoir », répete-t-il lui-méme avec les Bohémiens de Béranger. « Que Von coure le monde en chaise de poste ou méme en chemin de fer, tout ce qu'on voudra, plutot que de rester sur Vasphalte du boulevard de Gand®... »; et il déclave ironiquement a Padresse des savants qui s’en tiennent aux textes et raillent les voyageurs : « Quelque insolite que putsse étre ma maniére de voir, je dirai hautement que le meilleur moyen de connaitre un pays, c'est de le visiter... La per- fection c’est de recueillir tous les témoignages, de les controler et de les vérifier par un examen personnel*, » C'est pourquoi ilest an inlassable et bienfaisant pelerin. Inlassable eh mais lassé tout de méme quelquefois! Com- ment ne le serait-il pas? Mérimée, tel Ulysse, endure dans ses pérégrinations une foule de contrariétés®. Hl se débat au milieu des caléches, des chevaux de renfort et des frais de route; il connait a fond le léere de poste, les réolements et les tarifs, discute et se dispute avec le per- sonnel des Messageries qui le pille sans vergogne ; ah! les franes coquins que les maréchaux et les postillons"! 1. Soit un peu plus de deux par an (cf. Appendices, Pieces justifica- lives, n° 2). 2. Ch Labitte, Revue des Deux Mondes, 15 féyrier 1845, p. 741. 3. Moniteur universel, 19 janvier 1853, p. 74. 4. Ibid., 31 aott 1853, p. 966. Méme ironie p. 965. 5, Lettres & une Inconnue, t. I, p. 263. Mémes ayentures dans les Mémowres dun touriste de Stendhal (Cf. Martino, Stendhal, p. 289-290). — Crest la volumineuse correspondance de Mérimée qui nous renseigne le mieux sur le voyageur. 6. Lettre & H. Royer-Collard [1845 ?] (Chambon, Noles..., p. 216-217; Mérimée emprunte en général la caléche de Crouzet, au coin de la rue Jacob). — Lettre a Grille de Beuzelin, 7 juillet 1840 (/bd., p. 132), — Léon, ower. cité, p, 56, LE VOYAGEUR 79 Volé, cahoté, téte lourde et reins brisés, il souléve des rires sur son passage. « Je suis entré aujourd’hui a Au- tun en écrasant une oie sous les roues de mon char trainé par deux chevaux au galop. Ce char était un lape- cul presque sans dossier. Chaque pavé saillant me faisait sauter deux pieds en lair. J’ai fait vingt lieues aujour- Vhuir en changeant sept fois de voiture. Quelquefois jétais dans de magnifiques caleches, dautres fois dans Vhorribles machines sans ressorts, suivant que les maitres de postes étaient des messieurs ou des paysans. Je suis roué, moulu. Précisément quand je sortais de sentiers dans le plus infame de tous les tape-culs, jai rencontré trois Anglaises charmantes qui ont daigné rire beaucoup des sauts que je faisais. Je m’en suis vengé en leur disant des infamies en bon anglais!. » Quand on ne se moque pas de lui, il est victime de son alfreuse répu- tation : de belles voyageuses tremblent d’étre « avalées toutes crues » par auteur du Thédtre de Clara Gazul’. Petites miseres du métier ; il se défonce les cétes, se foule un poignet, risque de « boire Peau de la Charente » ot un cheval piaffeur veut le précipiter, « se maceére les fesses sur un méchant bidet », soulfre @un « ail en compote », se donne des entorses... Clopin-clopant il court les chemins la nuit, monte le jour sur les écha- fauds, ne fréquente que postillons et magons”*... Le gile, hélas! ne vaut pas mieux que la route : les auberges sont détestables*. Mérimée arrive & Perpignan « trempé comme une soupe »; les rivieres sont débordées, les pents emportés, les routes coupées. Le choléra qui séyit en Espagne et refoule en France les commis voyageurs 1. Lettre & H. Royer-Collard, 15 aott 1834 (Chambon, Notes..., p. 55-56). 2. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 74. 3. Cf. Ibid., t. I, p- 63, 191, 198. — Chambon, Tbid., p. 57, 80, 119, 142, 226-227. 4. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 282. 80 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 et les catins espagnols, la foire qui encombre la ville Vempéchent de trouver une chambre a Phétel. Un chape- lier — ou une chapeliére — a pitié de lui. « Je vous écris dans une petite chambre bien froide, a cdté dune che- minée qui fume, maudissant la pluie qui bat mes vilres. La servante qui me sert ne parle que catalan et ne me comprend que lorsque je lui parle espagnol!. » Et comme il conte ses miséres a Royer-Collard en méme temps qua Jenny Dacquin, il écrit 4 son ami : « Multipliez toutes ces infortunes par la crainte d’étre dégommeé..., de n’étre pas payé de mes frais de route, et jugez si je suis a plaindre. Quant aux punaises qui m’attendent cette nuit, je les défie. Je suis trop éreinté pour qu’elles apportent le quantum a tous mes maux?. » Ainsi reste-t-il bloqué dans Perpignan, et laventure se repete. Encore passerait-il condamnation sur beaucoup de choses si la saleté ol} croupissent nos provinces n’était pour lui une quotidienne angoisse. Mais quoi! le Midi fourmille de « cousins, puces et punaises » qui ne per- mettent pas de dormir?. Le Jura n’est pas plus hospita- lier, les provinces de Ouest sont pires, Auvergne est répuguante, la douce et bretonnante Bretagne lu rend des points, tant et si bien que Mérimée se sent devenir «un peu cochon » et quil n’ose méme plus « toucher » aux femmes‘. Il ne tarit pas sur ce chapitre, et force est de conclure que la France, en 1840, est sale. Si lon ajoute qu il est difficile de s’y faire comprendre, que, dans le Roussillon, il faut parler espagnol, en Provence 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 248. 2. Lettre du 12 novembre 1834 (cf. Chambon, Notes.. , p. 70). 3. Lettres « une Inconnue, t. 1, p. 197. — Lettre (inédite) du 25 sep- tembre 1834 4 Sophie Duyaucel. 4, Cf. Lettres & une Inconnue, t. I, p- 191, 240; & Requien (art. cité, p. 239, 245...); — a Stapfer (Débats : En UVhonneur de P. Mérimee, p- 28); — a Jaubert de Passa (Revue @histoire littéraire de la France, janvier-mars 1922, p. 34). LE VOYAGEUR 81 jargonner le patois au risque de mourir de faim, en Bre- tagne recourir a la pantomime!, on imaginera les coléres froides ou tombe Mérimée. Aussi ne cache-t-il pas que ses tournées d’inspection Pabrutissent. « Savez-vous que c'est un terrible métier que le mien? écrit-il a Sophie Du- vaucel. Je fais la chouette a trois ministres? »; et il trace a Tl. Royer-Collard ce joli tableau dune de ses journées : « Quand je ne vais pas en voiture, je me léve a neuf heures, je déjetne et je donne audience aux bibliothé- caires, archivistes et autres especes. [ls me ménent voir leurs masures. Si je dis qu’elles ne sont pas carlovin- giennes, on me regarde comme un scélérat et on ira ca- baler aupres du député pour qu'il rogne mes appointe- ments. Pressé entre ma conscience et mon intérét, je leur dis que leur monument est admirable et que rien dans le Nord ne peut y étre comparé. Alors on m’invite a diner, et on dit dans le journal du département que j’ai bougre- ment desprit. On me prie de déposer une pensée sublime sur un album. J’obéis en frémissant, Le soir on me reconduit & mon hotel en cérémonie, ce qui m’em- péche d’aller au vice. Je rentre excédé et je broche des notes, des dessins, des lettres officielles, ete... Je vou- drais que mes envieux me vissent alors*. » Ce n’est pas tout; il doit subir des réceptions, écouter et, ce qui est plus grave, faire des discours, présider des banquets ; la réception dont il est victime a Apt est un des modeles du genre, Aussi comment ne pas souscrire a ces paroles : « Jespére que toutes les tribulations que j’ai éprouvées 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 248. — A Requien (art. cité, p. 227, 239). 2. Lettre (inédite) du 25 septembre 1834. Les trois ministres sont Thiers, quil entretient des monuments, Guizot des bibliothéques et des archives, Persil des cathédrales. 3. Lettre du 15 septembre [1834] (Chambon, Notes..., p. 64-65). Mais cest le zéle @un débutant. 4. Lettres a Requien, p. 226-228; a Jaubert de Passa (Correspondant, 10 mai 1898, p. 443); & H. Royer-Collard (Chambon, Notes..., p. 65-66). ur 6 82 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 pour restaurer des églises et écrire leur histoire me se- ront comptées en déduction de mes péchés!. » Bref la vie de province lui pése, et son humeur devient « horrible? ». Il lui arrive de déblatérer contre la capi- tale, mais, plus souvent, il en a la nostalgie’. Il enve- loppe dans le méme mépris les provinciaux du Nord et gne, il s’énerve, sirrite, s’exaspere. Des 1834 il déclare qu'il est devenu « bien ceux du Midi*. L’ennui le ea rouillé, bien momie® ». Suecessivement il est en proie a la tristesse, au désappointement, 4l’impatience, al’éton- nement, a lindignation, a la fureur. « J’ai le spleen et je vois tout en noir’ », s’écrie-t-il; et ses amis, de Stendhal a Jenny Dacquin, recoivent les mémes plaintes améres’. Faut-il le prendre au mot, assombrir les couleurs? Non, Mérimée n’est pas homme a gémir du matin au soir et a jouer les Alceste. Les auberges sont détestables? Mais quelle charmante hospitalité provinciale chez un {equien ou un Jaubert de Passa qui le choient comme un enfant! Quelle table délicate, quel lit moelleux, quelle chambre odorante et silencieuse, toutes fenétres ouvertes sur le ciel d’Avignon ou sur le Canigou! Le jeune ins- pecteur gotte alors les joies du foyer. Quand il a des moments de répit, qu'il est seul, il respire, con- temple le paysage et réve. Jamais la solitude ne lui pa- rait si douce, si peuplée, que sur admirable terrasse de Vézelay. « Je me promenais ou je me couchais au bord dune certaine terrasse naturelle qu'un poéte 1. Une correspondance inédite, p. 113. 2. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 227. 3. [bid., t. I, p. 227, 254, 268. — Chambon, Notes..., p- 56. 4. fbid., t. 1, p. 197, 254, 263, 275, 281, 325; lettre (inédite) A M™* de Montijo, 8 octobre 1847; & H. Royer-Collard (Chambon, Notes..., p. 57). 5. Lettre (inédite) & S. Duyaucel, 23 septembre 1834. 6. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 187, 192, 244, 263-264. Il a « les réves les plus noirs du monde » (p. 203), il méne une « vie maussade » (237), il est « horriblement triste et de mauyaise humeur » (268), etc... 7, Sept lettres & Stendhal, lettre du 4 juin 1836 (éd. Rotterdam, p. 43). LE VOYAGEUR 83 pourrait bien appeler un précipice; et, la, je philoso- phais sur le moc, sur la Providence, dans Vhypothése quelle existe, écrit-il a Jenny Dacquin. Je pensais a vous aussi, et plus agréablement qu’a moi!. » II tire ses crayons. Mais si les badauds font cercle autour de lui pour admirer le beau dessin, s’il lui faut rester deux jours en téte-a-téte avec son vieil oncle, adieu la ré- verie*! A tout prendre il préfére les paysans a loncle; car, dans leur société, il ne s’ennuie pas. « J’ai eu hier un grand succés dans ma veillée avee des paysans et des paysannes a qui j’ai fait dresser les cheveux sur la téte, en leur racontant des histoires de revenants. Il y avait une lune magnifique qui éclairait parfaitement les traits ré- guliers et montrait les beaux yeux noirs de ces demoi- selles... » Poétique tableau! Qu’importe ladésillusion du lendemain, lorsque les bas sales et les mains crasseuses de ces belles Ardéchoises apparaissent a l’éloquent ins- pecteur?! Car amour, ou plutdt ’aventure amoureuse, le guette au détour du chemin, et Mérimée n’évite pas la ren- contre. La passion qu'il nourrit en méme temps pour Va- lentine Delessert et pour Jenny Dacquin ne l’empéche pas de courtiser les jolies filles. « Divertissement provin- cial », rien de plus sans doute, mais combien varié! [ci done il devient « amoureux dune femme qui fait tres bien les omelettes a lhuile, a de fort beaux yeux et ne sait pas un mot de frangais*. » La il visite les dupanars dont il réve de devenir Vinspecteur officiel®. Ailleurs il aguiche les minois friands derriére un rideau quis’écarte. « Ilya une trés jolie fille, presque en face de chez moi, 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 187. Ze lbid=, t. 1; p. 188. 3. [bid., t. I, p. 266. 4, Lettres & Requien, p. 227 5. Ibid., p. 238. — Cf. p. 229 : « Je suis si en colére que je suis en- core yierge... » 84 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 qui s’appelle Gabrielle, native de Toulouse, et dont il m’est loisible d’étre le Henri IV, confie-t-il a Vabbé Re- quien. Mais mes archéologues sont saint-simoniens et vertueux. Je n’ose leur demander de m’indiquer les bons endroits!. » Il serait inutile et indiscret de le suivre dans ces fan- taisies libertines, dont il parle sur un ton badin. N’ayoue- t-il pas & Sophie Duvaucel quil est devenu « amoureux quarante ou cinquante fois dans le département de Vau- cluse® »? Concluons que cet inspecteur général sait mé- ler Vagréable a Putile et relevons un seul trait qui, tout a Vhonneur de son ingéniosité, le peint. A Perpignan i « attendrit le cceur » dune chapeliére et celle-ci, émue de sa détresse, lui offre un lit. Tout rondement, en homme dont Pamour-propre est flatté, il annonce cette bonne fortune a Hl. Royer-Collard, fin connaisseur en la matiere®. Mais Jenny Dacquin? Deja il est en difheulté avec elle; faut-il qu'il aggrave son cas? Taire laventure serait le bon moyen, un peu hypocrite : n’a-t-il pas pro- mis de tout dire? Avouer serait mettre le feu aux poudres : quelle scéne de jalousie! Alors, bravement, Mérimée remplace la chapeliere par le chapelier*, et cette ruse innocente sauve la paix du ménage... Enfin Mérimée voute des émotions d’un ordre plus élevé. Quand il visite les arénes de Nimes, un oiseau étrange s’attache alui, le suit dans les corridors sombres. Mérimée, troublé, écrit a Jenny Dacquin : « Je me sou- vins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari sous la forme dun oiseau le jour de son assassinat, et Vidée me vint que vous étiez peut-étre morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Maleré moi, . Lettres & Requien, p. 230, . Lettre (inédite) du 25 septembre 1834 (?). Lettre dw 12 novembre 1834 (Chambon, Notes..., p: 70): Lettres a une Inconnue, t. I, p. 243. rw LE VOYAGEUR 85 cette bétise me tourmentait, et je vous assure que jai ete enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour ou j’ai vu pour la premiére fois mon oiseau merveil- leux!. » Ainsi éprouve-t-il en route les alternances de la tris- tesse et de la joie. Mais ses compagnons ne souflrent gements d’humeur. Tous s’accordent a reconnaitre en lui un camarade charmant. Requien et point de ses chan Jaubert de Passa lapprécient au point d’entretenir avec lui une correspondance ou le ceeur le dispute a Pesprit?? De Sauley admire son inlassable complaisance. « Je le trimbalai [a Metz] obstinément pendant de longues heures et par un soleil de juillet devant les moindres cailloux pour lesquels j’avais quelque affection. Le pauvre gargon aurait di me prendre en haine, et ce fut le con- traire qui arriva; il eut le caractere assez bien fait pour paraitre s intéresser a tout ce que je lui montrais, et sur- tout pour me témoigner tant d’abandon et de bonne ca- maraderie que, des le premier jour, il me sembla que je Vavais toujours connu et aimé*. » Lorsque Viollet-le-Duc est séparé de son ami, il erre comme une ame en peinet?. Car Mérimée n’est pas seulement un camarade dévoué, un ami affectueux, il est un guide sur, 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 242-243. 2. Et Fauriel, Delécluze (cf. Thédtre de Clara Gazul, 6d. Champion. Introduction, p. X1x, note 2), Boeswillwald... 3. Trois jours & Tréves (Revue contemporaine, 1° novembre 1856, p- 971). 4. Cf. Lettres & Viollet-le-Duc (éd. Champion, Introduction, p. 1x) et > Appendices, Pieces Justificatives, n° 3. CHAPITRE VIII L’ARTISTE A travers le voyageur et l'homme, peut-on saisir Var- tiste? Sainte-Beuve s’est étonné que les Noles de voyage fussent dune sobriété seche!; on s’étonneratt plutot que Mérimée ait réussi a mettre en elles un peu de lui. Mais il faut prendre garde; car les rapports officiels, en tant que rapports, ne se départissent jamais du style impersonnel qui convient et restent administratifs. C’est apres coup, semble-t-il, que Mérimée y introduit un élément dart. S’agit-il, par exemple, de rendre compte au ministre de son voyage dans l'Ouest? II rédige un rap- port succinct qu’ona retrouveé dans les papiers d’H. Royer- Collard, et qui nest, strictement, qu'un rapport?. S’agit- ilde publier ce rapport? Mérimée le développe?® et, ¢a et ta) glisse une anecdote, brosse un paysage, communique ses impressions; le rapport est devenu les Votes @un voyage dans [ Quest de la France ou, précisément, ni les anecdotes, ni les paysages, ni les impressions ne manquent. Ainsi l’artiste, habilement, se découvre... 1. Portraits contemporains, t. I, p. 372. 2. Lettre 2 Jaubert de Passa, 4 mai 1835 (Revue dhistoire littéraire, janvier-mars 1922, p. 29). 3. Ibid. « On ya commencer Vimpression de mes notes de voyages. Cela s’est grossi, je ne sais comment, jusqu’a former un énorme in-8°. Il y a de quoi épouyanter les plus hardis. » 88 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Devant la nature comme devant un tableau, Mérimée est plus sensible aux couleurs quaux formes!. C’est pour- quoi il note avec minutie les dégradations insensibles de la lumiére & Vheure ot le soleil se couche derriére les alignements (Erdeven : spectacle « imposant et solen- nel »! « Lorsque je montai sur le toit d’un de ces dol- mens, écrit Mérimée, le soleil était sur son déclin, et le ciel et la mer A Ouest se coloraient d’une vive lumiére empourprée. Sur ce fond éclatant les peulvens de Ker- zerho se détachaient vigoureusement en noir, tandis que, du cété de Vétang, le reste des avenues, fortement éclairé, montrait les pierres blanches et brillantes, tran- chant fortement sur un sol couvert dajones et Vherbes sombres. Le contraste était magnifique et aurait mérité le pinceau @un Martin®. » Lorsque Mérimée visite le mu- sée de Nantes, il sintéresse avant tout au coloris des meilleures toiles?. Lui-méme fait des croquis, des des- sins, des aquarelles, des copies de maitres : comment ignorerait-il ces jeux de lumiére et d’ombre dont la na- ture lui donne Pincomparable spectacle? Comment ne les saisirait-il pas chez un Léonard de Vinci, un Murillo ou un Vélasquez? Quant au paysage, Mérimée déclare qu il le goute peus; et il le critique, en effet, avee la méme liberté qu'une toile 1. « En ma qualité de coloriste, je suis plus sensible aux teintes qu’aux formes » (lettre & Mr. Childe, Quelques correspondants de Mr. et Mrs. Childe... London, 1912, p. 224). M, Marcheix se trompe lorsquwil affirme que Mérimée, « pur et froid cérébral » (?), ne pouvait ni sen- tir ni remarquer dans la nature ce qu’un « visuel » y sent et y remarque (les Descriptions touristiques de la Corse par Guy de Maupassant — Echo touristique de la Corse, janvier-février 1927, p: 29). 2. Notes d'un voyage dans l Ouest..., p. 237. 3. Notes dun voyage dans UOuest..., p. 305. 4, Lettres & une Inconnue, t. I, p. 250. L’ ARTISTE 89 peinte. « Quel beau pays que PAllemagne des bords du Rhin, que feu Napoléon nous a fait perdre! » s’écrie-t-il ; puis il se reprend : « C’est moins intéressant qu'on ne le dit... I] y a dans les Vosges de plus belles montagnes que le Drachenfels et des chateaux autrement pittoresques!. » Son esprit d’examen n’épargne pas davantage la Corse?. Jamais Mérimée n’admire sur commande, et il est de ceux qui se contiennent, non de ceux quis abandonnent. Tou- tefois la critique méme est une forme de Vintérét qu’on porte a un étre ou a un objet, et il est hors de doute que Mérimée s’intéresse au paysage. Devant les Pyrénées il goute « un des plus vifs plaisirs » quil ait éprouvés, et il Vavoue®. D’ailleurs, en dehors de tout sentiment per- sonnel, il s’applique a voir net et a décrire juste : c’est lessentiel. Ne vante-t-il pas le « jugement droit et sain » de celui-ci, « qualité plas utile que Vimagination chez un voyageur* »? Ne loue-t-il pas celui-la d’étre « un bon ob- servateur, impartial et intelligent », qui nous offre « de petits tableaux de genre, facilement esquissés et toujours WVaprés nature® »? Luiaussi esquisse, d’aprés nature, des tableaux dont le charme est grand. En trois lignes, a la maniére de M™ de Sévigné, dont il semble quwil emprunte la langue, il laisse entrevoir la fontaine de Vaucluse. « C’est lendroit le plus sauvage du monde. Il n’y a que de l’eau et des rochers. Toute la vé- gétation se réduit a un figuier qui a poussé je ne sais comment au milieu des pierres, et a des capillaires trés élégantes dont je vous envoie un échantillon », écrit-il a Jenny Dacquin®. Voici Lyon, a qui les aqueducs romains 1. Lettre A Stendhal, 5 juillet 1836 (éd. Rotterdam, p. 47), 2. Lettres a Requien, art. cité, p, 248. 3. Ibid., p. 247. 4, Moniteur universel, 30 octobre 1852, p. 1755, 5. Ibid., 26 novembre 1852, p. 1963. 6. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 244. 90 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 font une couronne, qu'un ciel orageux rend plus magni- fique ; le Pont-du-Gard, dont Mérimée goute la « poésie sublime », car le monument étincelle de lumiere dans éclaircie Vun orage; les Baux, étrange village en ruines ott les antiques manoirs sont habités par des mendiants et par des Bohémiens; Vienne, assise au penchant des coteaux, dans un « ravissant amphithéatre de collines et de montagnes »; la Crau, marécageuse et sans horizon, couverte de pierres, d’étangs et de roseaux ot errent des troupeaux de beufs noirs et de chevaux blanes; Perpi- gnan, aux maisons sombres, aux fenétres grillées, aux pa- tios et aux saguanes qui annoncent I’Espagne!... Méri- mée, qui dédaigne la couleur des eux moins qu’on ne pense, ne recule pas devant la peinture réaliste d’un os- suaire breton®. En revanche, a Saint-Flour, il contemple «le plus admirable paysage du monde », tout semé de « fleurs magnifiques » et de basaltes a foison?. Parfois le tableau s’élargit : Balzac et G. Sand ne se- ront supérieurs & Mérimée qu’en mélant de tels paysages ala vie des héros dont ils content les aventures, et seul Fromentin retrouvera cette vigoureuse netteté. Qui ne gotiterait Parrivée a Vézelay? «Je venais de traverser des bois bien plantés, par une route commode, au milieu (une nature sauvage, que l'on admire sans étre distrait par les cahots. Le soleil se levait. Sur le vallon régnait encore un épais brouillard, percé ca et la par les cimes des arbres. Au-dessus apparaissait la ville comme une pyramide resplendissante de lumiére. Par intervalles, le vent tracait de longues trouées au milieu des vapeurs et donnait lieu & mille aecidens de lumiére, tels que les paysagistes anglais en inventent avec tant de bonheur. . Notes d’un voyage dans le Midt..., p. 94, 111, 273, 316, 329, 400. . Notes d'un voyage dans (Ouest..., p. 164. 3. Lettres & Requien, 5 juillet 1837, art. cilé, p. 245. — Chambon, Notes..., p. 106. On remarquera combien les adjectifs admirable, magni- fique, splendide... sont fréquents chez Mérimée. 1 ) 2 ° L’ ARTISTE 91 Le spectacle était magnifique et ce fut avec une prédispo- sition a l’admiration que je me dirigeai vers l’église de la Madeleine!. » La vieille cité d’Avignon inspire a Mérimée une page qui mérite d’étre connue. « Je me croyais, écrit- il, au milieu une ville espagnole. Les murailles créne- lees, les tours garnies de machicoulis, la campagne cou- verte d’oliviers, de roseaux, d’une végétalion toute méri- dionale, me rappelaient Valence et sa magnifique Huerta entourée, comme la plaine d’Avignon, (un mur de mon- tagnes aux profits déchiquetés, qui se dessinent nette- ment sur un ciel d'un azur foneé. Puis, en parcourant la ville, je retrouvais avec surprise une foule d’habitudes, Uusages espagnols. Ici, comme en Espagne, les bou- tiques sont fermées par un rideau, et les enseignes des marchands, peintes sur des toiles, flottent suspendues le long dune corde comme des pavillons de navire. Les hommes du peuple, basanés, la veste jetée sur l’épaule en guise de manteau, travaillent 4 Vombre ou dorment couchés au milieu de la rue, insoucians des passants... » Ainsi Mérimée réve a sa chere Espagne dans Avignon Vitalienne, et les femmes ala physionomie dure, au lan- gage accentué, complétent Villusion®. Ailleurs, il reste émerveillé devant le « magnifique panorama de la baie de Paimpol, a Pentrée de laquelle se dressent les ruines de Vabbaye de Beauport. C’est, en vérité, un lieu admi- rable, dit-il, et j’avais de la peine a détacher mes regards de cette mer blanchissante d’écume, d’ot sortent ¢a et la les tétes verdatres d’une multitude de rochers aux formes fantastiques. Ce coin de terre semble exceptionnel. J’y voyais avec surprise prospérer des arbres du Midi de la France. Oubliant leur soleil natal, des myrtes, des mu- 29 1. Notes d’un voyage dans le Midi..., p. 29. 2. Ibid., p. 181. — Cf. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 197-9 et 255. — Mérimée rattache le Midi de la France a la tradition ro- maine (cf. E. Ripert, /a Renaissance provencale. Paris, Champion, in-8’, 1918, p. 132). FT PAK A A 92 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 riers, des figuiers gigantesques couvraient la plage, lais- sant presque tomber leurs fruits dans les flots!. » Parfois enfin le paysage s’anime, le tableau prend couleurs et vie : la procession de Saint-Gildas, le pardon d’Auray, ot la chasse de Notre-Dame avance au milieu des « ruades, coups de cornes, bratements » des bétes, « jurements et coups de baton » des hommes, ne sont pas indignes de Flaubert. Mais décrire pour décrire n’est pas le fait de Mérimée. La nature ne l’intéresse, semble-t-il, que dans la mesure ott elle lui rappelle Phomme ou son ceuvre. Il la concoit a peu prés a la facon des hommes du xvu® siécle, pour oe le pare de Versailles ne serait guére supportable s’il n’était peuplé de statues. Lorsqu il ‘coutemale Lyon, il ne peut « s'empécher de faire intérieurement une comparati- son entre les ouvrages des hommes et ceux de la nature », et, avoue-t-il, «j étais peut-étre injuste pour la nature? ». Un paysage vaut done d’autant plus qu'il est embelli par un monument, comme le Pont-du-Gard, ou qu'il évoque un souvenir historique, une légende locale. La situation pittoresque de nos vieilles abbayes explique que « le moine du xim® siécle pouvait et devait aimer le beau pour lui-méme4 ». Les environs de Brest plaisent 4 Mérimée parce quils « peuvent donner une idée de la France sous le grand Roi », et que les paysans bretons rappellent, par leurs costumes, les bourgeois de Van der Meulen® : ainsi les femmes qui, dans la fresque du Puy, personni- 1. Notes d'un voyage dans [Ouest..., p: 135. 2. Lettre & Jaubert de Passa (Correspondant, p. 450 — Revue dhis- loire littéraire, p. 34), 3. Notes d'un voyage dans le Midi..., p. 94. 4, Notes d'un voyage dans (’Quest..., p. 134. 5. Ibid., p. 195. L’ ARTISTE 93 fient les arts libéraux, évoquent a ses yeux les femmes de la cour de Louis XII et de Francois [°"!. Quant aux légendes qui animent les paysages, Méri- mée adopte a leur égard trois attitudes : ou bien il se mé- fie d’elles et leur accorde peu de confiance; ou bien il est séduit par leur poésie, et, sans les accepter, il tient compte de leur témoignage ; ou bien il les accepte, faute de mieux, et les préfére aux hypothéses®. D’ailleurs il excelle ales mettre en valeur. L’histoire de la caverne de Substantion, oti le diable tente les convoitises humaines a aide dun merveilleux trésor, est digne des Mille et une Nuits’. La légende de Saint-Arnulphe semble sortir de la Vie des Saints, et Mévimée la conte avec une bonne hu- meur narquoise et un sens du pittoresque qui rappellent ses Letires d’Espagne*. Carcassonne défendue par une seule femme sarrasine, Carcas, la ville prise grace a une tour qui s’incline devant Charlemagne pour rendre hom- mage a Vempereur d’Occident, voila un fragment qui semble détaché d’une chanson de geste®. Au Folcoat, Mé- rimée recueille un gracieux miracle dont il souligne les conséquences historiques; la Vierge du Fou-du-Bois la séduit et il ne la discute pas®. De méme a Jargeau, a Chambord... il est témoin de scénes ou une superstition, digne du Moyen Age, se donne libre cours’. Parfois il 1. Rapport du 27 septembre 1850. — II tire ainsi du paysage des le- cons dhistoire (cf. Notes dun voyage dans (Ouest, p. 134, 195) et il arrive a se corriger lui-méme (cf. Etudes sur les arts au Moyen Age, p. 275: il ne faut pas exagérer la tyrannie féodale, dit-l. En 1848 écrivait-il encore la Jacquerie ?), 2. Cf. Notes d’un voyage dans l'Ouest..., p. 132, 240, — Rapport du 11 septembre 1852, p. 170. — Etudes sur les arts au Moyen Age, p. 275. 3. Notes dun voyage dans le Midi..., p. 387. 4. Ibid., p. 419. 5. Ibid., p. 441. Pointe contre la couleur locale dans la note 1. Or, Mérimée la prodigue; il aime a se contredire et a dérouter le lecteur. 6. Notes d'un voyage dans (Ouest..., p. 192. 7. Notes d'un voyage en Corse, p. 189. 94 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 explique les traditions locales 4 sa maniére, c’est-a-dire dune facon humaine : telle la légende de Sainte-Guite- rie du mas d’Aire ou celle du meats de Peyrelongue?. Parfois enfin il prend a leur égard une attitude ironique et se plait a vailler les « démons espiegles », quit mysti- fient les femmes du Comtat, ou les draquets du Cantal? Mais c'est « la pure nature de (homme » qui lintéresse surtout; car il juge « ce mammilfere vraiment fort cu- rieux? ». Il étudie done les types innombrables qui se présentent a lui, et il dessine des silhouettes d’autant plus amusantes qu’on le sait peu tendre aux provinciaux. Voici les antiquaires vidicules, bavards, prétentieux, ja- loux les uns des autres, hérissés de dissertations bouf- fonnes et de discours saugrenus‘. Voila le bibliothécaire WAvallon, « animal qui prend des imprimés pour des ma- nuscrits et qui ne sait pas ce qu’était Henri Estienne, qwil appelle Henri Stephanus? ». L’arechitecte de Saint- Savin est « un homme sans éducation et remarquable- ment béte® ». En revanche, le curé de Montierneuf pré- léve sur ses deniers pour réparer léglise et « se ruine... a nourrir six cents pauvres, & donner des matelas a ses paroissiens pour que les sexes ne soient pas entreméleés ; sa paroisse est celle de tous les gueux de Poitiers’ ». Ce- 1. Cf. Chamben, Noles,.., p. 145-146. 2. Letires & une Inconnue, t. I, p, 202. — Lettre (inédite) ’ Sophie Du- vaucel, 25 septembre 1834. 3. Lettres & Requien, art. cité, p. 248. . Lettre A Lenormant, 20 aot 1835 (Reeue de Paris, 15 novembre 1895, p- 419) et 6 octobre 1850 (Chambon, Notes..., Be 283). — Cf. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 251. — Chambon, /bid., p. 258... . Lettve & Royer-Collard, 15 aotit 1834 (Chemicon, Notes..., p. 55). . Lettre & Vitet, 14 uihet 1840 (Chambon, /bid., p. 139). Mériinée at- ténue son jugement. — Cf. Viollet-le-Duc, eee el les monuments historiques (Revue de Paris, 15 noyembre 1895, p. 413), 7. Lettre & Vitet, 14 juillet 1840 (Chambon, /bid., p. 141), L’ ARTISTE 95 lui de Saint-Maximin pousse l’héroisme jusqu’a fermer son église le dimanche plutét que d’y laisser pénétrer les badigeonneurs. A la bonne heure! Mérimée raconte son amusante histoire d'une plume alerte qui annonce celle de auteur du Curé de Cucugnan'. Au contraire, le curé de Chauvigny « gate trois soutanes a peindre les chapi- teaux [de son église] en blane et gris de lin? ». Haro sur lui! Un brave curé de soixante-dix ans Vindigne par un trait de bassesse : ne s’est-il pas avisé de lui baiser la main? Quant au curé de Saint-Savin, il est en guerre ou- verte avec M. l’Inspecteur qui lui a démoli « le Pére éter- nel et son coq! ». Ainsi Mérimée, qui a un certain sens du théatre, voit les Lypes provinciaux par leur coté comique, Avec quelle verve ne ridiculise-t-il pas les maires, les conseillers mu- nicipaux, les préfets, les députés qui sont, en général, ses bétes noires pour des raisons d’ordre administratif®! il s’irrite contre eux, les blame, mais les juge indignes de son crayon d’artiste ; ce sont des comparses qu’il re- legue avee dédain au second plan. En revanche les femmes lintéressent; il les dévisage en connaisseur et indique, d'un trait, leur physionomie. Les Provengales sont « des femmes de cing pieds quatre pouces, droites comme des lames, propres, les bas tirés et souliers d’étolfe® ». Les Marseillaises « ont toutes de la physionomie, de beaux yeux noirs, de belles dents, un tres petit pied et des chevilles imperceptibles ». Malgré 1. Notes dun voyage dans le Midi... p. 248. 2. Rapport a Vitet, 15 juillet 1840 (Chambon, /éid., p. 139). — Cf. Montalembert, Du vandalisme en rance. 3. Lettre (inédite) & M™* de Montijo, 8 octobre 1847, 4. Chambon, Notes..., p. 204. 5. Ibid., p. 55, 57, 141, 283, 288... — Letires d Requien, art. cilé, p. 255. — Lettres & une Inconnue, t. I, p. 264, — Noles d'un voyage dans UOuest..., p. 119, ete... 6, Ibid., p. 64, — Cf. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 197-200. 96 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 leurs bas couleur cannelle et leur haleine qui sent Vail mélé de vapeur d’huile rance, elles sont ravissantes!. A Perpignan il observe « cing a six jarretiéres espagnoles au-dessous du genou, suivant Pusage », car «il y a ici, dit-il, quantité d’espagnolesses avec leurs mantillas, leurs vrosses jambes catalanes et leurs pieds pointus et micros- copiques® ». Femmes de Parthenay a la peau couleur de pain d’épice, femmes de Saint-Maixent aux coiffures et aux corsages du xrv® siecle, aux chemises en toile a tor- chon, Ardéchoises aux traits réguliers, aux beaux yeux noirs, aux vilains pieds et aux vilaines mains?..., quel pit- toresque cortege vous faites au voyageur ! Il vous juge aussi sottes que vos maris provinciaux. La « vertu trés farouche » des dames de Loches, l’amusante naiveté des paysannes, la pudibonderie des bourgeoises des petites villes ’épouvantent*. Lorsque, par hasard, il rencontre une femme intelligente, il éprouve une sur- prise heureuse. Telle la supérieure du couvent de Char- roux qui a girato tl mondo; ne s’avise-t-elle pas de mettre dans son jardin plusieurs des figures enlevées au portail du couvent? « Les petites filles qu’elle éléve dans la crainte de Dieu les respectent comme des saints, dit Mé- rimée. Ilya, entre autres, une vierge folle, plus jolie s'il est possible, ayant lair plus coquin que celles que lon attribue a Erwin de Steinbach. Je l’ai trouvée objet d'un culte de latrie de la part des éléves du couvent®. » Voila qui ravit Pauteur de lL’ Occasion. Parfois Mérimée ne se contente pas de tracer une sil- houette, il fait un portrait. Dans son rapport sur Cunault il trouve le moyen de camper un avare qui n’est pas in- 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p- 202-203, 2. Chambon, Notes..., p. 70. 3. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 240, 266. 4. Chambon, Notes..., joa tingle 5, Rapport & Vitet (Chambon, Notes..., p. 142), L’ ARTISTE 97 digne de Grandet. Le cheur de l’église appartient, dit-il, «aun M.D... Charlemagne possesseur de trois ou quatre millions, tres célebre par son avarice 4 Saumur, ot: tout le monde préte a la petite semaine ». Pour que vous con- naissiez homme & qui nous avons alfaire, je dois vous dire un mot de ses habitudes. Il porte des sabots fendus, une redingote agée de plus de vingt ans, et un chapeau contemporain. Un jour qu il parlait a son notaire de je ne sais quelle abominable rouerie qu'il avait en téte, celui-ci, elfrayé, se refusait a faire un acte qu'il lui demandait et lui dit durement que bien mal acquis ne profite jamais. « Cependant, dit M. D..., lorsqu’tl est bien administré? » Kt Mérimée raconte la lutte que le sous-préfet et les ha- bitants indignés doivent entreprendre pour réduire Vavare 4 merci: cet Harpagon ne serre-t-il pas des fagots et des futailles dans le chaur de Péglise!? La page évoque d’au- tant mieux le roman de Balzac que Vavare de Mérimée est, lui aussi, de Saumur ®. Enfin, Mérimée rappelle encore la Comedie humaine lorsque, au lieu de peindre un personnage, il en groupe plusieurs et compose une scéne. La réception qui lui est faite a Apt, ot les habitants Vacclament, lui adressent des speachs, lui offrent un banquet comme a un dé- puté, puis lentrainent, sur un méchant bidet, visiter des ruines et déchitfrer des inscriptions, ne dépare- rait pas un roman de Balzac ou de Flaubert*. A Saintes une délégation vient trouver Vinspecteur dans sa chambre (hotel; elle veut obtenir de lui le droit de construire une passerelle devant l’arc romain. La délégation, con- duite par « un homme vétu de noir, en gants jaunes, ayant la tournure d’un avocat », et par « un gros 1. Chambon, Notes..., p. 134-136. 2. Bugénie Grandet est de 1833, et le rapport de Mérimée de 1840. 3. Chambon, Notes..., p. 66-67 (lettres a Royer-Collard et a Requien), Cf. Lettres & Requien, art. cité, p. 228 (diner chez le préfet de Nimes). Il 7 98 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 , homme en noir également », est menagante. Vingt autres homines noirs refoulent Mérimée dans un coin. L’homme aux gants jaunes, « qui parle du nez », pro- nonce une harangue, « un gros homme décoré a fioure de carlin » grogne, un teinturier aux « mains glauques » semporte contre are, la foule proteste. « Un petit homme, en levant les yeux au ciel », s’écrie : « Quand on a descendu lare, j'ai versé des larmes d’indignité! » Meé- rimée essaye de leur faire entendre raison : peine per- due! Le maire a un mot « sublime ». Il veut déplacer Pare; mais linscription? objecte Mérimée. « L’inserip- tion? Monsieur, nous la changerons'! » A Caen, c'est bien pis! Mérimée préside la séance de la Société des Anti- quatres de Normandie : public endimanche, estrade pour les autorités, tribunes pour les dames et pour les éleves du lycée, discours, déclamation d’une piece de vers, ban- quet, discours encore, concert de la Société philharmo- nique... M. le sénateur Mérimée, qui a eu d’abord la ten- tation de jeter a la téte du président « un plat de gelée au rhum », se résigne et, narquois, retrace cette jolie scene de la vie de province avec un sens du comique qui lui fait honneur®. S’il ne se hausse pas au niveau de Bal- zac, il est un précurseur de Flaubert : la legon des voyages n’a pas été perdue pour lartiste. 1. Lettre & Vitet (Chambon, Notes..., p. 201-204). — Cf. Lettres & une Inconnue, t. J, p. 239. 2, Lettres © wne Inconnue, t. 1, p. 340-342, — Mémoires de la Société des Antiquatres de Normandie, t. XX, p. Lt et suiv. EIV Real L’,ECRIVAIN CHAPITRE IX LA VENUS D’ILLE Comment Vartiste ne tirerait-il pas, en effet, un profit immédiat de pareilles scenes? « Tout voyage excite dans lame d’un artiste des émotions qui se gravent dans ses souvenirs el qui deviennent la source dinspirations fé- condes », dit Mérimée!. IL en donne aussitét la preuve ; car la Venus d’/le est un « souvenir de voyage ». Elle est publiée le 15 mai 1837; or, Mérimée a visité le départe- ment des Pyrénées-Orientales en novembre 1834. La nouvelle a done été composée en 1835 et en 1836, et il est facile de voir comment Mérimée « s’inspire » d’abord de la réalité. Bouleternére, « ville romaine, ville phénicienne », dont il garde un souvenir précis, Vauberge d’Hle of tant de jolies Catalanes ont charmé qu'il les évoque aux yeux de Jaubert de Passa, puis aux yeux du public®, tels sont les lieux dont il s‘inspire. Tournez la page : le voici « de- vant une table bien servie », en face de M. de Peyreho- rade, « petit vieillard vert encore et dispos, poudré, le nez 1. Revue des Deux Mondes, 15 mai 1848 (cl. Mélanges historiques..., p- 336). 2. Lettres A Jaubert de Passa (Revue dhistoire littéraire de la France, janvier-mars 1922, p. 38). — La Vénus diille, éd, Calmann-Lévy, p. 249, 264, 100 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 rouge, lair jovial et goguenard... Il parlait, mangeait, se levait, courait 4 sa bibliothéque, m’apportait des livres, me montrait des estampes, me versalt a boire; il n’était jamais deux minutes en repos!... ». Cet antiquaire pro- ae ae vincial, est-ce Jaubert de Passa? On a pu le soutenir*; mais n’ett-il pas été ingrat de railler un homme instruit qui avait été un hodte dévoué et un excellent guide ? Ne peut-on supposer que Mérimée évite cette faute de gout et raille les antiquaires hargneux qui lui ont décoché leurs traits dans le Publicateur des Pyrénées-Orientales, que sa victime, par un ironique retour, est Vacerbe M. Campagne? Vengeance digne d'un homme d’esprit®! 8 8 s Malicieusement, ne va-t-il pas faire de Varchéologue > I 8 roussillonnais Pierre Puiggari' une séduisante M!!® de Puygarrig? Ainsi la Venus d’Ille serait une réponse indi- recte aux attaques du Pudblicateur. Quant aux jolies filles coudoyées dans les auberges du Roussillon ou dans les noces de village, elles deviennent NV A B) aAaharT a “PaaS a oy q M"* de Peyrehorade « un peu trop erasse, comme la plu- part des Catalanes lorsqu’elles ont passé quarante ans », et la « souple et délicate » M''® de Puygarrig”, Les gars de la Catalogne se reconnaissent dans le jeune Alphonse de Peyrehorade aux « mains de laboureur sortant des manches dun dandy », et dans VAragonais « sec et ner- veux», Chautde six pieds », ala « peau olivatre... presque aussi foncée que le bronze de la Vénus" ». Quant a cette Venus mystérieuse, sans doute Mérimée en concut-il Pidée 1. La Venus d'Ille, p. 248. — Peyrehorade est le nom d’une station de la ligne Pau-Bayonne. « Anachronisme », dit sévérement M. Valéry- Larbaud (Carmen, Payot, in-12, 1927, p. xv). 2. A. Monglond, Au pays de la Vénus d'Ille (Revue @ histoire littéraire..., art. cite. “p, 19). 3. Cf. sur ce point H. Chauvet, La Vénus d’[lle, dans VP Indépendance des Pyrénées-Orientales, 27 téyvvier 1927. 4. Un de ceux qui Vont allaqueé, o. Cf. La Vénus d'ille, p. 248 et 270. 6. Tbid., p- 250 et 274. LA VENUS D’ILLE 101 en contemplant, non pas une statue antique découverte en Roussillon!, mais la statue de la Vénus de Quinipili, quil visite en aout 18352. Voila les person nages de la nouvelle pris sur le vif, des 1834. Et voici le cadre : le Canigou, resplendissant au clair de lune, la vieille maison ot chaque détail fleure bon la province accueillante et douce’. Un jeu de paume, une noce campagnarde ot le marié est « en gants blanes, souliers vernis, boutons ciselés, une rose a la bouton- niére », un air du Roussillon que silflent des gamins‘... renforcent les éléments du tableau qui, peu a peu, sor- ganise. Discretement la couleur locale fournit au peintre un micocouher, des miliasses”... Il reste, dans ce cadre choisi, a faire vivre les person- nages, a créer l’action. Or il est rare que Mérimée s’en remette a son imagination; grand lecteur, il puise aux vieilles chroniques, source de vie : nulle part la réalité nest plus frémissante, plus dramatique. En 1834 et en 1835, au hasard de ses voyages, Mérimée feuillette dans les archives des récits du Moyen Age, dont le mauyais latin ne le rebute pas. Lesquels? On s'est in- génié a les découvrir et ona réussi au dela de toute espérance ; car les commentateurs ont vu des emprunts 1. Un antiquaire du pays, mal informe, le croit, s'indigne et signale comme une impudence le fait que Mérimée parle d’une statue qui n'a jamais existé a Ile. Prenant les choses au sérieux, il dénonce le récil comme un « roman mistificatoire » (sic) (ef. Journal des Pyrénées-Orien- tales, 29 avril 1845 : Superbe découverte dune superbe statue antique, en bronze, & Ille, par un abonné). Mérimée, qui transpose ici, selon sa mé- thode, devait rire sous cape. 2. Cf. Notes dun voyage dans (Ouest..., p. 215. 3. La Vénus d’Ille, p. 243, 255, 257. Le Journal des Pyrénées-Orientales du 29 avril 1845 (art. cité) proteste contre quelques inexactitudes, cer- tainement voulues par Mérimée. — Sur la sobriété de cette couleur, ef. J. W. Hovenkamp : Mérimée et la Couleur locale, 1928, in-8°. Ni- mégue, p. 162, 165. 4. Ibid., p. 248, 251, 256, 278, 277. 5, Ibid., p. 249, 274. 102 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 la ott il n’existe que ressemblances ou rencontres for- tuites. Ne vaudrait-il pas mieux croire Mérimée dabord? « La Vénus d'Ille n’a jamais existé, déclare-t-il en 1847 a Eloi Johanneau, et les inseriptions ont été fabriquées secundum artem avec Muratori et Orelli. L’idée de ce conte m’est venue en lisant dans Freher une légende du Moyen Age. J’ai pris aussi quelques traits a Lucien, qui parle dune statue qui rossait les gens. J’ai entre- lardé mon plagiat de petites allusions a des amis eta moi, et de plaisanteries intelligibles dans une coterie ott je vivais lorsque cette nouvelle a été écrite. Je suis bien fier que ma petite drélerie ait été prise un instant au sé- rieux par un savant tel que vous!. » Sans doute, vers la méme époque, Mérimée avoue a Francisque Michel qu'il s'est inspiré dun récit de Pontanus. « J’ai lu dans Pon- tanus — excusez-moi d’écrire des noms si incivils — Vhistoire @un homme qui avait donné son anneau a une Venus de marbre ou de bronze, mais il y a si longtemps de cela que je ne sais plus trop ce que c’est que ce Pon- tanus*. » La contradiction n’est qu’apparente : Méri- mée utilise a la fois la légende rapportée par Freher et le récit de Pontanus, qui, tous deux, content la méme histoire. Uulise-t-il également le récit d Hermann Corner, quil aurait trouvé dans Ja collection Ekkardt, ou que Ville- main lui aurait indiqué avant de Vintroduire dans son Histoire de Gregoire V1I3? est probable. Tant dautres oni conté cette histoire, paienne, puis chrétienne, de la statue mystérieuse, que les érudits ont va dans chaque conteur le modéle qu’aurait suivi Mérimée‘. Une légende 1. Cf. Tourneux, Correspondance générale de Mérimée (Revue d’his- totre littéraire..., 6° année, 1899, p. 60, note). — Tourneux, Mérimée en Orient (La Nouvelle Revue, t. XXIII, septembre-octobre 1882, p. 236). 2. Lettre (inédite) du 10 aovt [1861?]. 3. Filon, Mérimée et ses amis, p. 364. “. Sur les sources de Ja Vénus d'Ille ona beaucoup écrit. Cf. M. Vernes, LA VENUS D’ILLE 103 preuse d’ Abyssinie! qui, reprise par de vieux chroniqueurs, Hermann Corner et Gautier de Coinci2, devient un des themes favoris de nos fabliaux et de nos contes au Moyen Age?; une légende romaine, done paienne?, qui, reprise par le christianisme, devient un miracle de la Vierge®, telle est la tradition oti se mélent les souvenirs de Lucien, d’Apulée, de Freher, de Pontanus, de Corner, de Saint- Antonin, de Vincent de Beauvais, de Gautier de Coinci...6 D’ailleurs, le fond de Vhistoire est invariable, seuls les noms des personnages changent selon les besoins du temps et des religions : Vénus devient la Vierge, le héros s’appelle Roger, Rupert ou don Raymond... Un jeune homme, le jour de son mariage, passe son anneau au doigt @une statue qui, le soir, vient réclamer les droits de Vépouse : telle est Vétrange aventure qui, dans les vieux récits, se termine d’une facon a peu prés anodine’. Mérimée comprend lintérét dramatique que présente un pareil sujet. Alors, tres habilement, il y fait entrer les éléments modernes qu'il possede. Le christianisme n’a-t-il pas adapté la légende paienne? Corner n’a-t-il pas adapté la légende romaine? D’autres chroniqueurs n’ont-il pas adapté le récit de Corner? L’art n’est-il pas, en fin de compte, une adaptation de la réalité aux besoins la Vénus dIlle de Mérimée et une légende pieuse d’ Abyssinie (Revue po- litique et littéraire, 23 octobre 1875, p. 399). — A. de la Borderie, Leé- gende originale de la Vénus d’Ille (Archives historiques, artistiques et littéraires, t. 1, 1889-1890, p. 492-494). — G. Paris, la Littérature fran- caise au Moyen Age. Hachette, 1890, in-12, p. 207-208. — Filon, ower. cité, p. 364, et A propos de Mérimée (Le Gaulois, 20 mai 1893). — Sel- lier, Lettres de P. Mérimée & un provincial, Correspondant, 10 mai 1898, p. 440). — Chambon, Notes..., p. 102. — Monglond, art. cité, etc... 1. Cf. M. Vernes, art. cité. 2. Cf. Filon, Mérimée et ses amis, p. 368-369. 3. Cf. La Borderie, art. cité. 4. Cf. Filon, ower. cité, p. 365. 5, Cf. Paris, ouvr. cité, p. 207-208. 6. Sur ces emprunts, particuliérement sur ce que Mérimée doit a Lu- cien, cf. Levaillant (Colomba, éd. Larousse, p. 161-162). 7. Mérimée va rendre le dénotiment tragique, 104 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 secrets de notre intelligence ou de notre sensibilite? Mérimée, aidé peut-étre par des réminiscences du Moine de Lewis', des contes dHoffmann? et dune bal- lade allemande, L’Anneau®, adopte la méthode de ses prédécesseurs : de Rome, il fait done passer le lecteur a Ile; la Vierge se transforme en une Vénus paienne, quun antiquaire roussillonnais a exhumée; Roger devient M. Alphonse, la fiancée M'* de Puygarrig ; les joueurs de paume remplacent les joueurs de halle... Ainsi les personnages du temps de Grégoire VI cedent la place aux contemporains de Louis-Philippe. L’@uvre, en se rapprochant de nous, perd sa poésie lointaine, mais gagne en réalité; car les lecteurs de 1837 se soucient fort peu des héros de Pontanus ou de Corner, mais ils coudoient cet antiquaire, croisent cette noce, reconnais- sent cette Catalane... Selon Stendhal, Mérimée disait « a M"* Adam que, pour faire du fantastique, il fallait com- mencer par mettre ses héros en gilet de flanelle4 ». Les personnages de la Vénus @/lle ne sont pas « en gilet de flanelle »; mais ils portent les costumes dune province francaise. Alors, que va devenir le fantastique, cette Ame de la lé- 1. Cf. Baldensperger, /e Moine de Lewis dans la littérature francaise. (Journal of comparative literature, Jaly-septembre 1903, p. 218.) — Breuillac, Hoffmann en France (Revue dhistoire littéraire de la France, juillet-septembre 1906, t. XIV, p. 89). La ressemblance est lointaine (cf. fe Moine, wad. Morrellet, p. 133). 2. Cf. Breuillac, art. cité. — Pour M. L. Reynaud la Vénus d’flle est « sortie » @Hoffmann (7Influence allemande en France au XVIII? et au NXIX° siécle, Hachette, in-8°, 1922), C’est une erreur; on a vu que Méri- mée a trouvé le sujet ailleurs; quant au meryeilleux de la nouvelle, il ne rappelle que de fort loin le fantastique d’Hoffmann. 3. Cf. de Miroir, 14 avril 1821, p. 3. L’Anneau, romance (piéce « hor- riblement belle », dun « intérét diabolique », et qui atteint « le sublime de lépouvante », dit lannonce),. 4. Journal de Stendhal (éd. Stryienski et F. de Nion, Paris, Gharpen- tier, in-12, 1888, p. 37, note 1). LA VENUS D’ILLE 105 gende? Tout dépend de sa mise en valeur. Or, Mérimée rencontre une difficulté; si le merveilleux ne nous choque pas dans une légende du Moyen Age, parce que les siecles lui donnent le recul nécessaire et que les meeurs Vexpliquent, il se comprend mal dans notre société con- temporaine. Mérimée transporte done Paction du x1° au xix® siecle : soit! Mais un miracle en 1837, un miracle presque tangible, en butte aux railleries des incrédules et au controle des savants, quelle imprudence! Mérimée tourne la difficulté. De bonne heure la magie a été pour lui une étude, puis un godt. « Je me plais a supposer des revenants et des fées, écrit-il a M™® de La Rochejacque- lein. Je me ferais dresser les cheveux sur la téte en me raconlant a moi-méme des histoires de revenants »; et il lui demande : « Avez-vous lu une histoire de revenants que j/ai faite et qui s’appelle La Venus d’Ille? Cest, sui- vant moi, mon chef-d’@uvre!. » Pourquoi? Précisément parce qu'il a pu y introduire ce merveilleux qui le hante et qui deviendra pour lui, sous influence des écrivains russes, un genre littéraire. Ce merveilleux, il en dégagera les regles plus tard?; des 1837, il les applique d’instinct. Elles consistent a prendre au sérieux les choses les plus invraisemblables, A créer une obscurité nécessaire et a choisir le trait caractérisque?. Done Mérimée feint de ecroire ce qu il raconte : té- moin attentif et intrigué, il se méle aux personnages, et les personnages mémes sont des amis dont il se porte garant4! De la premiere a la derniére page, il participe a la terreur générale, frissonne avec le jeune 1. Une Correspondance inédite, p. 56, 66. 2. En 1868, dans son étude sur Pouchkine (cf. Portraits historiques et littéraires, p. 309-312). 3. Cf. ?étude sur Pouchkine, p, 309-312. 4. Méme méthode dans la Viston de Charles X1. 106 PROSPER MERIMEE DE 1834 4 1853 homme, écoute, la nuit, le craquement sinistre de l’es- calier, accourt lorsque le drame éclate, souléve le ca- dayre, le déshabille, entraine les malheureux parents dans sa chambre, se livre aux premiéres recherches, inter- roge VAragonais soupconné!. « En questionnant cet homme, dit-il, je ressentais un peu de la terreur supers- litieuse que la déposition de M"® Alphonse avait ré- pandue dans toute la maison?2... » L’obscurité, seconde « loi du genre », est solgneuse- ment entretenue dans le cours du récit. Pas un mot ne laisse soupconner la vérité ou croire a une supercherie. Des la quatriéme page, la Venus, « Vidole », commence ses inexplicables « méfaits » : une jambe cassée, une téte cassée?...; et cette jambe cassée, cette téte cassée ne s’expliquent pas plus que le meurtre final. La dermiere page senveloppe dobscurité, comme la premiere. « De- pis mon départ, je n/a point appris que quelque jour nouveau soit venu éclairer cette mystérieuse catas- trophe! », dit Mérimée. Ainsi le mystere persiste par dela le dénouement fatal. Enfin Mérimée trouve le trait quil faut pour lé- gitimer le mensonge. Ce détail essentiel est la puis- sance quexercent les yeux de la statue. Tout se ra- mene ala statue et tout, dans la statue, se ramene aux yeux. A maintes reprises Mérimée insiste sur leur cou- leur, leur expression, leur regard, le contraste qu ils font avec la patine de la statue®... [1] en résulte une impression de malaise et de terreur, qui sagerave au cours du drame et crée Vunité du récit. L’art de l’écrivain consiste & mé- 1. Cf. Vénus d’ille, p. 282, 284, 286... 2. Ibid., p. 292. 3. Ibid., p. 247, 257. 4, Ibid., p. 292. 5, Ibid., p. 246, 256, 259, 260, — Méme procédé dans Carmen. LE VENUS D’ILLE 107 nager cette impression, a la rendre plus lourde, plus an- goissante au fur et a mesure que le drame se noue. D’abord la statue a Pair méchant: puis, la malice s’ajou- tant a la méchanceteé, elle allie, dans son « incroyable » beauté, le dédain, Vironie et la cruauté. Cette ironie de- vient « infernale », expression du visage « diabolique ». Vue de pres, « sous le nez », la Vénus parait « plus mé- chante » encore; énergie donne a son visage une « ex- pression de tigresse », et voici qua VPheure du drame cette « méchanceté ironique » la transforme en une « di- vinité infernale!... ». Les mots perdenta étre rapprochés, accumulés ainsi; Mérimée les dispose avec tant d’habi- leté que, par une progression lente, continue, il mene le lecteur de Pinquiétude 4 Vépouvante. Le drame est fini, mais non pas langoisse. La statue néfaste a été fondue en une cloche; hélas! « depuis que cette cloche sonne a lle, les vignes ont gelé deux fois*». Ainsi le post- scriptum, loin de détruire leffet, le renforce. Mais quoi! Comparer lénigmatique Vénus au buste de Louis-Philippe ou aux statues des Tuileries?, n’est-ce pas détruire d'un seul coup le merveilleux, si habilement at- teint? Et telles remarques sur les personnages ou sur Vauteur n’en affaiblissent-elles pas la portée? Meri- mée, qui se trahit en effet par maintes réflexions‘, ne le pense pas; car il veut rendre le merveilleux vraisem- blable en le mélant a la vie quotidienne®. Faut-il lui re- procher alors d’humaniser la statue et de se montrer tel 1. Cf. Venus dile, p. 247, 259, 260, 261 a 273, 262-263, 270... D’ot Pensorcellement des personnages. « Je suis ensorcelé! le diable m’em- porte!... » s’écrie M. Alphonse (281), Méme procédé dans Carmen. 2. Ibid., p. 293. 3. Ibid., p. 247, 252. 4. Ibid., p. 253, 254, 265, 266, 268, 269, 277, 280, 283... 5. M. Valéry Larbaud voit dans la Venus d’Ille le chef-d’ceuvre de Mérimée « parce que c'est la quil a réussi & donner le maximum de 108 PROSPER MERIMEE DE 1834 A 1853 quwil est, méme en face du mystere? Autant vaudrait lui reprocher d’avoir gardé a ses personnages, au milieu des pressentiments les plus tragiques, leur attitude et leur langage naturels. C’est plaisir d’écouter le guide raconter Vhistoire de la Vénus. — « Quelle méchanceté vous a- t-elle faite? » — « Pas a moi précisément; mais vous allez voir. Nous nous étions mis a quatre pour la dresser debout, et M. de Peyrehorade, qui, lui aussi, tirait ala corde, bien qu il n’ait guére plus de force qu'un poulet, le digne homme! Avec bien de la peine nous la mettons droite. J’amassais un tuileau pour la caler, quand, pa- tatras! la voila qui tombe a la renverse tout d'une masse. Je dis : Gare dessous! Pas assez vite pourtant, car Jean Coll n’a pas eu le temps de tirer sa jambe... » — « Et il a été blessé? » — « Cassée net comme un échalas, sa pauvre jambe. Pécaire! Quand j’ai vu cela, moi, }’étais furieux!... » M. et M™* de Peyrehorade s’expriment avec la méme familiarité enjouée?, et plus le drame devient menagant, plus le cdté bourgeois, naif et comique des personnages prend du relief. I] n’existe done pas de contradiction entre les éléments qui composent le récit, entre le merveilleux et la réalité, entre la légende traditionnelle et la personnalité de Pécrivain. Tout se fond, au contraire, sans effort appa- rent, et cette unité fait la valeur de la nouvelle*, qui est vivante et mystérieuse, qui a une poésie un peu sombre, vraisemblance au maximum de surnaturel » (préface de Carmen, éd. Payot, p. vi). 1. La Vénus d’ille, p. 247 (cf. p- 245: jentends bimm... Quest-ce que cest? que je dis... — Faut appeler le curé...). DY bid a pieeol, 252207. 3. Mérimée a mis tout son art de styliste & fondre les divers élé- ments. Cf. sur son manuscrit le Catalogue de la vente Ch. Delafosse. — Sur les corrections du manuscrit de la Vénus d’Ile, cf. R. Alexandre, Bulletin du Bibliophile, 15 janvier 1898. — Mérimée a corrigé soigneu- sement son texte dans la seconde édition de 1842. LA VENUS D’ILLE 109 mais grandiose!. Ainsi, apres avoir piqué au vif les anti- quaires voussillonnais — ce qui prouve sa réalité elle a connu une durable fortune. On la imitée, on Vimite encore®; il n’est pas certain qu’on lait surpassée, ni méme égalée. 1. Pour M. Valéry-Larbaud elle contient une moralité ; la statue venge linjure que lui a faite le jeune homme en lui passant par déri- sion sa bague au doigt et « elle le punit @avyoir traité légérement Vamour de la Parisienne qui lui a donné une autre bague » (art. cité, p. vu). J’avoue ne rien voir de tout cela dans le récit de Mérimée qui, dailleurs, ne se préoccupe jamais de morale. 2. Cf. A. France, Thais. — Ose-t-on citer |) At/antide de M. P. Benoit? CHAPITRE X LE VOYAGE EN CORSE — COLOMBA Si Mérimée rapporte la Vénus d’/lle Vun voyage en Roussillon, il rapporte Colomba Vun voyage en Corse, Carmen et l Histoire de Don Pedro de plusieu rs voyages en Espagne, // Vicolo di Madama Lucrezia et les Etudes sur Uhistoire romaine et sur Vhistoire greeque d'un voyage en Italie et en Gréce. Entre 1835 et 1853, le voyageur ins- pire done lartiste. Peut-étre découvrirons-nous plus tard le mobile secret qui fit écrire & Mérimée ses @uvres les plus belles; il ne s’agit maintenant que de voir éclore Colomba, puis Carmen, sous des cieux étrangers. Rien nest plus facile quand on accompagne le voya- geur. Parler du voyage en Corse, c’est, en effet, parler de Colomba. Mérimée fait-il preuve de brayoure en s’em- barquant pour Bastia? A lire certains chroniqueurs de l’époque, on le croirait', car les elfrayantes lévendes qui, vers 1840, courent encore sur la Corse épouvantent les Francais. Au fond la Corse n’est redoutable que de loin, et, si elle posséde des brigands, Uhospitalité y est aussi franche qu’ailleurs. Mérimée s’y rend, non pour son plaisir, comme onl’a prétendu®, mais en sa qualité d’ins- 1. Cf. Moniteur universe/, 17 aott 1839 — 14 aott 1840 (Compte rendu des Noles dun voyage en Corse) : histoires de brigands. 2. M. Lorenzi de Bradi par exemple (La Vrate Colomba ; la Revue de 142 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 pecteur des monuments historiques. En avril 1839 le Comité historique des arts el monuments recoit de Pié- rangéli, conseiller a la cour royale de Bastia, une com- munication importante sur les monuments de la Corse!. Le mois suivant Mérimée annonce a De Sauley son départ imminent pour la Corse, ot il va, dit-il, « tra- vailler de son métier? ». H est done probable qu te Comité Venyoie pour contrdler la communication ar- chéologique de Piérangéli®; son voyage est un voyage d’étude. Le 27 juin, Mérimée écrit a S. Sharpe : « Je dois partir apres-demain‘... » Son départ est différé; le 1°" aout, Gasparin, ministre de lIntérieur, Vaccrédite aupres de Morati, sous-préfet de Bastia®. Apres une rapide inspec- France, 15 décembre 1921) prétend que Mérimée va en Corse poussé par « Pamour de art antique » (p. 755); en réalité il s’y rend par devoir professionnel (Pinyert, /a@ Vraie Colomba. Journal des Deébats, 19 décembre 1921). M. Hovenkamp se trompe aussi (ower. cité, p. 155, n. 2). 1. Cf. Bulletin archéologique, publié par le Comité historique des arts et monuments, 1843, t. I, p. 76-78, 122 — t. II, p. 182, 599 — t. II, p- 139... — Piérangéli répondait au questionnaire enyoyé par le Comiié aux correspondants de province, La presse s’empara de ces documents curieux et le Moniteur universel donna un compte-rendu de la commu- nication dans son numéro du 4 ayril 1839, p. 467. Aprés une descrip- tion des monuments de la Corse, Piérangéli attirait lVattention du Co- mité suv les actes de vandalisme commis Bastia par le génie. 2. Cf. Wallon, Eloges académiques, Paris, 1882, t. II, p. 250. La lettre serait de la fin de mai 1839. Cf. M. Kuttner, Die Korsischen Quellen von Chamisso und Mérimée (Archiv fiir das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, begriindet yon L. Herrig... CXII Band der neuen serie, 1904, p. 102). 3. Teutefois le Bulletin du Comité est muet sur cette mission: mais quand Mérimée débarque en Corse, UInsulaire frangais de Bastia en donne Vorigine et la nature, « toute archéologique », et publie en par- lie Pitinéraire que suivea Mérimée ; Mariana, Alévia, Bonifacio... (n? du 24 aout 1839). Mérimée change cet itinéraire (cf. Lettres aux Lenor- mant, 28 aotit 1839), 4. Mercure de France, 1° ayril 1911. 5. « Pour un homme comme lui, Vile et ses habitants valent la peine quil yeut se donner pour les connaitre » (Pinvert, art. cité). Cf. Revue de la Corse, mai-juin 1915, p. 72. — Gasparin vevient de Corse. LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA lates tion dans l'Est et le Sud-Est, et un court séjour a Mar- seille!, il s*embarque a Toulon le 15 aout, sur un ba- teau de la compagnie Gérard?, et débarque a Bastia le 163. Le 28, il est a Ajaccio‘, d’ot il repart le 2 sep- tembre pour larrondissement de Sarténe®. Son itiné- raire a été reconstitué d'une facon trés approximative®. Il semble qu’on puisse distinguer huit étapes, qui le con- duisent du nord au sud de Vile, en lui faisant traverser la Corse en son milieu, de l’est a Pouest, et le raménent a Bastia le 30 septembre’. Les six premiers jours d’oc- tobre lui suflisent pour explorer les environs de la ville el pousser jusquau cap Corse. Le 7 octobre il revient s embarquer a Bastia pour Livourne. Son séjour en Corse n’a pas duré deux mois. 1. Chambon, Notes..., p. 119-125. — Lettres & M™ et M. Lenormant (Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 419-420 : lettre du 28 aott 1839 : a Marseille, Mérimée descend a lhétel Beauyau et chez le D* Cauviére). 2. Lettres aux Lenormant. Ibid., p. 421. — Insulatre francais, 24 aott 1839. — Journal de la Corse, 28 aot 1839. — J.B. Marcaggi, /es Sources de Colomba : Revue de Paris, 15 juillet 1928, p. 446. 3. « Je suis en Corse depuis quinze jours » (lettre du 28 aotit aux Le- normant, p. 421) : il serait done arrivé le 13. M. Courtillier propose les alentours du 15 (Revue de fa Corse, mai-juin 1925, p. 72). — Ona com- mis des erreurs sur cette date (cf. Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 422), que M. Marcaggi rectifie : art. cite. 4. Diaprés le Journal libre de la Corse (4 septembre 1839), et d’aprés M. Marcaggi, il y serait arrivé le 31 aout. Mais le 28 il écrit d’Ajac- cio aux Lenormant. 5. Journal libre de la Corse. Ibid. Dans son n° du 14 aott le méme journal, et dans son n° du 17 aotit le Moniteur universel rvelatent des histoires authentiques de brigands célébres. 6. Courtillier, art. cité. — Lorenzi de Bradi: Autour de Colomba (Ft garo, 19 féyrier 1927) : c’est confus. Ni l'article de l’Insulaire frangais ni les Notes d’un voyage en Corse ne permettent de préciser, M. Mar- caggi est plus net (art. cité, p. 448 et suiv.). 7. 1° De Bastia & Aleria par Mariana et Ceryione (Lettres aux Lenor- mant, 28 aotit 1839, p. 421). — 2° Traversée de Vile de Vest a l’ouest, d’Aleria & Cargése, par Vizzavona et Bocognano (Notes d'un voyage en Corse), — 3° De Cargése & Ajaccio par Vico et Apricciani, — 4° D’Ajac- cio A Sarténe par Olmeto, Sollacaro, Fozzano, Santa Lucia de Tallano, Carbini. — 5° De Sarténe a Porto-Vecchio par la vallée de Cauria, Bo- III 8 114 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Qu’en rapporte-t-il? D’abord les Nodes d'un voyage en Corse, « livre grave..., livre technique...! », qu'il publie en avril 1840; car, aidé sans doute par Piérangéli méme, il a rempli en conscience son métier d’inspecteur et visité les monuments de Vile. « M. Mérimée, écrit le Moniteur universel, décrit les monuments de Vile au point de vue archéologique. Félicitons la science pure d’avoir absorbé M. Mérimée pendant ce voyage, Rien, assuré- ment, ne prétait plus que la Corse au développement des ressources dont peut disposer limagination de M. Mé- rimée; ila dt entendre raconter cent fois cent histoires pleines de merveilles et qui, arrangées par l’auteur de Clara Gazul, de Mateo Falcone et de tant d'autres pro- ductions remplies de force et d’originalité, auraient ému et attendri. Or, M. Mérimée a rendu plus de services a la Corse, avec ce livre écrit de sang-froid, en toute h- berté esprit et dans le pays méme, que sil fat venu nous raconter une légende, vieille ou nouvelle, avee tout le talent et tout le charme qu'il déploie en racontant?... » Le chroniqueur ignore-t-il done Colomba, ceuvre d’ « imagination », qui a paru le 1° juillet 1840 dans la Revue des Deux Mondes, @est-a-dire six semaines avant son article? La vérité est que Mérimée se révéle a la fois archéologue et artiste en publiant, a trois mois nifacio, Vile de Cavallo. — 6° De Porto-Vecchio A Bastia. — 7° De Bas- lia & Murato et A lAlgaloja (lettre & Requien, 30 septembre 1839, p. 249). — 8° De Bastia au cap Corse par Pietranera, Erbalunga, Sainte-Catherine de Sisco, la tour de Sénéque...; retour a Bastia, dépavt pour Livourne (lettre & Morati, 7 octobre 1839. Revue de la Corse, mai- juin 1925, p. 74). Cet itinéraire sera complété et rectifié par M. Paoli, qui prépare une édition critique des Notes d'un voyage en Corse. 1. Moniteur universel, 1% aovt 1840. — Cf. Insulaire francais de Bas- fia, 2 mai 1840 (article trés élogieux signé P***). 2. Tbid. LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 1 ss Vintervalle, sur le méme pays, un livre d’érudition et un livre de fantaisie. Les Notes d’un poyage en Corse présentent les mémes qualités et les mémes défauts que les autres Notes de voyage. Le livre est clair, ordonné; aprés un résumé his- torique, Mérimée divise les monuments corses en trois catégories : monuments antérieurs aux Romains — mo- numents romains — monuments du Moyen Age. Tout de suite, A cété derreurs de détail, des lacunes appa- raissent; ainsi Mérimée accorde une trop grande place a la région de Sarténe®; il étudie assez a fond l'art roman, mais laisse de cdté Part gothique; les détails qwil donne sur larchitecture civile, sur les tours du littoral, par exemple, sont tres succincts... Lui-méme se rend compte des insuffisances du livre, puisqu il examine a nouveau Varchitecture civile en Corse dans l’étude sur lV Architec- ture militaire au Moyen Age, et les monuments mégali- thiques dans article du 11 septembre 1852°. Il reste en relations avec Piérangéh, communique au Comité histo- rique les notes que celui-ci lui envoie sur ile‘, s’entre- tient par lettre avec Requien, en 1847 comme en 1850, des monuments de Vile®, précise des détails mal éclaircis en 18395, bref, se tient au courant des fouilles entre- prises et des découvertes réalisées. 1. Ot M. Lorenzi de Bradi a-t-il vu que Mérimée « tira de leurs tombes des restes de l’art étrusque... »? (art, cité, p. 755), 2. Cf. Santoni, Revue dela Corse, juillet-aotit 1922. — Mérimée, Noles dun voyage en Corse, p. 99. 3. Des monuments dits celtiques ow druidiques (Athenaeum francais, 11 septembre 1852). 4. Cf. Table générale du Bulletin du Comité historique..., p. 210. — Bulletin archéologique, ouvr. eité, t. I, p. 122 — t. Il, p. 132, 494, 599... Méme lorsqu’il est juge au tribunal de Grenoble, Piérangéli continue ses enyois. On en compte 13. 5. Cf. Chambon, Lettres inédites, p. 16 & 24 (lettres & Lenormant et a Requien). — Notes..., p. 127 (recherches archéologiques). 6. Cf, lettres 4 Lenormant (art, cité, p. 424). 116 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Le livre de Mérimée eXIge done des redressements; il a été discuté, complété, surtout au point de vue de Vart gothique et de Varchitecture civile!. Faut-il avouer que les archéologues nont rien ajouté d’essentiel au rapport de Mérimée? C’est que l'art corse est pauvre, et toul WVimitation; Mérimée, le premier, souligne cette pau- un combat n’a cessé de se livrer A vreté. « On dirait qu entre le visiteur sympathique qui veut toujours trouver quelque chose de poli, mais de juste, a dire a ses hétes, et Vhomme de gott qui rencontre devant lui un art infé- rieur? », éerit M. Santoni. La conelusion du rapport est éloquente a cet égard : les monuments corses, qu ils appartiennent a l’époque préhistorique, romaine ou ro- mane, sont médiocres?. Aussi est-il rare que Mérimée demande pour eux une subvention; seul le clocher de Carbini lui parait digne d’étre restauré+; seule la sim- plicité robuste de la Canonica, de Saint-Michel de Mu- rato et de la cathédrale du Nebbio le séduisent. En somme, Mérimée a dit sur les monuments corses a peu pres ce qu il convenait de dire. I] en a sauvé quelques- uns, ila protégé les monuments mégalithiques, qui sont les monuments les plus curieux de Vile®. Son livre a été utile et, quand Mérimée lenvoie a Morati en lui affir- mant que «c'est ennuyeux a dormir debout® », il ne se 1. Par M. M. Ambrosi, Histotre des Corses. — Carlo Arti, Chiese pi- sane in Corsica. Rome, Leescher, in-8°, 1908 (cf. p- 9, 45, 47, 79, 80, 87-88, 93). — Marcaggi, (Ile de Corse. Ajaccio, in-12, 1908; — Terre de Corse. Ajaccio, Rombaldi, in-8°, 1927. — Enlart, Quelques monuments du Moyen Age en Corse (Revue de la Corse, de mai a décembre 1925). — Santoni, art. cité. Ibid., de juillet & décembre 1922. — A. Clavel, /es Tours génoises de la Corse (Ibid., de mars & juin 1924)..., ete... 2. Art. cité, novembre-décembre 1922, poe Une %, [id., seplembre-octobre 1922, p. 155 — noyembre-décembre 1922, p. 171-173. — Les notes du livre de Mérimée seraient dues & un érudit lyonnais, Gregori (/bid., p. 173). 4, [bid., septembre-octobre 1922, Deo 5. Lettres aux Lenormant, art. cité, p. 424. 6. Temps, 17 novembre 1925 (Henviot, Courrier littéraire). — Revue de la Corse, novembre-décembre 1925, p- 201 (lettre du 10 ayril 1840), LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 417 flatte point. Le critique du Moniteur universel est plus juste qui, cette fois, dit avec raison : « Les Notes dun Voyage en Corse achéveront de démontrer que M. Mé- rimée est un esprit sérieux qui ne brille pas moins par Verudition, quand il en fait, qu il ne brille par le style et par invention dans les ouvrages de pure imagination !. » Si Varchitecture n’enchante pas Mérimée, en revanche la nature et VLhomme Vintéressent. Cette nature corse si vanteée, il la contemple avec des yeux non prévenus; le maquis n'a pour lui qu'un mérite, celui « de sentir bon », et ila le grave défaut « de réduire les redingotes en la- nieres® ». Les vallées, les montagnes et les sites sont « tous les mémes, et conséquemment horriblement mo- notones »; les foréts sont « assez pietres, quoi quon en dise? ». De la mer, des rochers, du ciel, pas un mot. En vérité, on croirait entendre un contemporain de Mo- liere ou de Vabbé Prévost; on le croirait d’autant plus que Mérimée ajoute aussitét, en moraliste : « C’est la pure nature qui ma plu surtout », et pour qu’on ne s’y méprenne pas, il précise : « Je parle de la pure nature de VPhomme. Ce mammilére est fort curieux ici“... » Il étudie done Thomme; la tache lui est facilitée par des guides el par des amis dont il apprécie a la fois la science et Vhospitalité®. Avant de débarquer en Corse, il connait Piérangéli, Conti, Orso Carabelli®... Sur le bateau il a le ink. cxtes 2. Lettres & Requien, 30 septembre 1839, art. cité, p. 248. 3. Ibid. — Cf. lettres écrites de Corse par Flaubert (Reeue de la Corse, juillet-aott 1922, p. 110: /e Voyage en Corse de Flaubert, par D. P. de Mari). Flaubert visite Pile en septembre et octobre 1840, — Cf. Mau- passant, Contes du Jour et de la Nuit (Une Vendetta — le Bonheur...) (Echo touristique de la Corse, n°* 2, 3, 4; P. Mathiex, /es Descriptions touristiques de la Corse par G. de Maupassant). Flaubert et Maupassant gotitent plus fortement le pittoresque de la Corse que Mérimée. 4. Lettres a Requien. Ibid. 5. Cf. également Maupassant qui rend hommage 4a cette hospitalité (le Bonheur, dans le Gaulois du 16 mars 1884). Cf. Echo touristique de la Corse, n° 4, art. cité, p. 28. 6. Cf. Chambon, Notes..., p. 127. 118 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 lié connaissance avec Sigaudy, avocat général a la Cour Wappel de Bastia. A Bastia, le sous-préfet Tiburee Mo- rvati lui réserve un accueil empressé! et accompagne dans ses courses a travers la province. Mérimée entre- tient des relations non seulement avec Sigaudy, mais avec le substitut Stefani, tant et si bien quil se trouve mélé a une querelle politique et privée assez obseure®. Il entre également en rapports avec Vingénieur des ponts et chaussées, Vogin’. A Ajaccio, il est regu par le préfet Jourdan du Var, au chateau d'Istria par le maire de Sollacaro, Colonna d'Istria, a Fozzano par le commandant Orso Carabelli, a Sartene par Titus de Roccaserra, a Bonifacio par les Trani, a Cervione par la famille Grassi, etc... Ailleurs, il se he avec « M. Casabianca et tutti quanti* ». Enfin, il partage vo- lontiers le déjeuner d’un bandit corse : c’est peut-étre la société dont il est le plus fier®. Ainsi la vie qu’il mene est a la fois difficile et aisée. « Il faut voyager a cheval ici et sur des especes de cheévres pour la taille, écrit-il a Le- normant. Elles ne font guére que dix lieues par jour. Point dauberges. Pour vivre, il faut faire provision de lettres de recommandation, au moyen desquelles on est Lraité homériquement par les gens a qui elles sont (9) 1. Lettres & Morati (Revue de la Corse, mai-juin 1925, p. 72, 74, 75 — seplembre-octobre 1925, p. 147-150 — novembre-décembre 1925, p. 201). 2. Sur laffaire Sigaudy, ef. Courtillier, art. cité (Revue de la Corse, juillet-aout 1925, p. 117-121). 5. Les deux lettres qu'il lui adresse sont inédites. Elles apparlennent au fonds Spoelberch de Lovenjoul (Chantilly, B 395): une est datée du 17 décembre 1839, lautre du 25 aott 1841. — Cf. Revue de la Corse, mai-juin 1925, p. 76. 4. Cf. Revue dela Corse, juillet-aortt 1925, p- 117 4 119 — juillet-aout 1922, p. 99. — Thibault, le Vrai Roman de Colomba (Illustration, 10 juin 1911, p. 485-487). — Lorenzi de Bradi, Auéour de Colomba (Figaro, 19 fé- vrier 1927, p. 3). — Marcaggi, art. cité, elc... 5, A-t-al connu Quastana? (cf. Lorenzi de Bradi, /a Vraie Colomba, art. cité, p. 770), ou dautres brigands? Cf, Colomba, p. 229. — Lettre a Vi- tet, 15 juillet 1840 (Chambon, Notes..., p. 141). Lettres aux Lenormant, 1852 (art. cité, p. 439). LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 119 adressées. Quand on arrive éreinté dans une maison in- copnnue, il faut faire Paimable jusqu’a dix heures au lieu Veécrire et de dormir. Le matin, impossible de partir avant d’avoir fait honneur au déjeuner. De la impossi- hilité de faire vite quelque chose en Corse! ». Cette « vie de chien? » est done compensée par une hospitalité dont Mérimée profite largement, et lorsque les habitants de Cargese lui donnent le titre de éxAaynpétato¢* ilen éprouve un juste orgueil. Le voila en mesure d’étudier l'homme, et il s’ingénie a comprendre le caractére corse*. Usantde Vethnographie (Mérimée est savant de tres bonne heure), il confronte les textes d’Amédée Thierry et de Filippini®. Quelle sur- prise! Le caractere gaulois et le caractére corse offrent, assure-t-on, les mémes traits : bravoure, franchise, im- pétuosité, intelligence, mobilité extréme, indiscipline et vanité, d’oti naissent la susceptibilité et la passion de la vengeance. Est-ce exact? Mérimée ouvre les yeux; sil constate qu’a Bastia le type italien domine, il observe, a Vintérieur de Vile, le teint des montagnards de Coscione, la couleur des cheveux des montagnards de Corte..., et il s’apercoit que le montagnard corse, chassé peut-étre du continent par les invasions, est, en effet, cousin germain de la race gallique®. Mais la vendetta? Elle n’est pas « gallique ». Qu’a cela ne tienne! N’est-elle pas une « forme ancienne et sauvage du duel », «si parfaitement 1. Lettres aux Lenormant, art. cité, p. 422. 2. Ibid., p. 423. 3. Lettre A Grasset, 21 janvier 1841 (Chambon, Nofes..., p. 151). 4. On complétera ce quwil en dit dans les Notes d'un voyage en Corse par les lettres @ Requien, aux Lenormant, & Morati, a I’Inconnue (t. I, p. 127-128), etc... 5. Notes dun voyage en Corse, p. 40. 6. [bid., p. 38-39. — Cf. Lettres aux Lenormant, art. cité, p. 422. — Moniteur universel, 1% aotit 1840. — Santoni, art. cité (juillet-aott 1922, p- 99-100). Le Moniteur fait remarquer que Mérimée se rallie 4 la these dEdwards. 420 PROSPER MERIMEE DE 1834 Aa 1853 national et enraciné chez nous!? » Tout de méme, Mé- rimée reconnait qu'il existe entre Francais et Corses des différences de meurs indéniables. Ces différences s’ex- pliquent historiquement par abominable gouvernement de Génes, qui fit naitre la vengeance personnelle, et par la justice sommaire, qui provoqua la vendetta®. L’exphi- cation est judicieuse; est-elle probante? Mérimée ne semble pas le croire, puisquil s’efforce a nouveau de prouver la parenté historique, et méme préhistorique, des Corses et des Gaulois. A cet effet, il invoque des raisons linguistiques : mais c'est alors qu il est difficile de le suivre®. Bref, la question reste ouverte, et les érudits en discutent encore. De ces fragiles études d’ethnographie je ne retiens quun point; elles fixent Vattention de Mérimée sur le trait distinctif du caractére corse, le besoin de la ven- geance, la vendetta’. Or, par une coincidence naturelle, il entend partout raconter « des histoires de crimes, bien noires et bien belles® ». Et que sont ces « grandes jarres avee un couvercle luté au feu »? Des « cadavres entourés de langes » y dessechent. Mérimée reléve sans effroi le macabre détail. « C’est de Corse, écrit-il 4 Lenormant, que viennent les terrines de Nérac ; seulement, au lieu de perdreaux on y mettait des hommes® », Qu’il s’agisse 1. Noles d’un voyage en Corse, p. 41-42. — Cf. Santoni, /bid., p. 100. 2. Lettres aux Lenormant. — Cf. Santoni, /bid., p. 101. 3. Ibid. — Cf. Santoni (Jbid., septembre-octobre 1922, p. 153). 4. Ibid., p. 41, note. Tl dit notamment : « J’ai vu cette année un cas notable de vengeance parmi les Grecs de Cargése... » 5. Lettre a Sigaudy, 18 février 1840 (Revue de la Corse, juillet-aout 1925, p. 118). 6. Art. cité, p. 424. — Il s’agit encore de « quelque vieux Corse em- poté dans une grande jarre » dans une lettre adressée a Requien le 22 mars 1850 (cf. Chambon, Lettres inédites, p. 23), ; LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 424 d’un sort, dun scapulaire, d’un tison miraculeux, il re- leve les moindres superstitions, en cherche la raison profonde!. Or, la plus belle forme que puisse revétir la superstition populaire n’est-elle pas la forme poétique ? Voici que le voyageur, au hasard de la route, entend des gocert, des ballate, des chants funébres... Qu’importe leur nom! Ll transerit les paroles, en pénetre l’esprit?. Si le spectacle funébre quil contemple a Bocognano lui en apprend plus long que toutes les complaintes du pays’, il ne néglige pas pour autant la sérénade dun berger de Zicavo, le vyoceru de Niolu, lalamentation de Béatrice de Piedicroce, Vimprovisation de Marie R4... IL rapporte une précieuse collection de voceri et de ballate en ma- nuscrit®. Sans doute il les défigure, italianise la langue et se contente de pieces dont l’inspiration est souvent médiocre”; telles quelles, dans leur fougue naive, ces pieces lui révéelent lame corse’. Ainsi Patmosphére de Colomba se précise, exactement 1. Cf. Notes d'un voyage en Corse, p. 189. 2. Ibid., p. 197. — Faut-il croire quil pousse le souci de la couleur locale jusqu’a organiser dans le charnier d’Olmiccia, 4 San Cassiano, la mise en scéne macabre qu’on nous décrit avee complaisance? Mé- rimée, enveloppé d’un linceul, aurait fait chanter des voceri sur son prétendu cadayre! (P. Arrighi, Mérimée fait le mort. Nouvelles litte- ratres, 3 octobre 1925). Est-ce possible, et une semblable parodie etu- elle été tolérée? Etait-elle méme nécessaire? De pareils récits relevent du roman satanique. BeOtd.. p= 197. 4. Ibid., p. 201, 218, 219. — Cf. Santoni, ard. cité (noyvembre-décembre 1922, p. 174). — H. de Sorbo, Vocero du Niolo (Revue de la Corse, mars- avril 1925, p. 24). — Mareaggi, Lamenti, vocert, chansons populaires de la Corse. Ajaccio, Rombaldi, 1922, in-12, p. 16, 17, 186, 287. 5. Cf. Chambon, Lettres inédites, p. xxxtv. — Mérimée y revient dans son article Ballades et chants populaires de la Roumanie (Moniteur unt- versel, 17 janvier 1856). — Sur Vintérét du vocero cf. Albitreccia, (es Corses daprés Uhistoire, la légende et la poésie, par J. E. Rossi (Revue de la Corse, novembre-décembre 1925, p. 185). 6. Cf. Santoni, art. cité, p. 174 et les notes. 7. Méme curiosité pour le folklore corse chez Flaubert (ct. De Mari, le Voyage de Flaubert en Corse, art. cité, p. 110), eae PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 comme se précisa latmosphére de ta Venus d'Ille. Homme ou femme, qui sera le héros @une action dont Mérimée possede le cadre? Une femme, comme dans la Venus d’Ille. Car les femmes corses sont énergiques, et énergie est un ressort dramatique puissant. Mais quelle femme ? Une de ces femmes dont lhabitué de Opéra déplore la « sauvagerie », parce que son libertinage n’y trouve pas son compte!? Mérimée découvre mieux. Un jour, il pousse jusqu’au village de Fozzano, situé au flane de la mon- tagne, pres de Propriano. La maison des Carabelli est accueillante. Orso lui présente sa scour, Colomba, veuve dun Bartoli. Mais Colomba est vieille, et Mérimée préte beaucoup plus d’attention a sa fille, Catherine. « Elle est, écrit-il des le 30 septembre 1839 a Requien, belle comme les amours, avec des cheveux qai tombent a terre, trente-deux perles dans la bouche, des levres de tonnerre de Dieu, cing pieds trois pouces... A lage de seize ans [elle] a donné une raclée des plus soignées a un ouvrier de la faction opposée. On la nomme la Mor- gana et elle est vraiment fée, car j’en suis ensorcele ; pourtantil y a quinze jours que cela m’est arrivé. » Aussi est-il fier de Vavoir embrassée « ala Corse, id est sur la bouche »*. Quant a la mere, elle est « illustre », parce quelle a été P « héroine » Vune vendetta, que Pon conte a’ Merimeée®*, long drame qui met aux prises, depuis plus dun demi-siécle, dans Fozzano méme, les Cara- belli et les Durazzo*. Le conflit provoqué, semble-t-il, 1. WH déplore Vexces de moralité qui régne dans la ville qu’administre Morati (Revue de la Corse, septembre-octobre 1925, p. 150). Tl se plaint a Requien quwil n’y ait pas « des dryades et des nymphes pour répondre aux soupirs des voyageurs » (art. cité, p. 249). 2. Valéry, qui a vu Catherine, la représente déja comme « une jeune personne belle, blanche, forte, qui fait aussi bien le coup de fusil que madame sa mére » (Voyages en Corse, a Vile d’Elbe et en Sardaigne. Paris, Bourgeois-Maze, 1837, 2 vol. in-8°, J, 203). 3. A Requien, art. cité, p. 248-249. — Chambon, Notes..., p. 128-129... On verra quien réalité Colomba n’a pas été Phéroine de la vendetta. %, Le drame remonte au xvii’ siécle; vers 1790 la lutte est vive entre LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 128 par une rivalité amoureuse, a connu des phases multiples. Ila eu un dénouement sanglant le 30 décembre 1833 : des trois fils de Michel Durazzo, Ignace et Baptiste ont été tués, Jean-Paul a été blessé; de l’autre cété, les agresseurs Michel Bernardini et Francois Bartoli, fils de Colomba, ont suecombé. La paix venue, Colomba reste inconsolable. C’estainsi que Mérimée la rencontre six ans apres le drame; elle porte le double deuil de son mari et de son fils. Catherine aux beaux yeux, au poing vigoureux, estaupres d’elle!. Mérimée lui sourit; pressent-ilen elle la les deux familles; une paix est signée a Corte le 23 janviev 1793. Orso Carabelli, né en 1781, quitte la Corse vers 1804 ct sert pendant dix ans dans Varmée napolitaine. Il rentre en 1814, ayant oublié les vieilles haines. Vers 1828, scission dans le parti ennemi de Colomba : Paul Paoli passe dans le camp adverse. Accusé @avoir compromis une jeune fille et sommé de Vépouser, il refuse. Les relations sont lendues, le feu couve sous la cendre, la catastrophe se prépare dans léglise méme. Le 6 juin 1830, a la sortie des vépres, les adversaires en viennent aux mains : trois morts et trois blessés restent sur le terrain. Le fils de Colomba tire pour dégager un de ses cousins germains. Seul il est con- damné a trois mois de prison. En somme la famille de Colomba n’in- lervient que parce que deux neveux (fils de deux scurs) sont tués. Orso accourt, mais ne fait pas le coup de feu. Aux Assises de l'année sui- vante, quelques-uns des meurtriers sont acquitlés (les autres étaient morts). Le lendemain du verdict ils essuient une tentative d’assassinal. Colomba et sa fille ont déposé comme témoins aux assises de 1831 ; mais Colomba ne passa jamais en cour d’Assises. Si elle participe indirectement a la vengeance c’est par esprit de famille, car seuls ses neveux sont tombés. — En 1832, nouvelle bataille; ni Orso ni Colomba n’y prennent part. — Le 30 décembre 1833 drame final 4 Tonichella : quatre morts et un blessé; le fils de Colomba est tué dune balle au front. La paix est signée en 1834, mais Colomba ne pardonne pas. Le 27 aotl 1839 on juge A Bastia un des auteurs du drame : le réquisitoire est de Vavocat général Sigaudy, ami de Mérimée (on trouve dans les pieces du procés Vhistoire des difficultés pour une propriéte..., ’épisode de la construction d’une tour..., etc...). Mérimée, qui est en Corse au mo- ment du proces, s’inspire de ces événements. Tels sont les renseignements qui, recueillis sur place, permettront de rectifier les versions romanesques ou inexactes de M. M. Lorenzi de Bradi, la Vraie Colomba (Revue de France, 15 décembre 1921, p. 760) et Thibault, /e Vrai roman de Colomba (Jllustration, 10 juin 1911, p. 485)... 1. Aux assises de 1831 Colomba ayoue cinquante-cing ans; la plaque posée sur la maison ow elle est morte la fait naitre en 1765, M. Thi- bault en 1768..., ce qui est exact, pnisque lacte de décés de Colomba, dressé le 6 décembre 1861, lui donne quatre-vingt-treize ans. Toujours 194° PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 future héroine de son livre? Car son héroine, la voici : ce sera la vieille Colomba rajeunic, transfigurée par Ca- therine. Comme les origines du livre ont été embrouillees a plaisir par les familles intéressees dont les descendants répugnent a la vérité, par les érudits naifs et par les com- mentateurs ingénieux, je marque les points acquis. D’abord la réalhté de Colomba est hors de doute; en 1839 c'est une vieille femme malheureuse dont seuls les sou- venirs, dailleurs banals en Corse, intéressent Mérimée. En second lieu, jamais celui-ci ne parle dans ses lettres de la lutte quiarme les uns contre les autres les habitants de Fozzano : des luttes semblables n’ensanglantent-elles pas beaucoup de villages? Ne lui a-t-on pas conte, a Sar- tene, Phistoire du coup double de Jéréme de Roccaserra, proche parent de Colomba!? Done il n’attache pas, sur le moment, une particuliére importance a la vendetta ou fut mélée Colomba : les yeux de Catherine Vintéressent da- vantage. Enfin son séjour dans la maison des Carabellia duré une semaine a peine : il emporte la vision d’une veuve énergique et dune jolie fille, dont il réve. Le 7 oc- est-il que lorsque Mérimée la rencontre vers le 15 septembre 1839 (« Il y a quinze jours que cela m’est arriyé... », écrit-il le 30), elle a soixante et onze ans (Mérimée lui donne soixante-cing ans. Cf. Lettres & Requien, p. 248). Sa fille, née le 24 avril 1808, a trente el un ans, et non vingt ans, comme le prétend Mérimée (A Requien, p. 248). Sur Colomba, cf. Morati-Gentile, Souvenirs inédits de la vraie Colomba (Revue de la Corse, mars-ayril 1925, p. 52). Santoni, art. etté, novembre-décembre 1922, p. 170, Mévimée songe-t-il & épouser Catherine? (cf. Santoni, ¢did., juil- let-aowtt 1922, p. 99. — Thibault, art. cité, p. 487. — Marcaggi, art. cit¢). — Pen importe. Catherine épouse son amant, Joseph-Antoine Is- tria, en 1843, A Olmeto ot Colomba s’est retirée en 1840. 1. Cf. Thibault, t4c7d. — Max Kuttner, Line neuphilologenfahrt nach Korsika (Deutsche Rundschau, B. CXII. Juli-Sept. 1903, p. 244, et Die Korsischen Quellen von Chamisso und Mérimée, art. cité, p- 103). — Mar- caggi, art. cite, LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 125 tobre il part pour PItalie; vers la mi-novembre il rentre en France. Le 1° juillet 1840, la Revue des Deux Mondes pubhe une longue nouvelle, intitulée Colomba. Mais voici ot les choses s’embrouillent. On veut tout expliquer, tout préciser, et Von allirme que Mérimée « rééerivit seize fois le manusecrit de Colomba, a Vhotel Beauvau de Marseille, chaque fois en le contractant! ». C’est invraisemblable, puisque Mérimée, arrivant a Mar- seille le 16 novembre, est le 18 4 Arles. Comment, en vingt-quatre heures, aurait-il corrigé seize fois un ma- nuscrit de quatre cents pages? D’ailleu rs, cette affirmation fantaisiste laisserait croire que Mérimée écrivit Colomba entre le 10 octobre et le 16 novembre, c’est-a-dire en trente-cing jours, et au milieu des tribulations qui le meénent de Livourne a Naples, puis de Naples a Marseille. Est-ce possible? Que Mérimée médite son wuvre en Ita- lie, soit; mais accordons-lui les six premiers mois de 1840 pour Péerire tranquillement en France. Six mois! Jamais Vécrivain qui mit deux ans a composer la Vénus d’/lle w’a connu et ne connaitra cette heureuse rapidite. Est-ce pour cette raison que Colomba est un chef-d’ceuvre ? Les choses sembrouillent a nouveau quand on prétend reconstituer [état civil de Vhéroine®. Quelle peine ne se donne-t-on pas, et a quels résultats, souvent étranges, nar- rive-t-on point! Sans doute les enquétes menées sur place par M. Kuttner, M. Thibault, M''° H. Célarié, M. Lorenzi de Bradi et beaucoup d’autres?, enquétes reprises et 1. F. Bartoli, de Monument de P. Mérimée en Corse (Revue de la Corse, novembre-décembre 1925, p. 199). Cf. M. du Camp, Souvenirs, I, 235, Ch. Monselet prétend, de son coté, que Colomba tut écrite en huit jours dans une auberge de Marseille (cf. Tourneux, préface de Colomba. Pa- ris, Carteret, 1904, p. 3). C’est aussi absurde. — Cf. Hovenkamp, our. cité, p. 83, n. 5 et p. 199, 200-201 (corrections du texte). 2. Mémes difficultés pour Madame Bovary (cf. Martino, le Roman réa- liste sous le Second Empire. Paris, Hachette, in-12, 1913, p. 163). 3. Cf. M. Kuttner, les deux art. cités. — Thibault, art. cité. — H. Cé- lavié, /es Petites filles de Colomba (supplément du Figaro, 19 septembre 426 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 commentées dans les journaux!, ontaboutia des résultats ; sans doute les témoignages de M. Morati-Gentile et de M. Carabelli? ne sont pas tout a fait négligeables. Mais les enquétes ont trois graves défauts : d’abord, elles sont faites soixante-dix ou quatre-vingts ans aprés le drame, et elles reposent tantét sur les récits plus ou moins fideles des petites-filles ou de la niece de Colomba, dont on ad- mettra bien que les souvenirs peuvent étre confus volon- tairementounon, tantétsur les histoires racontées par des « indigénes », friands de commérages, quon voudra bien tenir pour nulles et non avenues. En second lieu, elles sont remplies de contradictions et d’erreurs?. En troisiéme 1920; interview prise & Olmeto...). — Lorenzi de Bradi, art. cilé. Les pélerinages & Fozzano n’en finissent plus... 1. Cf. L. Pinvert, (a Vraie Colomba (Journal des Débats, 19 décembre 1921). —Henriot, la Vraie figure de Colomba (Temps, 29 novembre 1921, et Courrier littéraire. Paris, Renaissance du Livre, in-12, 1922, p. 129). — Mérimée en Corse (Temps, 17 novembre 1925). — A propos de Co- lomba (Temps, 1°" décembre 1925). — A. Billy, da Vrate Colomba (Ouvre, 18 octobre 1922), etc, etc... 2, Cf. Souvenirs inédits de la vraie Colomba (Reeue de la Corse, mars- avril 1925, p. 52). — A propos de Colomba (Temps, 1°" décembre 1925). 3. En particulier l'étude de M. Kuttner, pleine de digressions et de fatvas, L’auteur interroge naivement un jardinier (Deulsche Rundschau, art, cité, p. 237), un cocher (p. 239), des pensionnaires a table d’hote (p. 243), un juge de paix (p. 244), un concierge (p. 399), une chevriére (p. 402)...; el de tous ces commérages il prétend faire de Vhistoire lit- téraire. — Les contradictions abondent : Vanteur du coup double est tantot le frere de Colomba (/bid., p. 244), tantét un de ses proches parents (/bid., p. 103. — Cf. Thibault et Marcaggi, art. cités) : c’est la seconde version qui est exacte (ef. Colomba, p. 186). — L’un pretend que Mérimée yoyagea sur le bateau avec Simon Carabelli, fit la con- naissance de Colomba chez le préfet d’Ajaccio, dina avec elle a la pré- fecture et convainquit le préfet de lui donner un fusil de chasse, ce qui est une étrange fagon pour un préfet de travailler & la réconciliation ! (ef. Thibault, art. eité); Pautre que Colomba vint & la rencontre de Mé- rimée avec un fusil donné par le préfet (Lorenzi de Bradi, art. cité, p- 759), ce qui est faux (ef. Marcaggi, art. ctté); un troisieme que Mé- rimée ne fil pas le voyage avee Simon Carabelli, mais fut reeu a Ol- ineto par Orso Carabelli (Pinvert, art. cité). — Du drame de 1833 on donne des yersions différentes (Thibault et Lorenzi de Bradi). — L’un prétend que Colomba tua le magon qui fortifiait la maison des Durazzo (Kuttner — Morati-Gentile), Vautre le nie (Carabelli). — L’un met, sans LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 127 lieu, Vimagination s’y donne libre cours, brode sur la réalité et transforme Colomba en une virago étrange, une meurtriére échevelée, une furie romantique!. Le modéle du genre est le récit fantaisiste de M. Lorenzi de Bradi qui, en un style faussement lyrique et décla- matoire, nous présente un démon qui parait sortir d’une mauvaise piece d’A. Dumas ou d'un mélodrame de l’Am- bigu. Ce nest plus un portrait, c’est une caricature digne de Lewis ou d’Anne Radcliffe?. Nous quittons la vie pour tomber dans la littérature, et quelle litté- rature! Aussi on aime entendre M. Carabelli protester en général contre ces déformations grossicres, et, en particulier, contre la derniére en date, celle de M. Mo- rati-Gentile®. Au fond, le lecteur perplexe est en droit preuves, quatre ou cing meurtres sur la conscience de Colomba (Lo- renzi de Bradi, p. 769), Pautre ne lui en met aucun (Carabelli), Les uns affirment que Mérimée youlut épouser Catherine (Kuttner, Thibault, Lo- renzi de Bradi...), d@’autres le nient (Pinvert, Marcaggi). — Ici Mérimée est un excellent (Lorenzi de Bradi, p. 755), la un piétre cavalier (Pin- Verb) ete, etes.. 1. Déja M. Thibault représente Colomba comme une « louye inquiéte », « éclatant dune joie sauvage », « se labourant le visage avec ses ongles et poussant des cris de béte blessée... » (art. cite). 2. Colomba n’est que « lyrisme » (art. cité, p. 762); c'est une « mys- lique » (p. 764), une « sorte de déesse » (p. 771). Sur son berceau se sont penchées des figures en deuil (p. 759); son génie (?) est guidé par une « trinité fatale », le « deuil tragique, le silence de la tombe, lai- guillon de la vengeance » (p. 759). Elle tue (?) et fait tuer pour Phonneur (ibid.). C’est une « vieille lionne » (p. 780); elle a des « yeux de té- nébres et de feu », pousse de « longs murmures plaintifs qui glacent les os », porte un foulard noir qui ressemble & un cilice (?), vit seule « avec laiguillon de son deuil et Vinassouvissement de sa haine » (p. 781). — L’entreyue avec lévéque, le drame de 1833 sont roman- cés (p. 767-779). -- Tout ce pathos sert mal Colomba (cf. également Figaro, 19 février 1927, Autour de Colomba; Varticle est plus objectif). Erudits et journalistes ont pris ces fantaisies pour argent comptant. Seul M. J. Giraud a protesté timidement (Revue dhistoire littératre..., juillet-septembre 1923, p. 411). Mais pourquoi dit-il que Pauteur « a puisé aux meilleures sources »? 3. Cf. Temps, 1°" décembre 1925, — M. Morati-Gentile (Revue de la Corse, mars-ayril 1925) « faisant appel » aux souyenirs de sa mére, niéce de Colomba, raconte que celle-ci blessa (Kuttner et M. Lorenzi de 428 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 de se demander quia raison et si, en fin de compte, on ne cherche pas & brouiller les cartes; car le débat n'est pas épuisé. Colomba, dit-on, aurait laissé des souvenirs, que rédigea son frére Ignace!. Si vraiment ce journal existe, sil est authentique, sil est, un jour, publié, fasse le ciel que Colomba dise la vérité sur elle-méme! En tout cas, le témoignage de M. Carabelli parait étre un peu plus solide que les temoignages précédents. Or, d’apres lui, non seulement Colomba n’aurait pas tué le magon qui fortifiait la maison ennemie, mais elle n’aurait ja- mais tué personne. Elle anima les siens a la vengeance, mit tout en ceuvre pour exterminer les Durazzo, fut, en un mot, linspiratrice ; elle n’exécuta pas*. Faut-il adopter cette version, assez vraisemblable? La méfiance est d’au- tant plus nécessaire que M. Carabelli, comme M. Morati- Gentile, comme M. Lorenzi de Bradi, etc..., est juge et partie dans laffaire®. En tout cas, il nous rameéne a notre point de départ en nous rendant une Colomba humaine; car si Colomba per- sonnihie ta vengeance elle est Corse en cela, et il est inu- > Bradi disent « tua ») un magon. — M. Henriot (art. cité) veprend la version. M. Carabelli proteste, et veut, dit-il, « rester dans Vhistoire ». 1. Gest M. Carabelli qui l’affirme (Temps, tbid.). Est-ce exact? 2. Le 30 décembre 1833 c’est en effet son fils Francois qui exécute; mais il semble bien qu'elle et Catherine sont au courant, comme en té- moignent les piéces officielles. « J’ajouterai ... que Catherine Bartoli, swur de Frangois, ayant rencontré ma fille Marie-Antoinette, femme Durazzo, qui, & la nouvelle de mon désastre, courut sur les lieux, lui dit : « Va prendre la viande fraiche. » De plus, je sais qu'elle et d’autres femmes ont fait des recherches dans le fond de Venclos dit Lancino, ot il y ades heux propres aux embuscades, ce qui m’a fait croire que leurs hommes leur ayaient dit qu’ils nous auraient fait 1a des postes. » (Dé- position de Michel Durazzo, 1° janvier 1834, & Arbellara — greffe de Bastia. Affaire Durazzo; piéce n° 14.) 3. M. Paoli, qui prépare une édition critique de Colomba, tirera- t-il les choses au clair? Tonte enquéte est rendue difficile par la haine persistante des descendants, les susceptibilités locales, le silence de la magistrature, les légendes volontairement propagées, etc... Seules les archives judiciaires permettront d’approcher de la yérité. LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 429 tile de la tranformer en une « furie » pour expliquer un sentiment naturel qui Sappute sur une tradition locale. Précisément Mérimée Pa compris : sans rien exagérer, ila peint en Colomba une femme énergique et, au lieu (@un mélodrame, il a écrit un livre vrai. Sans doute, on raconte que Colomba traita de fable le récit de Mérimée lorsque M. Morati-Gentile lui lut le livre, vers 1854!. En admettant que le fait soit exact, ce reproche trahit-il le dépit secret d'une femme qui est mise en présence (un portrait trop fidele, ou prouve-t-il que Mérimée a su tem- pérer, selon son habitude, la réalité par la fantaisie? De toute facon il est un éloge involontaire, et, a Pentendre de la seconde maniére, il souligne, des Vabord, Vorigina- lité de Vauvre. Quand on a lu les Notes @un voyage en Corse, la véa- hité de Colomba saute aux yeux. On a montré, en com- parant les deux livres, comment la matiere du premier passe dans le second?. Pour les usages du pays, les cou- tumes, les mceurs et le caractere des Corses, pour les chants populaires, les superstitions, les détails de linguis- a neue”... Merimeée utilise son carnet de route, les ori- ginaux qu il a en portefeuille et les renseignements que 8 | : ; 8 i lui communique Etienne Conti*. On constate ainsi que Vétude de Vhomme le préoccupe avant lout?. Pourtant il ll Ant. cite, p. 5a. 2. Santoni, Revue de la Corse, juillet-aovt et novembre-décembre 1922, p- 99, 102, 170, 173-175. 3. Notes d'un voyage en Corse ; Appendices. — Colomba (éd. Calmann- Lévy, p. 3, 14, 28, 50, 67, 124, 125)... 4. Lorenzi de Bradi, Figaro, 19 février 1927, art. cité. Mais Conti a-t- il corrigé le manuscerit? 5, Colomba, p. 33, 42, 185... (caractére corse) — p. 28, 88, 97, 165, 183 proverbes, expressions rituelles) — p. 185 (superstitions) — p. 14, 48, 114 (patois)... Ces détails sont empruntés aux Noles dun voyage... Ill 7) 130 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 ne néglige pas la nature, et quelquefois, méme chez lui, la réverie amoureuse crée un paysage conventionnel et charmant!. En revanche la baie d’Ajaccio, « grave et triste », le maquis, non moins triste, et plus triste encore quand il a bridle, les montagnes pelées, le bourg de Pietranera qui s’étage sur la montagne, les tours et les maisons fortifiées percées d’archere?... sont autant de souvenirs nets, d’évocations précises qui servent Vaction ei ne permettent pas la réverie. On en peut dire autant des notes que Mérimée ajoute au bas des pages pour jus- tifier la couleur locale*; mais le fait qu'il élimine du texte toute surcharge prouve qu il veut user discrétement de cette couleur, la mettre en bordure au lieu d’en écla- bousser la toile*. Avee malice il s’execuse Vagir ainsi; cest, prétend-il, Po/fensio gentium et la susceptibilite corse qui l’y contraignent?. Cest aussi, et d@abord, son vott de la mesure. Le procédé avait été le méme dans Mateo Falcone. Mais la couleur locale, aussi discréte soit-elle dans Co- lomba, y est plus accentuée, mieux réussie. Car en 1830 Mérimée ne connaissait la Corse que par les livres; en 1840, ul utilise encore des ouvrages comme ceux de 1. Colomba, p.175. «Il se crut transporté... » Belle description, neuye chez Mérimée. 2. Ibid., p. 32, 89, 92, 160-161, 177 fe 3, Lbtd., p. 25 (vocerati, rimbecco) — p- 43 et 125 (mezzaro) — p. 73 (bruceio) — p, 102 (earchera) — p, 103 (barreta pinsuta) — p. 125 (mala morte) — p. 136 (tintinajo) — p. 163 (piloni), ete... Tantot il rappelle un fail historique (p. 83), tantot il souligne un terme de mépris (p. 117), une exclamation (p, 183), une observation critique (p. 229). 4%. Il feint de la dédaigner (p. 4). Sur cette couleur, ef, Hoyen- kamp, ower. cité, p. 143-146, 155, 161-165, 181, 191, 211, 5. Lettres & Vitet, 15 juillet 1840 (Chambon, Noées..., p. 141), aux Le- normant, 28 juillet 1840 (art. eité, p. 426), Sur la yérité de la pein- ture, cl. Lettres & une Inconnue, t. II, p- 127. Il était délicat pour Mé- rimée d’éyoquer un drame récent dont il connaissait les acteurs : son tact a tout sauyé, et le livre ne semble ayoir souleyé aucune protes- tation. LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 434 Filippini, de Robiquet et de Valery!, peut-étre tels ar- ticles documentaires parus dans le Globe®. Toutefois, il substitue peu a peu la vision directe au détail emprunte, Pimpression personnelle au livre : voila le progres. Ainsi il n’hésite pas a faire descendre sir Thomas Nevil a Vho- tel Beauvau de Marseille, au retour d’un voyage en Italie’, et les premiéres pages du roman, ot} miss Lydia évoque Naples et le Vésuve, Raphaél et les ruines de Segni, sont, en queique sorte, une autobiographie. Cette couleur est-elle irréprochable? Non. Par en- droits, Mérimée italianise la Corse‘, sans doute parce qu il a visité PItalie aussitot aprés la Corse, et il en ré- sulte quelque confusion. Mais e’est affaire aux géographes et aux linguistes; le lecteur n’en demande pas tant, et le cadre lui parait convenir au tableau, Patmosphére enve- lopper le drame a merveille. Vingt ans plus tard, Mé- rimée soulignera que histoire véritable du bandit corse Bosio « a Tair d’avoir été copiée sur Colomba® ». Ainsi la réalité et le roman se confondent au point que c'est la premiere qui, par un miracle de Part, semble copiée sur le second! F * ¥ Car Mérimée n’a pas Pimprudence — ou VPoutrecui- dance — d’imiter servilement la nature, et il se rappelle la lecon que lui donnent les maitres d’@uvre du Moyen Age et le poignard d’Orosmane. On lui reproche de trans- porter Paction de Fozzano, pittoresque village qui est au 1, CL Colomba, p. 23) et $3. — Robiquet, Recherches historiques et sta- listiques sur la Corse. Paris, 1835, in-8°. — Valéry, Voyages en Corse, a Vile d’ Elbe et en Sardaigne. Pavis, 1837, 2 vol, in-8°, 2, 25 mai, 4 et 22 juillet, 28 décembre 1826, 6 mars 1827, Lettres sur la Corse (anonyme). 53. Colomba, p. 3. 4. Santoni, art. cilé (novembre-décembre 1922, p. 174). 5. Lettres & une Inconnue, t. Il, p. 127. 432 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 sud de Vile, a Pietranera, village insignifiant qui est au nord : Colomba, parait-il, ne se comprend pas a Pietra- nera, dont laspect est plus riant que celui de Fozzano!. C’est possible; mais voila une exigence inutile; d’abord Mérimée ne saurait évoquer un drame récent au lieu méme ot il s'est déroulé?; ensuite, pour les lecteurs qui voient la Corse a travers son livre et qui ne se mettent point en peine dexactitude véooraphique, Foz- zano ou Pietranera c'est tout un. De méme, si Mérimée donne aux noms propres une terminaison corse, il lui arrive de les déformer légerement?; il change les noms des familles ennemies! et, quand il peint un bandit corse, il songe sans doute a Quastana ou a quelque ami dont i est fier, mais il Vappelle Giocanto Castriconi®; peut-il en étre autrement? Le procédé ne varie pas quand il s’agit de changer le lieu de Vaection; Mérimée reeule cette action dans le temps : la précaution est nécessaire et présente Vavantage de rajeunir Phéroine. D’aprés la premiere phrase du ro- man, Vaction se déroule en octobre 181.. c’est-a-dire entre 1810 et 1820, tandis que le drame véritable s’est déroulé en 1833. Mais si lon remarque que, dans le roman, Colomba a une vingtaine dannées®, lV éloigne- 1. Lorenzi de Bradi, art. cité, p. 762. — Kuttner, art. cité, p. 246, — M. Thibault se borne a le constater. — P. 84 de Colomba, il est ques- lion de Vizzavona et de Bocognano.,, qui sont au centre de Vile, et que Mérimeée a Vair de situer « & une petite distance de Pietranera ». 2. M. Lorenzi de Bradi le reconnait (/é/d.). 3. Baracet, qui désigne des bains, devient Barvicini qui désigne un avocat; le mot stazzona, qui s’applique aux pierves levées, devient le nom dun maquis, etc... (ef. Kuttner, art. cité. — Santoni, art. eile, De 25): 4“. Colomba, p. 55; c'est nécessaire. 5. Colomba, p. 116. Mérvimée emprunte des noms de brigands A Ro- biquet (ef. Kuttner, art. cilé, p. 108); mais il en prend aussi sur place en les déformant : Polo Grifo, surnomimeé lo Serifato (& la lévre fendue). 6. Tbid., p. 42. Lorsque Flaubert visite Colomba en 1840, elle ne lui parait pas « une yvrande dame comme dans la nouvelle de Mérimée, LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 13 ment est, en réalité, plus considérable, et repousse VPaction aux environs de 1790. A coup sur Mérimée ne l'a pas voulu, puisqu il évoque Waterloo!; done il place Vaction vers L817, sans prendre garde que Colomba aurait alors pres de cinquante ans. Mais il songe a Ca- therine, dont la jeune image le hante. Et puis, qua cela ne tienne! Corneille et Racine ont pris de grandes li- bertés avec lage de leurs personnages; lartiste est maitre souverain. Faut-il étre plus rigoureux que lui? Ce que veut Meérimée c’est changer le lieu, changer le temps. Major e longinquo reverentia, a dit précisément Racine. Voila qui est fait. Quant a intrigue, elle repose sur des événements au- thentiques : déterminer la part de la vérité et celle de la fantaisie serait vain. Mérimée prend son bien a droite et a gauche; le drame de Tonichella lui fournit la partie es- sentielle du roman; mais lépisode du coup double lui a été sugeeré par une autre vendetta, quon lui a contée a Sarténe®, et la description des funérailles de Pietri re- pose sur un usage dont il a été témoin a Bocognano?. Le récit est done fait de pieces et de morceaux habile- ment rapportés. Mérimée, quune page de Valéry a peut- étre mis sur la voie®, fond adroitement deux vendettas, celle qui mit aux prises 4 Fozzano les Durazzo et les Ca- rabelli, et celle qui opposa les Pietri et les Roceaserra, a Sartene. D’autre part, a cette intrigue authentique, il mais une vieille femme grossie el raccourcie » (Correspondance, I, 37. Ajaccio, 6 octobre 1840). 1. Colomba, p. 111. 2. Gf. le National, 23 juillet 1841 (compte-rendu signé Old Nice). 3. Colomba, p. 178. — Sur le coup double, ef. Félix Bertrand, la Ven- detta, le banditisme et leur suppression. Paris, 1870. — Sur lVorganisation de la vendetta, cf. J, Busquet, /e Droit de la vendetta et les paci corses. Paris, Pedone, in-8°, 1919 (p. 87 a 130, 109, 336, 338-339, 624, 627, 663). 4. Ibid., p. 124. 5. Valéry a visilé Colomba quelques années ayant Mérimée et a éyo- qué le drame de 1833 (ouvr. cité, 1, 203-205). 134 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 méle des épisodes imaginaires : Vaventure amoureuse d’Ors’ Anton et de miss Nevil est-elle romanesque ou re- pose-t-elle sur un souvenir de voyage? Toujours est-il que cette idylle encadre la tragédie et que les vingt pre- miéres et les vinet dernieres pages du roman paraissent accessoires. Des personnages les uns sont réels, les autres imaginaires. Mérimée se borne a retoucher lége- rement les premiers : ainsi rajeunit-il Colomba, ainsi en fait-il « la cheville ouvriére, Pame dune guerre privée », alors quece role, en Corse, est dévoluaVvhomme!. Deméme la vérité est choquée, parait-il, de ce qu’ Orso abandonne les préjugés corses pour rester fidele aux coutumes fran- caises. Dune facon générale on se plaint, a Vapparition du livre, que Mérimée adoucisse Vapreté des physio- nomies corses?; peut-étre songe-t-il, en effet, aux ai- mables lectrices du faubourg Saint-Germain. En revanche les personnages imaginaires, Thomas Nevil, miss Lydia, Brandolaccio, les Barricini, le prefet..., sont crayon- nés sur le vif; mais Mérimée emprunte un trait a tel personnage, un trait a tel autre. Il procede comme Ra- cine, comme VY. Hugo, ou, si Pon préfere le maintenir dans son plan, comme La Bruyere, comme Stendhal. Les premiers lecteurs de Colomba le sentent et ferment les yeux sur les modifications que Mérimée apporte a la na- ture?. L’essentiel n’est-il pas de donner a ces éléments complexes Vunité et la vie? Hors de la, en etfet, il ne saurail y avoir création. Or, Vunité est atleinte grace a Colomba, fioure qui do- mine les autres et qui, simplifiée peut-ctre a Vexces, 1. Le National, art. cité. Est-ce exact? Cf. Busquet, ower. cité, p. 87... 2. Jbid. 3. Le National, art. cilé. LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 135 trahit un sentiment, un seul, le désir de la vengeance!. Ainst VAvoryxq de la tragédic grecque devient Pame de ce drame moderne. Anachronisme! s’écrie le MNational?, puisque c est Phomme qui, en Corse, se charge de la ven- geance; le livre repose done sur un contresens. Mais Colomba ne se borne-t-elle pas & inspirer la vengeance et nest-ce pas Orso qui frappe? Homme ou femme, d’ail- leurs, quimporte! D’un bout & Pautre du récit une idée simpose, vers laquelle tout converge, Vidée fixe qu'une belle vengeance est belle’. Des le début, le drame se prepare; les quarante premieres pages, nettes, sobres, empreintes de cette beauté grave et triste qui convient au sujet, sont remarquables par Vart subtil des grada- tions et des nuances. Tout le drame, deja, se ramasse en elles : la Corse dessinée, puis précisée dans ses pay- sages comme dans le caractere et les maurs de ses habitants: Thomas Nevil, miss Lydia, Orso peints par touches légeres ; Vaction doublement nouée, puisque Orso laisse entrevoir la vengeance et quil se rap- proche de Lydia. Or, cette vengeance épouvante Lydia; Lydia veut en détourner Orso. Qui Pemportera, « Pins- tinct du pays! », ou Pamour? Orso fléchit. Alors, alors seulement parait Colomba. Rien nest plus classique que cet art de créer Pam- bianee, puis dintroduire le personnage principal ; ni Racine ni Moliere ne procédent autrement, et méme si les premiers chapitres de Colomba ne contenaient pas la description de la bataille de Vittoria®, chef-d’wuvre 1. Sur ce caractére, cf. Hovenkamp (ower. cité, p. 123, 167-169, 192), qui retombe dans les erreurs de Lorenzi de Bradiet de Thibault. Mm M.-L. Pailleron (préface de Colomba, éd. Bossard, 1927, p. xxx1) s’appule éga- lement sur des documents douteux. OD) wba Cues 3. Colomba, p. 29. 4. Ibid., p. #1. 5. Ibid., p. 18. 136 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 digne de Servitude et Grandeur militaires, sils ne meé- laient pas une poésie sauvage a la fraicheur @une idylle', on les gotiterait comme nécessaires et fortement char- pentes sous leur fragile apparence. Done Mérimée introduit Colomba au moment ott Orso fléchit. Que désormais Colomba maintienne Orso dans sa ligne, que la lutte entreprise se poursuive entre lidée fixe de la jeune fille et la faiblesse hésitante du jeune homme, le livre est construit. On a regretté qu Orso, en touchant le rivage corse, ne recouvrat point les preju- gés corses?; c’est méconnaitre l’intention maitresse de Pécrivain, vider le livre de son contenu. Car si Orso re- devenait Corse, il n'y aurait plus d’étade morale possible : Orso sembusquerait dans le maculs, tuerait ses rivaux, et lout se raménerait ainsi aun banal échange de coups de feu, a un « fait divers ». Or, ce qui intéresse Méri- mée c'est Pétude morale, la peinture d’un sentiment hu- main. Les cent cinquante pages qui suivent les quatre premiers chapitres et constituent le corps du récit va- lent par cette peinture et valent beaucoup. On suit le rythme inquiet et douloureux des sentiments qui éléve et abaisse Pame de Colomba et lame d’Orso. Du fréere ou de la sceur, lequel Vemportera’ Nous n/avons euere de doute, et ce n'est, en somme, qu'une affaire de temps et dopportunite*. Mais Pintérét ne se concentre-t-il pas ainsi, peu a peu, sur cet Orso dont on déplore le manque (énergie, sur cet Orso dont on se plait a dire quwil est une figure effacée? Au fond, Orso nous intrigue plus que Colomba, dont nous sommes strs. Colomba est dune piece; ce 1. Colomba, p. 22 (clair de lune en mer). 2. En revanche, le National a compris qu’ Orso doit étre un homme ordinaire (art, cite). 3. Colomba, p. 42 a 188. C’est le méme procédé d’analyse, mais plus poussé, que dans /e Vase Etrusque et dans /a Double Méprise. ‘sh LE VOYAGE EN CORSE. — GOLOMBA 13 nest pas un caractére, c'est une idée fixe, done une idée monotone, qu’on n’analyse pas. Si Mérimée réussit a la faire vivre, c'est en insistant sur le génie que déploie Colomba pour réaliser cette idée fixe, c'est en la mon- trant persuasive, brutale, éloquente, rusée, menteuse, menacante, adroite, femme en un mot!. Mais on la con- nait des la premiere ligne, et elle n’évolue point. Au contraire, Orso évolue; de civilisé il redevient sauvage ; et Colomba ne se justifie qu’en s’employant, corps et ame, ace redressement®. La tache est d’autant plus rude et délicate quOrso comprend oti le méne sa seeur®, et qu il est partagé entre cette derniére et miss Lydia, qui fait piece & Colomba*. Colomba Pemporte; aprés le coup double dOrso, logiquement, Vhistoire est terminée. Elle se prolonge pendant cinquante pages?. [Est-ce une faute? Mérimée est coutumier du fait; il lui plait de détruire Villusion apres Vavoir créée. Mais, ici, le deé- nouement ne peut-il se justifier, comme lintroduction? Lidylle @Orso et de Lydia, qui adoucit le drame", a pris naissance avant le drame; comment Mérimée ne la con- duirait-il pas a sa fin? Lidylle s'est mélée au drame, la rencontre d’Orso et de ses ennemis a été involontaire- ment provoquée par Lydia’, Orso a été blessé, Colomba doit done réparation a Lydia. Aussi, e’est elle qui s’en- tremet dans lidylle, comme elle s’est entremise dans la 1. La mutilation du cheval par elle serait un anachronisme (/id., p. 166. — National, art. cité. — Cf. Sainte-Beuve, Portraits contempo- rains, t. II, p. 382). — Est-ce certain? 2. Colomba, p. 71. 3. Ibid., p. 70-71. 4. Ibid., p. 75. 5. Ibid., p. 188-240. 6. Aussi certains critiques voient dans le livre an « poncif de Vorigi- nalité », un « tableau de genre » (Du Bos, Notes sur Mérimée, pp. 75, 81, 91-94), méme un « liyret d’opé -a-comique » (Vandérem, Revue de Paris, 15 septembre 1920, p. 422). Cf. Hoverkamp, our. cité, p. 422. 7. Colomba, p. 199. 138 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 vengeance; elle qui encourage Pamour des deux jeunes eens, qui excite habilement, le force a se découvrir au milieu daventures romanesques et décide le mariage. Sa conduite est logique. Toutefois, a la fin, Colomba se transforme en une coquette qui met des « chapeaux, des robes a la mode », et remplace le fusil par Véventail!. De sauvage elle devient civilisée, comme Orso, de civilisé, est devenu sauvage®. Mérimée aime ces troniques con- trastes, ces jeux du destin : Pame est si mobile, si insai- sissable! Mais, brusquement, en présence du vieux Ba- riecini, que le drame a rendu fou, Colomba redevient Pim- placable Corse qu’clle a été; son teint s'anime, son cil est en feu, elle fredonne une badlata, elle injurie et menace le pauvre « tdiot », elle se réjourt cruellement de sa mort prochaine’. En erand artiste, Mérimée sauve Punité du livre au moment ot, par jeu, il semblait la détruire. Or, Vunité erée la vie, puisque Paction se ramene au développement logique dun sentiment naturel et que les personnages, dominés par ce sentiment, ou lui cedent, ow tur résistent. Colomba est vivante, parce qu'elle obéit au sentiment impeérieux de la vengeance ; Orso est vivant, parce qu il refuse dobeir au méme sentiment; on n’ima- gine pas que un ou Pautre puisse parler autrement qu il ne parle. Tous deux ont une vie intérieure, et c’est la seule qui importe. Est-ce a dire que Mérimée répugne aux moyens plus faciles de rendre un personnage vivant et, en quelque sorte, présent? Non; lui qui, en 1829, af- fichait son mépris pour le portrait, ne craint pas, 1. Colomba, p. 235-236. 2. Cf. te dénouement des Prisonniers' du Caucase de X. de Maistre (ef. Le Breton, le Roman frangais au XIX siécle, avant Balzac, p. 230). 3. Colomba, p, 238-240, LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 139 en 1840, de peindre physiquement ses héros. I pousse le portrait quand il s’agit @’Orso et de Colomba!; il Ves- quisse lorsqu il s'agit du colonel Nevil, de la petite Chi- lina, de Pavoecat Barricini, maire de Pietranera?. Enfin le préfet et son adjoint, des bergers, des bandits, les ha- bitants du bourg peuplent le roman sans lencombrer®, tels ces personnages clairsemés qui animent diseréte- ment les lithographies de Pépoque, et Von aime que les animaux ne sotent pas oubliés!. * * * Est-il besoin de découvrir a un roman aussi bien hé dans ses parties, ausst vivant dans ses personnages, des origines livresques:? On a sugoéré que Mérimée avait eu un modeéle, la Vendetta, publige par Balzac en 1830? ; mais st Mérimée songe a Voeuvre de Balzac, il en prend le contre-pied, car Ginevra répugne aux lois barbares de la vendetta et, malgré le caractere corse dont elle a hérité de son pers, elle fait passer son amour avant la vengeance. Hn revanche, il est certain que Mérimée sinspire de la tragique nouvelle publiée en 1831 par Rosseeuw Saint-Ihlaire®, putsqu il fait une allusion trans- parente a Vhistoire de Sampiero et Vanina’, et de la page oll Valéry évoque Colomba et Catherine ; mais ce 1. Colomba, p. 11, 42, 79, 81, 94... Mérimée procéde par touches suc- cessives el montre comment le moral répond au physique (p. 79 pour Colomba — p. 81 et 9% pour Orso). Il ne néglige ni les costumes (p. 102, 127, 167), ni les discours qui peignent (p. 146: discours du préfet). 2. Ibid., p. 5 — 96 et 139 27 eb, 280% 3. [bid., p. 86, 111, 145. i, tbid., p. 166 (le cheval) — p. 13 et 187 (le chien Brusco). Le fait est rare chez Mérimée. 5. Cf. Pinvert, Un post-scriptum sur Mérimée (Bulletin du Bibliophile, juin-juillet 1910, p. 273. — Le Breton, Balzac. Colin, in-12, 1905, p. 170 et n. 1). La nouvelle de Balzac est beaucoup plus mélodramatique, 6. Revue de Paris, 1831, t. XXIV, p. 27, 7. Colomba, p. 26, ye) 140 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 sont la ressemblances ou rencontres qui ne prouvent rien. En revanche, quand le livre parait, les critiques, una- nimes dans leur admiration, s’écrient : « Voila du W. Scott! » ou : « Voila du Sophocle! » Aujourd’ hut, grace au recul qui permet de mieux juger Poeuvre, ces deux appréciations nous surprennent : il nous semble que c’est faire trop peu (honneur a Mérimée que de le comparer a W. Seott, et lui en faire trop que de le rap- procher de Sophocle. Mais pourquoi aurions-nous raison contre les critiques de 1840? Chaque époque a son gout, qui explique ses jugements. En 1840 on vit encore sous le signe de W. Scott!; la Revue de Paris déclare : « Co- lomba west pas inférieure a ce que le pinceau de Scott a produit de plus graz, de plus complet », et elle rap- proche Colomba des Puritains d’ Keosse®. Le National ren- chérit: « M. Mérimée... imite W. Scott »; ilse conforme a «la poéhique du romancier écossais », lu dérobe méme son héroine, « car miss Lydia Nevil ressemble furieu- sement a miss Julia Mannering », lui emprunte enfin le sujet de son livre, qui est dans les Chroniques de la Ca- nongate. Or, on reproche a Mérimée de suivre W. Scott, elton a tort, ear W. Scott est « le meilleur modéle et le plus sain » qu’on puisse se proposer, aflirme le National, qui reproche au contraire & Colomba d'étre inférieure a Rob-Roy*. Ainsiles contemporains, méme Sainte-Beuve‘, voient dans Colomba, comme dans la Chronique du temps de Charles IX, une imitation plus ou moins heureuse des 1. Cf. Baldensperger, fa Grande Communion romantique de 1827 : sous le signe de Walter Scott (Revue de littérature comparée, Janyier-mars 1927). — Cetle « communion » se prolonge. 2, Revue de Paris, 15 juillet 1840, p. 144. /bid., janvier 1841, pe 59 (Colomba y est qualifiée de « fin joyau »). 3, National, 23 juillet 1841 (signé Old Nice). %,. Portratts contemporains, t. Il, p. 384 (Particle est du 1° octobre 1841). Sainte-Beuve éyoque, lui aussi, Rob-Roy. LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 141 romans de W. Scott. J’ai essayé de montrer, a propos de la Chronique, comment, maleré des ressemblances su- perficielles, Vart de Mérimée s'oppose a celui de W. Scott!. La démonstration vaudrait plus encore pour Colomba : il se peut que nos arriére-neveux voient dans ce livre un des modéles du roman historique, c’est-a- dire une excellente peinture des mceurs corses au début du xrx°® siécle; mais la sobriété et le « raccourci » de Vécrivain frangais s’opposeront toujours a Pabondance et a la prolixité du romancier anglais. Historiquement parlant, il demeure que Colomba fut rattachée, en 1840, a lécole de W. Scott, tandis que certains critiques la rapprochaient WElectre. Sainte-Beuve, le premier, souligne cette ressemblance®; Vauvre, ainsi, lui parait « classique, au vraisens du mot ». Un peu plus tard, J.-J. Ampére, touché au vil par cette beauté classique devant un pont romain, sur la route de Magnésie a Kphese, félicite Sainte-Beuve d’avoir retrouvé « si finement dans Electre la seur ainée de Colomba? ». G. Planche évoque 4 son tour ’ombre d’Electre, la poésie antique‘... Puis le rapprochement d’Blectre et de Co- lomba devient un lieu commun”; il faut done croire qu'il contient une part de vérité, mais une part seulement. Car, sil existe des analogies entre les deux femmes, ces ana- logies ne sont qu’ © apparentes ou extérieures » : le sen- timent de Vhonneur et Vinstinct de la vengeance different 1. Cf. La jeunesse de P. Mérimée, t. Il, p. 41. 2. Art. cité. 3. La Gréece, Rome et Dante. Pavis, Didier, in-12, 1859, p. 371. . Revue des Dewx Mondes, septembre 1854, p. 1219 & 1224, et Etudes littéraires. Paris, M. Lévy, in-12, 1855, p. 99-101. 5. Cf. Merlet, Portraits dhier et @aujourd hut. Pavis, Didier, in-12, 1865, p- 230. — Saint-Mare Girardin, Cours de littérature dramatique, Char- pentier, in-16, 1870, t. I, p. 99. — Faguet, XIX° siécle, p. 338-339. — Polikowsky, P. Mérimée, le caractére et Cauvre littéraire, Geneve, 1910, p. 120 (vrapproche Colomba d’Antigone), — Hoyenkamp, ours. cité, p. 128. — Leyaillant, Cofomba, éd. Larousse, p. 28, etc..., etc... > 142, PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 essentiellement chez Pune et chez Pautre!. La premiére est animée par la fatalité religieuse, la seconde par la volonté humaine. Si lon ajoute que les milieux et les types sont différents, la ressemblance se raméne a la mise en ceuvre dun theme général. C’est done « commettre une erreur que de yoir en Colomba une réplique dElectre? ». Maloré Vautorité de Sainte-Beuve, ce rap- prochement est plus littéraire que conforme a la réalité. Peut-on vraiment comparer deux héroines qui appar- tiennent a des civilisations si dissemblables, qui obéis- sent a des mobiles si différents? La tragédie des Atrides est plus complexe, a une portée religieuse et sociale plus vrande que le drame corse. Mais c’est Vhonneur de Mérimée d’avoir rappelé So- phocle en méme temps que W. Scott. Ainsi, en 1840, il contente ala fois les humanistes fervents et les roman- liques exaltés. C’est pourquoi le livre est accueilli avec enthousiasme. Les amis de Pécrivain ne cachent pas leur joie, les revues et les journaux saluent « le meilleur roman de Pannée? » — ce quiest peu dire et prédisent sa fortune — ce qui est méritoire. Sainte-Beuve, magis- tralement, ferme le cercle des louanges : Colomba, dit-il, a tenu téte au fameux traité du 15 juillet; mais elle con- nailra mieux qu'un sueces éphémére, car le livre est une cwuvre classique, done une ceuvre immortelle’. Sainte- 1. Cf. Paganelli, E/ectre el Colomba (Revue de la Corse, novembre-dé- cembre 1920, p. 126). 2. Ibid., p. 129. — Colomba ne s’apparente pas davantage a Hinilie ou & Agrippine (p. 130). — De méme miss Lydia west point la replique de Mathilde de la Mole, comme le prétend Barbey d’Aureyilly (/es OBueres et les Hommes, MU, 328). Ces rapprochements sont factices. 3. National, art. cité. — Cf. Revue de Paris, les deux articles cités. — Revue des Deux Mondes, 15 février 1841, p. 573. — Echo de la littéra- ture el des beaux-arts, juillet 1841, p. 324. — Lettre d’A. Tattet A Guttin- guer, 27 seplembre 1841 (cl. Séché, Sainte-Beuve: Mercure de France, 2 vol. in-8°, 1904, I, 367). 4. Art. cité. Sainte-Beuve et G. Planche (ard. cités) apprecient juste- ment Cofomba, — Vilon (Mérimée, p. 65, — Mérimée et ses amis, p. 105) LE VOYAGE EN CORSE. — COLOMBA 143 Beuve ne s'est pas trompé; Poeuvre vit et vivra parce que, alliant la facture des maitres du xvii" siécle aux ad- mirables qualités du romantisme, elle réalise Péquilibre et VPharmonie d’ot: nait la beauté souveraine!. Comment, en 1840, les lecteurs dA. Dumas, de Paul de Kock et de E. Sue n’auraient-ils pas été sensibles a ce rajeunisse- ment de Vart, a cet enchantement ? et surtout M. P. Bourget (Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1920, p. 264) lui sont favorables. On peut négliger les études médiocres de Cl. de Ris, Merlet, Saint-Mare Girardin, Topin, Deréme, Roupain, Se- merau, Rick, Falke, Polikowsky, M. Vandérem, ete... 1. La publication de Colomba a-t-elle été pour la Corse un bien ou un mal? demande la Revue de la Corse (juin-juillet 1920, p. v — el jan- vier-féyrier 1921, p. v). Avis partagés. CHAPITRE XI VOYAGES EN ANGLETERRE EN ALLEMAGNE ET EN ITALIE, (1835-1840) De 1835 a 1840, Mérimée ne se contente pas de par- courir la France et la Corse; ses fonctions d’inspecteur le ménent en Angleterre et en Allemagne, son plaisir en Italie. Il séjourne a Londres cing semaines, entre le 10 mai et le 19 juin 1835, semble-t-il'. Il fera deux autres sé- jours en Angleterre, en mai et en juin 1850, et en juin 1851. Son wuvre d’artiste n’en tire pas un sensible profit; mais ses connaissances archéologiques y gagnent et il apprend a mieux pénétrer les meeurs anglaises ainsi que état politique et social du pays. Nulle part, en effet, il n’oublie son métier d’antiquaire, et, en 18352, il rend compte a Requien et a Jaubert de Passa des découvertes archéologiques assez médiocres dont il est le témoin’. Il fréquente John Gage, directeur de la Société des Anti- quaires, se laisse prier pour donner au Parlement son avis sur les musées‘, visite les monuments druidiques 1. Une lettre (inédite) adressée 4 Sophie Duvaucel le 17 janvier [1832] fait allusion & un séjour antérieur 4 Londres. 2. Sur le voyage de 1835, cf. Chambon, Notes..., p. 80-82. 3. Lettre & Requien, 19 juin 1835 (art. cité, p. 237). — Lettre a J. de Passa, 5 juillet 1845 (art. cité Revue d’histoire littéraire, p. 30). 4. Lettre & H. Royer-Collard, 25 mai 1835 (cf. Chambon, Notes..., p- 80-81). — Lettre a Requien, art. cité, p. 237. lI 10 146 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 des environs de Salisbury et rapporte « des notes pré- cieuses, dit-on, sur les monuments de la Grande-Bre- tagne'. » Malheureusement ces notes n’ont pas été pu- bliées. Mérimée s’intéresse a la politique autant gu’a l’ar- chéologie; il constate les succes du radicalisme et, dé- couvrant des rapports « entre ce temps-ci et 1789 », il redoute une révolution. Dans ce cas, il recevrait a Paris les comtesses et ladies que la révolution exilerait et leur trouverait « des écoliers pour des lecons de langue »?. Au fond, il badine, juge toute chose en sou- riant d’un ironique sourire, oublie ses graves fonctions, s’'amuse, dépense en cing semaines 2,050 franes pour des achats « de rasoirs et d’aiguilles », des visites aux « per- sonnes du sexe » et de bons diners. Péle-méle il vante en connaisseur les ananas, le rosbif et les petites filles « blanches comme cygnes, douces comme satin », dont la moyenne de l’age atteint a peine dix-sept ans?. Lorsque, quinze ans plus tard, il retourne en Angle- terre avec Viollet-le-Duc’, il s’intéresse aux mémes choses, c’est-a-dire a l’archéologie, a la politique, aux bons diners et aux femmes. L’age ne mord pas encore sur lui. I] fait dix leues par jour, visite Londres, Hamp- ton-Court, Cambridge, Oxford, Stone-Henge, Lincoln, 5 Salisbury, Canterbury, et se déclare « excédé de Llarchi- tecture perpendiculaire® ». La nouvelle Chambre des Communes lui parait une « alfreuse monstruosité », et il affirme que les Anglais « se doutent des arts comme 1. Journal des Artistes, 5 juillet 1835, p. 16. 2. Lettre a H. Royer-Collard (Chambon, ouer, cité, p-. 81). — Méri- mée fréquente Athenaeum, dont il est membre. 3. Letlre & Requien, art. cité, p. 236. — Chambon, Notes..., p- 82. 4. Cf. Lettres inédites de Viollet-le-Duc. Paris, Imprimeries et librai- ries réunies, p. 9, note 2. — Il part le 26 mai 1850 (cf. lettre & M™* de Montijo, 25 mai 1850). 5. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 306. VOYAGES EN ANGLETERRE, ALLEMAGNE ETITALIE 4147 [sonj chat! ». Le luxe dont il est témoin dans les récep- tions et dans les diners lui fait craindre « de devenir tout a fait socialiste »; mais la sévérité des Anglais le ras- sure, et larévolution qu’il craignait en 1835 ne lui parait pas devoir éclater*®. Au reste, il s'accommode fort bien de diner « dans de la vaisselle plate en vermeil », ou dans des plats d’argent, a la condition que ces plats ne contiennent pas un poisson de quatre pouces ou une mi- nuscule cdtelette. Quant aux femmes, il les apercoit sans doute de plus loin qu’en 1835; elles lui paraissent « faites en cire »! Il se moque de leurs robes en cerceaux et se divertit aux dépens d’une iss rousse qui a révé toute sa vie un plaisir quelle croyait impossible, « qui était de [le] voir (textuel) ». Il croque au passage le portrait du petit hippopotame du Jardin zoologique, celui d'un évéque rationaliste et ceux des princes népalais dont les turbans plats sont bordés de grosses émeraudes en pen- deloques...°. L’année suivante, a la méme époque, Mérimée revoit Angleterre, toujours avec les mémes yeux. « Je viens de passer un mois en Angleterre a respirer le brouillard et le gaz acide carbonique de Londres et des chemins de fer y aboutissant, écrit-il a Francisque Michel. Je reviens fort content du rosbif et tres peu émerveillé des grands travaux d’architecture que j'ai vus+. » En somme Meéri- mée, anglais d’humeur et de gotits, apprécie moins en Angleterre les arts que le confort de la vie matérielle. 1. Lettres & une Inconnue, p. 306-309. 2. Ibid., p. 308. 3. Ibid., p. 306-310, 4%, Lettre du 22 juin 1851 (inédite). Nous n’avons sur ce voyage que des renseignements trés succincts. 148 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 * Ey Ce sont encore ses fonctions d’inspecteur qui le con- duisent en juin et en juillet 1836 sur les bords du Rhin et dans le Palatinat. Une tournée d’inspection [avait amené a Colmar et a Strasbourg!. De Strasbourg, il des- cend le Rhin et regrette absence de Stendhal, qu'il avait invité?, Parti le 12 juin, il est a Spire le 45, le 18 environ a Mayence et a Wiesbaden et, vers la fin du mois, a Aix- la-Chapelle. Le 5 juillet, il part pour Cologne, d’ot il re- monte le Rhin jusqu’a Strasbourg, ot il arrive le 12 ou le 14 juillet. Il y reste deux ou trois jours pour cor- riger des épreuves, puis gagne Metz, ou il rencontre F. de Sauley qui lui fait visiter en détail la vieille ville frangaise. Par Thionville, Sierck et Sarrebourg, les deux amis se dirigent vers Tréves, ou ils restent trois jours. Enfin Mérimée regagne Metz vers le 25 juillet; le 30, il re- trouve Stendhal a Laon’. Son voyage en Allemagne a duré cing semaines. Naturellement il étudie architecture. « Je ne me suis guére occupé que d’églises et d’autres affaires de mon métier », écrit-il le 3 juillet aH. Royer-Collard‘; et Jau- bert de Passa le félicite de comparer sur place « les styles germain, saxon et frane dans leur hardiesse, dans leur grandiose, dans leurs ombres et, plus tard, dans leurs moulures® ». Mérimée ne partage pas l’enthousiasme de 1. Cf. Pinvert, Un post-seriptum sur Mérimée (Bulletin du Bibliophile, 1910, p. 517-518). 2. Sept lettres de Mérimée & Stendhal, 6d. Rotterdam. Lettre du 4 juin 1836, p. 43. — Cf. Chambon, Notes..., p. 94.95. 3. Sur cet itinéraire, cf. Chambon, /bid., p. 96-98. — Lettres de Mé- rimée & Stendhal, 5 et 14 juillet 1836. — De Sauley, Trois jours a Tréves (Revue contemporaine, 1** novembre 1856, p. 570). — M. H. Mar- tineau ne parle pas de la rencontre de Mérimée et de Stendhal a Laon dans son Itinéraire de Stendhal (Paris, 1912). 4, Chambon, Notes..., p. 97. 5. Revue dhistoire littéraire de la France, janvier-mars 1922, p. 40. VOYAGES EN ANGLETERRE, ALLEMAGNE ETITALIE 149 son ami. « L’architecture rhénane, écrit-il 4 Stendhal, est un autre humbug et ne vaut pas celle de la France et de lAngleterre!. » A Treves, F. de Saulcy lui sert de guide, mais tout de suite l’éléve devient le maitre. « J’avais pu juger, par notre exploration de Metz, de tout ce que j’avais a gagner au contact de Mérimée, confesse De Saulcy. A cette époque, il avait déja étudié une immense quantité de monuments antiques et il sayait a merveille tirer de leur examen tout le profit possible; personne ne voyait mieux et plus vite; j’étais done a bonne école®. » Ils vi- sitent en détail les monuments de Tréves, depuis la Porte Noire et le palais de Constantin jusqu’a Péglise Saint- Paulin. Mérimée est infatigable; non seulement il dé- ploie une érudition dont son amiest ébloui, mais, devant chaque ruine romaine, il tire son carnet et ses pinceaux, s'installe, ébauche des aquarelles. Rien ne lui est indiffé- rent et il quitte le musée ou le palais de Constantin pour affronter le lourd soleil de juillet et se rendre a pied, en deux heures de marche, au mausolée d’Igel®. Visiblement, les ruines romaines et les basiliques car- lovingiennes l’intéressent plus que la nature. Il ne dé- daigne pas celle-ci, mais nous avons vu que, s'il admire les bords du Rhin, il ne s’en laisse pas accroire et fait des réserves‘. D’ailleurs il a d’autres préoccupations qui ré- velent quelques traits nouveaux de son caractere. Au pays du jeu, Mérimée, tel le paysan de Musset, se laisse tenter. A Wiesbaden, il ponte, gagne, se hasarde a la roulette et perd. A Aix-la-Chapelle, dans la société interlope de « la redoute », il récidive, perd encore. Prudemment, il s’en- gage ane pas risquer plus de cing cents frances, et il en 1. Lettre du 5 juillet 1836. 2. Art. ctié, p. 576. 3. Cf. De Saulcy, art. cité, p. 571-595. L’article est vif et assez spiri- tuellement écrit. 4. Cf. lettre A Stendhal, 5 juillet 1836. 150 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 réserve cent cinquante pour Baden, ot d’ailleurs il ne va pas. I] revient jouer a Mayence et au Cursaal de Wiesba- den; finalement ses pertes se réduisent a 80 ou 100 francs ; son apprentissage ne lui a pas couté cher!. Aussi garde- t-il cette bonne humeur que De Sauley souligne. Jamais compagnon de route n'a été si agréable; sa patience et son entrain sont admirables. Le séjour des deux amis a Vhétel Zum Rothen Hause est luminé par une franche gaité, Mérimée s’amuse de tout et de tous, du soldat qui déchilfre mal son passeport, de son ami qui commet un impair ala table d’héte avec de graves personnages, de lui-méme qui parle si bien allemand qu’on lui apporte des écrevisses quand il commande un canneton*. Ce ne sont que farces, aventures comiques ou macabres; dans Véglise Saint-Mathias, «le bruit un mort dans son cer- cueil » met en fuite les deux comperes*; devant la tour romaine que peint Mérimée un agent de police les menace (un procés-verbal parce que De Saulcy fume un cigare; heureusement Mérimée s'interpose...4. Qui s étonnerait dun pareil entrain? Mérimée n’a pas trente-trois ans; il est gai”, il lui plait de s’atteler a sa propre voiture pour at- teindre Sierck, d’étre appelé « inspecteur des monnaies » par un douanier et de faire superbement son entrée a Treves dans un « petit postillon jaune orné Wun trom- pete? En septembre 1846, il retourne en Allemagne et visite la méme région. «Je pars pour Cologne et Bonn, et je vais voir des archéologues allemands », écrit-il le 7 septembre 1. Cf. lettre a H. Royer-Collard, 3 juillet 1836 (Chambon, Notes..., p- 96-97). . Cf. De Sauley, art. cité. p. 972-574, 581-583... . Ibid., p. 574-575; est-ce une mystification ? . Ibid., p. 587-588. Mérimée « riait A se tordre de ma déconvenue » (Idid., p. 981). Tbid,, p. 572, oF Ww bP for) VOYAGES EN ANGLETERRE, ALLEMAGNE ET ITALIE 1514 a Boissonade!. Le 11, il gagne Metz, puis Tréves, des- cend la Moselle de Tréves a Coblentz, explore a nou- veau les bords du Rhin? et regagne Paris par Bruxelles et Lille, vers le 1° octobre?. Son second voyage en Alle- magne a duré vinot-quatre jours; c’estun voyage d'études, et Mérimée se fait gloire de l’avoir accompli en chemin de fer : adieu la « voiture tirée par le procédé antique des chevaux de poste! »! De ses travaux archéologiques il ne nous dit rien, si ce nest que larchitecture des bords du Rhin l’a dégu. « En fait de monuments je n’ai guére été content de ce que j’ai vu, éerit-il a Jenny Dacquin : les architectes ge le Munster a Bonn et peint l’abbaye de Laahr a faire egrincer les dents ». C’est tout. La nature ne l’enchante pas davantage. « Les sites de la Moselle sont beaucoup trop vantés, dit-il. Au fond, cela est peu de chose®. » En revanche lobservateur s’amuse aux traits de mceurs; sa verve et son crayon se donnent libre carriére. II allemands m’ont paru pires que les nétres. On a sacca méne « tout a fait une vie allemande », ec’est-a-dire qu'il couche dans des lits dont les draps sont trop courts, fait quatre repas par jour, se contente d’ouvrir la bouche et les yeux. « Ici la grande affaire est zu speisen »; les hommes désertent la maison pour la brasserie ot ils boivent, mangent et fument; « la raison est, je crois, dans les pieds de ces dames et la bonté du vin du Rhin ». En effet, les Allemandes lui paraissent encore plus laides 1. Cf. Chambon, Lettres inédites, p. 12. 2. Lettres & M™° de Montijo, 11 septembre 1844. — A une Inconnue, t. I, p. 272 (3 septembre 1846). 3. Lettres « M™° de Montijo, ibid. — A une Inconnue, t. I, p. 273. Mérimée est allé ou A Mayence ou a Cologne, probablement a Co- logne. 4, Lettres & M™° de Montijo, 2 octobre 1846. 5. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 276. 6, Ibid. 152 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 qu’en 1836; et il s’égaye de leurs modes au point qu'il dessine une capote ridicule, a Vintention de Jenny Dac- quin; il n’oublie pas d’y joindre les pieds de l’Aile- mande coupable!... * * * Trois ans plus tard Mérimée visite la Corse. L’Italie est si proche que, sa tournée d’inspection finie et Sten- dhall’ « entrainant? », il s’embarque a Bastia, le 7 octobre 18393. Le 15 novembre il est de retour a Marseille, d’ou il écrit A Lenormant : « J’ai passé trente-cing jours sur cette terre admirable, treize 4 Rome et le reste a Naples+. » Si l’on ajoute que, de Livourne, il va sans doute passer quelques heures 4 Pise, qu’aux environs de Rome il visite Civita-Vecchia, aux environs de Naples Pestum, et qu’il revient par Génes®, on connaitra, d’une fagon approxi- mative, son itinéraire; sagement, il sen tient a ces quelques villes. Mais, en aot 1841, il traverse |Italie pour aller en Grece®, revoit Génes, visite probablement Florence’, s’arréte a Naples, pousse jusqu’a Pompei? et, au retour, touche terre a Civita-Vecchia®. 1. Lettres & une Inconnue, p. 275-277. 2. Cf. Filon, Mérimée et ses amis, p. 129. — Tourneux, P. Mérimée, ses portraits, ses dessins, sa bibliothéque..., p. 111. — Stendhal vient de passer trois ans en France et, aprés la chute du ministére Molé (24 juin 1839), il reprend a contre-cceur possession de son poste en Ita- lie, le 10 aottt 1839 (cf. Martino, Stendhal, p. 280, 291). Désormais, il ne fait plus que des voyages 4 Rome et a Naples, ot il sert de guide a Mérimée. 3. Sur le vapeur Napoléon, capitaine Lota. 4. Lettres aux Lenormant (Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 423). 5. Sur cet itinéraire, cf. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 57; a Re- quien, art. cité, p. 249-250; aux Lenormant, art. cité, p. 423. 6. Cf. lettres 4 Morati (Revue de la Corse, septembre-octobre 1925, p. 147). 7. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 57; t. Il, p. 216. 8. Lettre a4 F. De Sauley (Nouvelle Revue, septembre-octobre 1882; Tourneux, P. Mérimée en Orient, p. 239). 9. Chambon, Notes..., p. 163-164. — Sur ce second voyage, cf. Lettres VOYAGES EN ANGLETERRE, ALLEMAGNE ETITALIE 153 Je rapproche les deux voyages parce que les impres- sions que Mérimée en rapporte se confondent dans ses souvenirs; lorsqu’il parle de Naples a Jenny Dacquin, par exemple, il ne distingue pas les deux séjours qu il y fit. En somme, il s’est attaché a quatre villes, Rome, Naples, Peestum et Pompéi; comment les a-t-il vues? Jamais il ne souffle mot de ses illustres devanciers; ni Chateaubriand ni Lamartine n’apparaissent dans ses lettres et ne s’interposent entre I’Italie et lui. Méme quand Stendhal lui sert de guide, il veut voir de ses propres yeux, juger lui-méme. Aucun voyageur nest plus détaché des souvenirs littéraires, plus curieux de la vision directe des choses. [Il va droit a4 Naples, ot il retrouve Stendhal!; il y passe son temps en vrai lazza- rone, vit au soleil, sur la mer, s’acoquine a cette belle ville au lieu de visiter I’Isola et les villes volsques que Lenormant lui recommande?. Les tableaux et le soleil Vattirent, mais le soleil d’abord®. I] loge a la Victoire, hume l’air, contemple le ciel et la mer‘, et lui, souvent mélancolique, sent peu a peu sa mélancolie prendre des teintes douces et agréables, s’évanouir méme, puisqu il se couche avec des idées bouffonnes®. D’ailleurs on mange bien a Naples, et c'est beaucoup"; puis M. le che- valier de Sant-Angelo a une si belle collection de vases et de médailles?! Enfin les Stud/es sont un musée si a une Inconnue, t. I, p. 50. — Lettre (inédite) 4 Vogin, 24 aout 1841 (Chantilly, fonds S. de Lovenjoul). — Chambon, Notes..., p. 154-155 (lettre a Grasset, 12 juin 1841), p. 159-165. 1. Cf. H. Martineau, [tinéraire de Stendhal, p. 95. Stendhal est a Naples le 25 octobre et il y séjourne une vingtaine de jours avec Méri- mée. 2. Lettre a Lenormant, art, cité, p. 423. 3. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 47. 4. [bid., t. I, p. 57. — Lettre & Lenormant, art. cite, p. 431. 5, Lettres & une Inconnue, t. II, p. 220. 6. Ibid. 7. Lettres aux Lenormant, p. 423. 154 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 riche! On y voit une téte expressive de Jules César’, quantité de déesses aux cheveux noirs, comme on voit partout a Naples quantité de statues dont les cheveux sont peints en rouge®. Mérimée respire l’abominable atmosphere de soufre que dégage le Vésuve, descend aux catacombes qui « n’ont rien de triste comme celles de Rome », va voir jouer la comédie « vulgaire » a San Car- lino et se console d’attraper des puces dans sa loge en con- templant une prima donna admirablement belle, qui adore les huitres et mange cing ou six livres de macaroni a souper®. Naples réunit donc tous les avantages, climat africain, civilisation avancée, mer éblouissante, bois d’o- rangers odorants, bons diners, bon ht, bonne compa- gnie‘... « De tous les Italiens, dit-il, les Napolitains sont le plus gentlemen. Je ne trouve a Naples qu'un seul défaut Peas pres'q , ’ bay ? ’ . . cest qua l’Opéra la pudeur de la reine exige que les Cc amours et les nymphes portent des maillots bleus au lieu de les avoir couleur de chair, comme dans tous les autres pays civilisés®. » Bref, Naples lenchante, et il déclare sans ambages : « C’est, de toutes les villes d’Italie, celle qui m’a laissé le meilleur souvenir®. » En revanche Peestum le « stupéfait »; ses monuments modernes sont des « infamies ». Il veut les démolir, pendre l’inventeur de l’ordre ionique, rouer vif linven- teur du corinthien, et il proclame qu’ « il n’y a point de salut hors du dorique, surtout point de base’ ». Aussi ne fait-il grace qu’au style pur et sévere du temple de Nep- tune, ou il reconnait la Gréece’. De son excursion aux . Lettres aux Lenormant, p. 424 . Lettres a une Inconnue, t. I, Pp . Lettres & une autre Inconnue (éd. Calmann-Lévy, p. 144-145). . Lettre & M™* de Montijo (inédite), 2 juin 1847, 5. Ibid. Dans la lettre du 19 juin 1847, il parle de son cousin et de sa cousine qui reviennent de Naples, ot ils ont passé sept mois. 6. Lettres & une autre Inconnue, p. 144. 7, Lettres aux Lenormant, art. cité, p. 423-424, 8. Lettres & une Inconnue, t. I, Dao so. Ce VOYAGES EN ANGLETERRE, ALLEMAGNE ETITALIE 155 ruines de Pompéi, ot M. Bonnucci lui sert de guide!, il dit malheureusement peu de chose ?. Tel est son séjour en Campanie; Mérimée se laisse vivre sous le ciel de Naples, et les impressions d’art viennent a lui plutot quil ne les cherche. Dans le vieux Latium, ot il remonte un peu malgré lui’, il a plus a faire. Sans doute Stendhal émet-il la prétention de lui faire visiter Rome en dix jours‘; alors il « s’extermine » « a voir quarante mille choses en une matinée »; ses jambes et ses yeux demandent grace®. Est-il donc néces- saire de tout voir dans une ville ot, fatalement, on revient®? Le voudrait-on, on ne le pourrait pas, parce que, « a chaque coin de rue, on est attiré par quelque chose @imprévu, et c’est le grand bonheur de se laisser aller a cette sensation »; ce qui importe, c’est « un grand sou- venir d’ensemble qui vaut mieux qu'une foule de petits souvenirs de détail’ », Mérimée se laisse done aller aux sensations, et il en éprouve de trois sortes, elles lui viennent des monuments, de la nature, des types hu- mains. L’architecture de Saint-Pierre lui déplait®; mais, peu avant l’angélus, lorsqu’une brume fiévreuse tombe sur Rome, de quelle poésie la célebre église ne s’enveloppe- t-elle pas! « Il n’y a rien... de plus beau pour la réverie 1. Lettres & De Saulcy, art. cité, p. 239. 2. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 57. — Lettre a De Saulcy, p. 239. 3. Cf. Tourneux, P. Mérimée, ses portraits..., p. 111. 4. Cf. Pitinéraire dressé par Stendhal a la fin des Promenades dans Rome. Paris, M. Lévy, 2 vol. in-12, 1858, t. II, p. 363. Sur la rue qu’ha- bite Mérimée a Rome. cf. Lettres & une autre Inconnue, p. 132. Sur la vie matérielle qu'il y méne, cf. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 220; — & Panizzi, éd. Calmann-Lévy, t. IJ. p. 251. 5. Lettre & Requien, 15 octobre 1839 (cf. Tourneux, ouvr. cité, p. 111. — Filon, Mérimée et ses amis, p. 129). 6. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 57. 7. Ibid., t. Il, p. 218. — CE. Lettres & une autre Inconnue, p. 133. 8. Moniteur universel, 3 janvier 1855. Cf. Lettres & Viollet-le-Duc (éd. Champion, p. 233). 156 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 que cette grande église a la chute du jour, dit-il. Elle est sublime en vérité, lorsqu’on n’y voit rien distinctement!. » Eteindre sa bougie dans les catacombes et rester seul, trois ou quatre minutes, dans cette obscurité, quelle sensation rare?! Les palais de Rome sont un peu surfaits. Mérimée leur préfere les fresques, qu'il admire; et il contemple avec émotion, au Capitole, la louve de la Répu- blique, qui porte la trace de la foudre dont elle fut frappée au temps de Cicéron, ou la statue de Pompée, au pied de laquelle roula le cadavre de César?. Mais Rome a un charme unique, parce que l’art sy méle a la nature. Mérimée gotite cette harmonieuse union. Rome et ses environs, contemplés de Saint-Pierre in Montorio, le ravissent?; et il n’estinsensible ni au ciel de Naples, ni aux Apennins, qui sont « les plus belles montagnes du monde® », ni a la campagne séveére qui enveloppe la Ville Eternelle. « Quiconque, d’un site élevé, a contemplé la nuit la campagne de Rome, se rappellera ces flaques d’eau de toutes formes se dessinant en clair sur un fond dherbes noires et réfléchissant un ciel lumineux’. » Les pages immortelles de Chateaubriand ne nuisent pas a de pareilles notations, qui révélent un grand artiste. Vingt-huit ans plus tard, Mérimée retrou- vera comme un reflet du poéte et de lui-méme chez un écrivain russe qui lui est cher, Tourguéniey®. Tourgue- niev, Mérimée, Chateaubriand..., seule la beauté de Rome peut rapprocher un instant, par une sorte de miracle, trois artistes si divers, si opposes. . Lettres & une Inconnue, t. II, p. 217. Ibid., p. 217. Ibid., p. 218-221. . Ibid., p, 218. . Ibid., p. 218. Ibid., t. 1, p. 72. — Lettres & Requien, art. cité, p. 250. . Portraits historiques..., p. 348. . lbid, ND OF WOH oe VOYAGES EN ANGLETERRE, ALLEMAGNE ET ITALIE 157 Elle les rapproche surtout dans le culte des formes humaines. Les femmes que Mérimée croise ressemblent a celles dont il a vu la copie en marbre au Vatican. II rencontre « souvent des Fornarines dans la campagne de Rome, qui produisent un certain effet, méme quand ona vu nos beautés du bal Mabille », dit-il ironiquement?!. Les jours de marché, il coudoie dans le Transtevére « des Junon et des Minerve portant des poulets maigres et des oignons® ». Chateaubriand, déja, les avait évo- quées ; mais, dans les phrases majestueuses qui rejoignent la belle prose attique, il avait oublié les poulets et les oignons. Mérimée ne les croit pas indignes de Minerve?. Done les Italiennes sont belles, les Italiens sont beaux; toutefois Mérimée ne leur pardonne pas de lui donner, sous le nom de giostra, une parodie boutfonne des courses de taureaux : quel crime aux yeux d’un aficionado’! Rome entrevue, il rend visite a Stendhal, qui meurt @ennui®. Son ami l’accompagne dans les boutiques de Civita-Vecchia, et le met en relations avec l’antiquaire Bucci®. Mérimée achéte a cet antiquaire des pierres gravées’ et des vases étrusques, dont il emporte une pleine caisse, « tous trés anciens et quelques-uns assez beaux », confie-t-il a Requien’. A Rome, déja, il avait fréquenté la boutique de l’antiquaire Cades®. Mais Bucci, « homme trés honnéte », qui tire ses vases des tombeaux 1. Mélanges historiques..., p. 335. 2. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1848, p. 641. — Une corres- pondance inédite, p. 183. 3. Une correspondance inédite, p. 102, 116 (souvenirs de Rome). 4, Revue archéologique, janvier 1851, p. 618. 5. Lettre A Montijo, 19 décembre 1846. 6. Lettres & une Inconnue, t. II, p. 222. 7. Ibid., t. 1, p. 92; t. Il, p. 222. En 1863, Bucci enverra & Mérimée un platre de Beyle (t. II, p. 222). 8. Art. cité, p. 250. Il achéte des monnaies pour De Saulcy. 9. Lettres & une Inconnue, t. Il, p. 221. Cades vend de faux an- tiques. 158 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 étrusques du voisinage!, offre plus de garanties au collec- tionneur avisé. Sur la Toscane et sur la Ligurie, Mérimée est beaucoup moins explicite. Il ne dit mot de Livourne, qu'il néglige pour Pise, ot le Campo Santo, les fresques d’Orcagna, le Vergonzoso et un buste antique de César lui plaisent; mais la facon dont on a restauré le déme lindigne?®. Florence le retient davantage. « C'est, de toutes les villes d’Italie que je connais, celle qui a conservé le mieux son earactére du Moyen Age », écrit-il a Jenny Dacquin?. Aussi est-ce dans la ville des Médicis quwil essaye, vaine- ment dailleurs, de retrouver antique Italie derriere Italie moderne. « Avez-vous quelquefois cherché... a vous représenter un consul romain a Rome, ou méme un Céme de Médicis a Florence? demande-t-il 4 M™® de La Rochejacquelein. Jamais je n’ait pu y parvenir+. » Les types lui paraissent les mémes qu'il y a deux mille ans, mais la transition entre le caractére des Italiens d’au- trefois et celui des Italiens d’aujourd’hui lui échappe’. Ainsi le sens critique de l’historien s’éyeille au contact de l’Italie des Césars... Hélas! le temps le bouscule ; il lui faut rentrer en France. De Génes, il ne garde que le souvenir fugitif dune « sylphide »°, etils’embarque a regret pour Marseille. « Comme je comprends bien les regrets de feu Annibal lorsquil quitta [’Italie! s’écrie-t-il. Hier, c’est ce qui m/arriva : j’étais frendens et viv lemperans a lacrymis lorsque je partais de Génes? ». . Lettres & une Inconnue, t. I, p. 57. lord, tt, Dp. Soe et. Il) po. 216 . Une correspondance inédite, p. 182. . [bid., p. 183. 6. Lettre a De Saulcy, art. cité, p. 239, . Lettre aux Lenormant, 15 novembre 1839 (art. cité, p. 423). Méri- mée a done quitté lTtalie le 14. 2 OT Rm O&O be CHAPITRE XII LITALIE DANS L’CEUVRE DE MERIMEE Tout voyage, pour un artiste, comporte un enseigne- ment. « Rome est une ville sans pareille, ot le temps se passe avec plus de rapidité que dans toute autre capitale, dit Mérimée. Le climat, le spectacle de la nature, la vue des chefs-d’ceuvre vous jettent dans une admiration passive. A Rome, la paresse n’a pas la grossiereté qui Vaccompagne dans le Nord. Elle y prend les dehors de étude et de la méditation. A moins d’étre sourd et aveugle, on y apprend quelque chose malgré soi; mais javoue qu'il faut une énergie peu commune pour y tra- vailler!. » Si done on a l’énergie nécessaire, « cette 5 nature si forte et si belle est pour les esprits d’élite comme une trempe qui double leur force. Sans doute, a la vue de cette multitude de chefs-d’ceuvre, plus d’un artiste découragé jettera sa palette ou son ciseau; mais quelques autres, au contraire, saisis d’une noble émula- tion, accepteront le défi que le passé leur présente, et, s’ils succombent dans la lutte, ils ne tomberont pas sans gloire® ». En effet, Rome les débarrasse d’un vice capital, le convenu. « A Paris, chacun vit et se meut comme s’il était observé. On agit en vue de son public, on pose; et parce qu’on craint toujours de n’étre pas comme il faut, on est souvent comme il ne faut pas. Le mal ne date pas 1. De Venseignement des Beaux-Arts (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1848). Cf. Mélanges historiques et litiéraires, p. 334. 2, Ibid., p. 334. 160 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Whier dans notre patrie, et ils étaient Gaulois, ces gladia- teurs qui inventérent de mourir en prenant des attitudes nobles. A Rome, rien de semblable. Personne ne s’in- quiéte de son voisin. La passion, et dans ce climat tout l’ex- cite, la passion est toujours franchement, énergiquement exprimée!, » Voila pourquoi lItalie plait a Mérimée, comme a Stendhal’; c’est le pays ot l’homme apparait dans la force de ses premiers instincts. Aussi, en 1841, éprouve-t-il un vif plaisir a revivre son beau voyage en étudiant les Edifices de Rome moderne, dessinés, expliqués et publiés par Letarouilly; ce lui est une occasion de dégager, une fois de plus, les régles de Vart antique?. Mais si, quittant la théorie pour la pra- tique, Mérimée veut peindre cette passion italienne qu’il admire, il n'y réussit qua demi et reste inférieur a Stendhal. L’Italie lui inspire une seule nouvelle, datée du 27 avril 1846, 72 Vicolo di madama Lucrezia*. Nul doute qu'il ne la compose a l’aide de souvenirs précis; peut-étre méme l'histoire lui a-t-elle été contée a Rome?®, oti il place Vaction. Mais il apparait tout de suite que cette atmosphere latine il la saisit moins que l’atmosphere espagnole. On entreyoit sans doute un beau palais romain, Tivoli, quelques vieilles rues, une maison du xy® siécle, etc...°. Cependant rien ne porte la marque de la Ville Eter- nelle; le décor est vague : on limaginerait aussi bien a Tréves ou en Avignon’. De méme, siquelques personnages, comme la marquise Aldobrandi ou Vabbé Negroni, sont 1. Cf, Mélanges historiques et littéraires, p. 335. 2. Cf. L’Abbesse de Castro, Vittoria Accoramboni..., et les nouvelles sur VItalie parues dans la Revue des Deuaw Mondes en 1837, 1838 et 1839. 3. Cf. Revue des Deux Mondes, 1° septembre 1841, p. 815. %. Elle n’a été publié qu’en 1873 dans les Derniéres Nouvelles. 5. Faut-il y voir l’influence de Stendhal? En tout cas la nouvelle est inférieure aux Chroniques italiennes. 6. Derniéres Nouvelles, 6d. Calmann-Lévy, p. 123, 139, 149. 7, Un écriyain comme M. H. de Régnier excelle au contraire, dans LITALIE DANS L’@UVRE DE MERIMEE 161 curieusement dessinés (labbé Negroni, dernier amico de la marquise, qui gouverne sa maison avec une autorité despotique, est dans la note)!, les autres héros de cette aventure tragi-comique n’ont aucune consistance. Ce sont des ombres qui s'agitent dans une ombre voulue. Un jeune homme descend a Rome chez la marquise Aldobrandi et fait la connaissance de son fils, Ottavio. Celui-ci lut ressemble au point que cette ressemblance crée une confusion facheuse : le jeune homme, mélé a une étrange aventure d’amour, est pris pour Ottavio, s’attire ala fois les hommages de la belle et la vengeance du frére de celle-ci, recoit a la fois les roses et les balles. Kinalement, tout s’explique, et Ottavio file avec sa mai- tresse, qui est, non pas la terrible Lucrece Borgia, mais la fille @un riche cultivateur. Cette banale histoire d'amour, Mérimée la transforme en une histoire de fant6mes, ot plane le mystere. Ce mystére nait d’abord de ’étrange ressemblance qui existe entre Ottavio et son ami; des allusions fort habiles nous laissent entendre que cet ami est un fils batard de la marquise Aldobrandi, done le frere d’Ottavio : dot la ressemblance, d’oti la méprise fatale*. Ensuite, tous les personnages sont fascinés par les yeux de cette Lucrece dont la marquise possede un magnifique portrait®, En troisieme lieu, la maison ot Ottavio et sa maitresse abritent leurs amours passe pour une maison hantée par le spectre de Lucréce Borgia‘; elle est pleine de bruits suspects, et nul n’ose y pénétrer. Enfin l'histoire de cette ses nouvelles sur l’Italie et en particulier sur Venise, a évoquer le pays et ses types; il lui arrive cependant de rappeler Mérimée par une cer- taine ironie latente et par le gout du mystére (cf. Histoires incertatnes). 1, Derniéres Nouvelles, p. 122, 130. Méme note chez certains person- nages de M. H. de Régnier (cf. La Peécheresse). 2. Ibid., p. 125 et 166. 3. Ibid., p. 134. 4. Ibid., p. 145, 153. Ill I 162 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 maison est amenée par des histoires de diablerie et de télépathie, que raconte M™* de Strahlenheim'!. Tout con- court done & provoquer le malaise, puis l’épouvante ; il ne manque ni la sorciére flanquée de son chat et de sa chaudiere, ni le numéro 13, de mauvais augure®, et, d’un bout A autre du récit, les effets de terreur sont adroi- tement gradués. Mais, a la fin, le merveilleux, qui est ’Ame du récit, s’évanouit, et le lecteur éprouve la sensa- tion pénible d’avoir été joué?, D’ailleurs Mérimée se répéte et est inférieur alui-méme. Ces yeux fascinateurs, il en a joué dans la Venus ad Ille, dont il reprend ici la technique; ces revenants, il les a évoqués dans la Guzla, dans la Vision de Charles X/; ces scénes de magie et de sorcellerie, il en a usé dans la Chronique du temps de Charles 1X, dans Carmen, ete... Une fois de plus il affirme son gout pour le fantastique et pour le merveilleux macabres; une fois de plus il imite Hoffmann et Lewis; lui-méme fait allusion a lépisode de la Nonne sanglante*, et on a signalé des points de contact entre sa nouvelle et certaines nouvelles du conteur allemand®. Mais // Vicolo di madama Lucrezia ne vaut pas les autres contes fantastiques de Mérimée, parce que toute étude morale en est absente. Mérimée sacrifie analyse des caractéres a leffet qu’il veut pro- duire; il ne cherche plus qu’a énerver le lecteur, et celui-ci s’inquiéte de treuyer l’artifice & la place de l'art. 1. Derniéres Nouvelles, p. 134 a 140, 2: Ibid., p. 145, 147, 173. 3. Sur les origines et le caractére de la nouvelle, ef. 1 Introduction et les Notes de M. Lemonnier dans les Derniéres Nouvelles (éd, Cham- pion). 4. Ibid., p. 176. 5. Der unheimliche Gast — Das dde Haus, etc... Cf. E. Falke, ower. cité, p. 80. Sur cetle nouvelle, ef. /bid., p- 79 a 81, 133-134, 141-142, 159-160, 175. M. Falke y attache trop dimportance. LITALIE DANS L’(RUVRE DE MERIMEE 4163 Peut-étre est-il mieux inspiré lorsque, sur la vieille terre du Latium, il sent se réveiller le gout quil a tou- jours eu pour histoire. L’histoire! il Vaime au point que, dés 1827, il en a fait un mélodrame, dés 1829 un roman; amour dangereux! Mais, en 1835, un article prouve que le jeune écrivain est passé dune conception frivole & une conception sérieuse de lhistoire. L’étude sur Henri de Guise, qui reprend et prolonge l'étude ébauchée dans la Chronique du temps de Charles 1X, lui est une occasion d’allirmer et d’amplifier sa thése sur la Saint-Barthélemy!. Sans doute on regrette, a le lire, la vigueur de d’Aubigné et le coloris de la Chronique méme ; sans doute le récit consciencieux des événements de la Ligue est inférieur aux beaux drames de Vitet; sans doute Mérimée efface les couleurs, estompe les reliefs, donne au récit le ton froid et impartial qu il juge néces- saire®. Mais je souligne l’article parce qu'il montre pré- cisément que, en 1835, Mérimée congoit objectivement Vhistoire et la dépouille des parures dont il l’avait atti- fée?. En 1840, il affirme cette conception, délaisse son cher xvi" siécle et remonte aux sources antiques*, jaloux d’arracher enfin quelques feuilles 4 Pimmortel laurier de Clio. 1. Henri de Guise (1550-1588). Le Plutarque francais, t. IV, janvier 1835 (cf. Portraits historiques et littératres, p. 77). 2. Seul le dernier paragraphe apporte une note personnelle : Méri- mée estime que le xvi° siecle yvaut bien le xix° (Vidée lui est chére), mais, tout compte fait, il préfére vivre au x1x*! (cf. p. 108-109), 3. Les détails importent peu; seule cette orientation nouvelle compte. 4. Il répond a l’apostrophe lancée par Michelet en 1831 : « Et nous, Frangais, ne réclamerons-nous pas quelque part dans cette Rome qui fut & nous? La longue et large épée germanique pése sans doute; mais celle de la France n’est-elle pas plus acérée? « (Histoire de la Répu- blique romaine. Flammarion, in-8°, s. d., p. 18). 164 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 «Je reviens pour piocher comme un négre et yous don- ner ce printemps une longue tartine sur la Guerre soctale, servant d’introduction a l'étude de Jules César, écrit-il a Lenormant le 15 novembre 1839. A propos, quelle belle téte de lui au Stwdii, a Naples!...'. » Done, le buste de César le hante; César est son héros et, découvrant une ressemblance assez inattendue entre le vainqueur de Dyrrachium et Barbés, il veut éerire un livre « qui com- prendrait les premiéres années politiques de César? ». « Je trouve que, comme Robespierre, César nest point encore jugé, et jai une terrible démangeaison?. » Des 1838 il avait fait part, dans les mémes termes, de son projet a Requien. Le Barbeés romain « bataillait tres bien, volait mieux et faisait l'amour sans préjugé » : voila plus qu'il n’en faut pour séduire le « cuistre » qui, par pro- fession et par godt, s’éveille en Mérimée*! Aussi, a Naples, chez M. de Sant-Angelo, s’est-il complu dans examen des médailles italiotes, dont quelques-unes se rapportent a la Guerre sociale”. Rentré a Paris, il en entretient Lenormant, qui l’aide de ses conseils®. D’ail- leurs, pendant son séjour a Madrid, en 1840, il s’était préoccupé des campagnes de César et il avait mis la main sur des « matériaux excellents’ ». Les premiéres pages de Carmen ne le montrent-elles pas a la recherche du champ de bataille de Munda? Enfin, en juin 18414, il 1. Aré. cité, p. 424. — Sur la préparation de la Guerre sociale, cf. Chambon, Notes..., p. 149-153. — Lettres inédites, p- LXXXxVII. 2, Ibid., p. 430. Lettre du 18 juillet 1841. 3. Ibid., p. 431. 4, Art. cité, p. 246. . Lettres aux Lenormant, art. cité, p. 423. 6. Ibid., p. 425. En échange Mérimée lui enyoie des renseignements sur les villes samnites (p. 425-427). — Il étudie la numismatique dans les ouvrages d’Eckhel et de Morel. — Cf. également Lssai sur la Guerre Socrale, p. 79, m. 2, 82-85, n. 41, 7. Lettre & Grasset, 20 janvier 1841 (Chambon, Notes..., p. 150-153). Grasset est consul a Janina. LITALIE DANS L’@®UVRE DE MERIMEE 165 charge Grasset de faire des recherches a Dyrrachium!. Partout donc, en Espagne, en Italie, en Ilyrie, Mérimée suit les traces de son grand homme®. Mais, pour mieux écrire son histoire, il la dépasse. Si César a pu s’emparer du pouvoir, c’est a cause de l’affai- blissement de Rome en général et du Sénat en particu- lier. Or, le soulévement des [taliotes affaiblit Rome, et la conjuration de Catilina le Sénat. Done il faut étudier la guerre sociale et la conjuration de Catilina avant de ten- ter Vhistoire de César; ainsi Mérimée concoit intelligem- ment son ceuvre sous la forme d’un triptyque grandiose, Le malheur est qu'il ne le réalise qu’aux deux tiers et que, peignant les deux premiers tableaux, il n’achéve pas le troisieme, qui est le principal. C’est que, entre-temps, Académie reconnaissante lui a ouvert ses portes; Méri- mée n’en demandait pas plus : César a été victime de Sylla3! Il compose done @abord VE ssai sur la Guerre sociale’, et si le livre, aujourd’hui dépassé, nous semble un peu lent et terne, il révele chez Mérimée trois qualiteés d’his- torien : une méthode stire, une composition raisonnée, un souci dinformation large. La premiére fait dire a Mérimée : « Il est difficile de juger les anciens avec les idées de notre temps” », et elle oblige a les juger avec les idées de leur temps. La seconde lui dicte un plan tres net : Mérimée, qui veut étre « compréhensible® », divise 1. Lettres aux Lenormant, p. 154. — Cf. Jbid., 18 juillet 1860, p. 447. 2. Michelet a, lui aussi, le culte de César (cf. Histoire de la Répu- blique romaine, p. 469-539). — Mais, dans la préface de 1866, il fera amende honorable. Mérimée n’aura pas les mémes raisons de varier dans son opinion. 3. Cf. Filon, Mérimée et ses amis, p. 137, 4. Publié en mai 1841. 5. Etudes sur UHistoire romaine. Paris, Calmann-Lévy, in-12, 1897, p. 285, n. 1. Il s'agit de la Conjuration de Catilina; mais la remarque vaut pour la Guerre sociale. 6. Cf. Filon, /bid., p. 138. 166 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 son livre en quatre partzes*: al étudie d’abord les qua- rante années qui précédent la guerre sociale’, puis la guerre sociale elle-méme*, en troisiéme lieu la guerre entre Marius et Sylla‘, enfin les conséquences de cette guerre’: ainsi l’ceuvre ala belle ordonnance d’un drame en quatre actes. Quant a information, elle lui permet d’as- seoir chaque fait sur un temoignage éprouvé. Sans doute les sources ne sont pas abondantes, puisque les commen- taires de Sylla et les livres de Tite-Live ont été perdus. D’autre part les détails précis manquent, les dates sont embrouillées, les noms propres défigureés. « Il faut gla- ner ca et la dans vingt auteurs différents quelques pas- sages isolés et leur chercher une place dans l’ordre des événements, dit-il. C’est a force de comparer les uns aux autres ces fragments dispersés que l’on parvient a les réeunir, a les grouper, a en recomposer un ensemble. I faut sans cesse contrdler par examen de bonnes cartes les mouvements indiqués pluté6t que décrits dans les livres, tenir compte du temps, des distances, rechercher les anciennes voies de communication, apprécier les obstacles naturels. Un écueil est a éviter et ce n’est pas le moins dangereux : dans Vabsence de documents exacts, on est tenté de pousser a l’extréme |’interpréta- tion de textes insuffisants et d’inventer des événements pour expliquer ceux que constatent des autorités respec- tables". » Mérimée, évitant cet écueil, se livre ace patient travail de reconstitution; il recherche « avec soin les lambeaux épars des auteurs latins et grees », et il essaye de les « coordonner’ ». 1. Cf. Essat sur la Guerre sociale, p. 2. 2. Ibid., p. 1-73. 3. Ibid., p. 73-126. 4, [bid., p. 126-201. 5. Ibid., p. 201-222. 6. Ibid., p. 76-77. 7. [bid., p. 3. LITALIE DANS L’@UVRE DE MERIMEE 167 Or, un coup d’eil jeté sur les notes et sur l’ /ndex permet d’embrasser la masse des documents qu’il a consultés; Mé- rimée met a contribution non seulement les Grees et les Latins', mais les historiens contemporains®, et non seu- lement il lit les historiens, mais les littérateurs, et non seulement il compulse les textes anciens, mais les Memotres de Académie des Inscriptions... [Il confronte les textes, les discute en des notes abondantes, parfois abstruses, le plus souvent fines et spirituelles*, cherchant a contenter ainsi les savants académiciens, dont il solli- cite les suffrages*, et le public, dont il sollicite l’appro- bation. On s’est plaint qu’au point de vue de la méthode, la Guerre sociale fit arriérée et que ses qualités mémes de sincérité critique parussent, en 1841, des anachro- nismes®. I] semble au contraire que Mérimée devance son temps; apres A. Thierry, il apporte dans l’histoire ces exigences scientifiques qui sont étrangéres aux écrivains de sa génération®, et que nos historiens du xx® siecle jugent indispensables. Ce n’est pas un mince mérite d’étre un bon disciple de Thierry et d’orienter l’histoire vers une recherche scrupuleuse de la vérité. Si Péloge ne paraissait ironique, on pourrait soutenir que Mérimée prépare son livre comme un candidat au doctorat prépare aujourd’hui sa thése. « On ecroit lire, sinon la traduction, du moins le pastiche d’un ancien, rajeuni ga et la par des intentions et des jugements modernes », dit A. Filon, qui 1. Appien, Polybe, Plutarque, Diodore de Sicile, Aulu-Gelle, Salluste, César, Cicéron, Valére-Maxime, Sénéque, Pline... 2. Niebuhr, qu’il n’aime pas, comme le prouvent ses conversations, encore inédites, avec Lee Childe (en 1831, Michelet avait rendu a demi justice & Niebuhr. Cf. ower. cité, p. 18-19), Wesseling, Dureau de la Malle, etc. 3. Cf. p. 71, 192, 199, 207, 209. 4. Cf. Filon, Mérimée et ses amis, p. 137. 5. Ibid., p. 140. 6. « L’Histoire romaine de Michelet manque trop de cette analyse cri- 168 PROSPER MERIMEB DE 1834 a 1853 ajoute : « Ces récits, paraissant a lépoque ou écrivaient les Mabillon, les Beaufort, les Crevier et les Lebeau, eussent été les bienvenus pour leur sincérité critique et leur simplicité narrative. Publiés quinze ans apres les premiers travaux d’Augustin Thierry, dans lage de Car- lyle et de Michelet, ils semblaient arriérés et leurs qua- lités mémes étaient des anachronismes!. » Rien n'est plus contraire ala vérité; ces récits paraissent vrais, plus vrais que ceux de Carlyle et de Michelet?, et, en tout cas, ils ont moins vieilli. L’impression qu ils produisent aujourd hui n’est pas déplaisante, parce que Mérimée méle la « blague » a la critique et ala sagacité?, parce qu ilace mérite — ou cette faiblesse — de ne pas croire aveuglément au récit qu il compose avec une patience de bénédictin. Puis, il s’efforce d’unir l’art ala science. On déplore qi il abandonne les euvres d’imagination pour I’histoire. D’abord, tout regret est superflu; ensuite, on ne peut exiger chaque année une Colomba; enfin, on se console par le ton aisé de la narration, qui fait revivre des per- sonnages lointains, évoque des tableaux pittoresques, éclaire moralement un homme ou une époque. Des héros se dressent au premier plan, les Gracques, Marius, pour qui Mérimée est séveére, Sylla, dont la cruelle énergie lui plait, tous deux « ressortant dans tout leur relief et toute leur empreinte! », d’autres encore, tique des documents, qui était d’ailleurs étrangére aux écrivains de cette génération et qui est nécessaire surtout A Vhistoire de l’antiquilé, La véritable histoire de Vantiquité repose en partie sur des subtilités de critique et des arguties de texte, et Michelet procédait par belles en- volées Vimages » (C. Jullian, Ewtraits des historiens francais du NXIX® siécle. Hachette, in-12, 1913, p. XLv1). Or, Mérimée ne recule ni de- vant les « subtililés de la critique » ni devant les « arguties de texte ». 1. Filon, Mérimée et ses amis, p. 140. 2. Cf. Michelet, ouvr. cité, p. 419-425 : pages rapides, nerveuses. 3. Filon, ower, cité, p. 137. 4. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. Il, p. 380. — Cf. Miche- Jel, ouer. ctté, p. 400-438. LITALIE DANS L’GUVRE DE MERIMEE 169 Pompée, Mithridate, esquissés avec finesse; puis, au second plan, un Drusus, un Caepion, de vaillants chefs, un sinistre bourreau, dont on n’oublie pas Vhorrible sil- houette de boucher!. Sainte-Beuve loue justement Méri- mée de souligner chaque figure de traits simples, authentiques... Il le loue de brosser des tableaux puis- sants. « Je ne répondrais pas... que, dans la derniere vue sur Sylla abdiquant et mourant, il n’y ait un coin de pers- pective a travers lord Byron. Quoi qu il en soit, cette fin éloquente, et majestueuse de ton, aspire dignement a rejoindre le dialogue de Montesquieu?. » Byron..., Mon- tesquieu..., c'est beaucoup dire! Mais lentrée du consul romain A Téanum, la misére de l’Etrurie, le meurtre Wun licteur VOpimius sous les yeux de C. Gracchus, Pétat de Italie au moment ot éclate la guerre sociale, le meurtre de Drusus, la pompe d’un cortege funebre qui traverse les rues de Rome apres le désastre de Liris, la mort de Vettius Seaton, celle de Judacilius, Ventrevue de Cinna et de Marius, etc.*..., sont des peintures excel- lentes. Voici la ruée des Italiotes sur Rome. « Samnites, Luecaniens, Etrusques, brilant de haine et de vengeance, entrainaient avec eux les Romains de Carbon a la ruine de leur patrie. En une nuit leur avant-garde arrive a un mille de Rome, devant la porte Colline. La, épuisés de lassitude, ils font une légére halte. Au lever du jour, Pontius Télésinus apercoit les temples et les tours de Rome dorés par les premiers rayons du soleil. [ croit déja les voir briller a la flamme de ses torches. Enfin, sa superbe ennemie est en sa puissance. I] appelle ses Sam- nites et leur montre le but de leurs derniers efforts. « La « voila, s écrie-t-il, la taniére de ces loups ravisseurs! 1. Judacilius, Télésinus, Vettius Scaton, Silon, Mutilus... — Fimbria. 2. Ouvr. cité, p. 381. Sainte-Beuve a déja évoqué Montesquieu — et Machiavel (p. 378). Cf. Michelet, ower. cité, p. 438-439 (mort de Sylla). 3. Tbid., p. 17, 21, 48, 68, 72, 97, 111, 124, 144-145. 170 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 « brélons-la, détruisons-la! Tant que la forét maudite ot « ils se retirent ne sera pas rasée, les loups ne laisseront « pas de liberté en Italie! » Samnites et Lucaniens, en poussant des cris de joie, sélancent asa suite!. » La guerre est terminée; Mérimée la résume en une forte image. « Le Romain tua le Samnite et tomba, expirant, sur le cadavre du guerrier qu'il venait d’abattre. Ainsi Italie était morte; mais Rome, frappée au cceur, ne devait pas lui survivre longtemps*. » Parfois anecdote, comique ou tragique, éclaire une physionomie ou une époque. L’histoire du jeune homme porté dans une litiére et du bouvier jette un jour cru sur la superstition des Romains; celle de Pompaedius Silon et de Venfant, celle de Pulton arrachant son pére aux Romains font valoir, mieux que de longs discours, lin- flexible caractére des [taliotes; horrible sacrifice dont est victime Q. Mucius Scaevola « peint la férocité des moeurs de cette époque? ». C’est, il faut le dire, cette férocité qui attire Mé- rimée. Dans Vhistoire romaine il choisit une des pé- riodes les plus atroces. Ce gentleman aime la barbarie; traits de cruauté, massacres, supplices s’accumulent sous sa plume‘. Le peintre du xiv’ et du xvi® siécle, de la Jacquerie et de la Saint-Barthélemy, est celui de Marius, de Sylla, de Catilina, avant d’étre celui des Co- saques et des pires aventuriers de la Russie. Reconnais- sons-lui ce gout persistant, sans le déplorer, comme nous reconnaissons que Colomba et Carmen ne sont pas tendres. L’image d’une Rome éclaboussée de sang lui plait®. Mais tant d’horribles spectacles ne l’empéchent 1. Ougr. cité, p. 187. 2. Ibid., p. 201. 3. Ibtd., p. 18, 68, 112, 148. 4. Ibid., p. 145, 148, 191, 192. 198, ou SOfsp. 15: I, ITALIE DANS L’(HUVRE DE MERIMEE 174 pas d’analyser Pame humaine et de la juger. Son livre est plein de fines remarques sur la psychologie des peuples; lorsque Mérimée cherche a expliquer tel événe- ment par les mobiles secrets qui font agir les hommes, par les jeux de !’amour-propre et de la vanité, par les vices, par l’amour-propre des masses qui rend insensible aux malheurs des individus, par l’inconstance, lirréso- lution, la méfiance, Vinjustice ou lambition!, il donne a Vhistoire son véritable sens et sa valeur propre. Alors, sil n’atteint pas la profondeur cynique de Machiavel, ni Péloquente majesté de Montesquicu, il se révéle mora- liste. On retrouve les mémes qualités et les mémes défauts dans la Conjuration de Catilina®. Mérimée n’est plus wéné par le manque de documents, mais il lest par Salluste. Loin de rivaliser avee Vhistorien latin, il prend, a son égard, une attitude nette : « Je voudrais expliquer ce que Salluste a peint avec tant d’art, dit-il. C’est par la eri- tique et la comparaison des auteurs qui ont écrit sur cette époque mémorable, par létude des caractéres et des in- téréts propres aux personnages de ce grand drame, que jespére justifier mes explications ou, si l'on veut, mes conjectures® ». Mais, avant de tenter une explication des événements, il étudie la valeur des témoignages qui s’offrent a lui. Les pages ot il discute les documents dont il use’, ot il 1. Cf., p. 13, 21 (« Les vices d’une société étrangére nous choquent plus que ceux de notre pays, auxquels Vhabitude nous rend comme in- sensibles »), 25, 36, 48, 120 (« ... le malheur rend les hommes mé- fiants et injustes »), 128... 2. Publiée en mars 1844. 3. Etudes sur V Histoire romaine, éd. Calmann-Léyy, p. 225. — Cf. le court récit de Michelet, ouvr. cité, p. 477-481. 4, Ibid., p. 225-234, 172 PROSPER MERIMEE DE 1834 «a 1853 souligne le partialité et inexactitude de Salluste, met en cause la véracité de Cicéron, essaye de prouver l’authen- ticité des derniéres Catilinaires', rejette en partie l’auto- rité de Plutarque qui embellit ses modéles, et l’autorité de Suétone, qui les rapetisse, sont un modeéle de disser- tation érudite. Guidé par esprit d’examen, il n’a rien écrit de plus sir, de plus net ni, en général, de plus juste. Puis, dans le corps du récit, il en vient a Vexplication : expliquer la formation du complot, expliquer la premiere et la seconde Catilinaire, expliquer les sentiments qui ont dicté telle lettre de Catilina, expliquer les différents caractéres dont Cicéron revét son éloquence selon les cir- constances, expliquer les discours de César, la quatrieme Catilinaire, le discours de Caton, expliquer enfin et sur- tout la conduite de Cicéron®, telle est sa préoccupation constante. Or, l’explication entraine la discussion. Méri- mée, avant de parvenir a ce qu il croit étre la vérité, écarte les témoignages suspects et discute les détails comme il vient de discuter les témoignages. Les notes quwil ajoute au texte sont plus instructives que le texte méme;son esprit et sa verve sy déploient avec agrément. Telle note sur le proces de Rabirius, telle explication sur le sacrifice qui prélude au complot de Catilina, sur Vin- jure que Caton lance a la téte de César, sur la sentence de César, etc., sont pleines de bon sens et de finesse®. Mais le modéle du genre, ce sont les pages o8 Méri- mée, discutant la procédure suivie dans cette affaire, prouve, textes en main‘, que le Sénat a outrepassé ses droits, que les formes légales furent violées dans le pro- (lp I y revient p. 355, note 1, et p. 371. 2. Etudes sur (Histoire romaine, p. 296, 317, 323, 328, 323 & 353, 369, 379, 400. 3. Ibid., 282, 289, 384, 395. 4. Ibid., p. 389 a 405, L’ITALIE DANS L’@UVRE DE MERIMEE ie cés et que Cicéron, proclamé sauveur de la patrie, servit en réalité les intéréts de Voligarchie et Pautorité du Sé- nat. « Il fallait a Voligarchie des représailles terribles qui fissent oublier le procés de Rabirius, écrit Mérimée. Trop faible pour s’attaquer a ses ennemis les plus dange- reux, elle chercha d’autres victimes. On niait l’autorité du Sénat; il prouva sa force en suscitant le fantéme d’un danger dont il s’exagéra peut-étre lui-méme la grandeur ; il put se mettre un instant au-dessus des lois!. » Politique lourde de conséquences, politique maladroite et mor- telle! Ainsi la connaissance que Mérimée a du cur hu- main aide a pénétrer les mobiles qui agitent les acteurs de ce drame sanglant; presque a chaque page le moraliste perce. Il ne fait pas tort au peintre qui, d’une part, brosse de larges tableaux, d’autre part dessine d’admirables sil- houettes. La grande séance du Sénat ott Cicéron, César et Caton sont aux prises, est une fresque qui mérite d’étre sauvée de loubli; l’exécution de Lentulus et de ses com- plices a une grandeur tragique d’ou l’émotion n’est pas absente2. Peut-étre Mérimée est-il moins heureux dans la peinture des personnages; une évidente partialité en fa- veur de César, une incompréhension partielle du carac- tere de Cicéron, que Sainte-Beuve releve avee son bon- heur coutumier®, faussent a demi les personnages du premier plan. On souhaiterait que Catilina fut peint plus 1. Etudes sur U'Histoire romaine, p- 403. 2. Ibid., p. 361 et 387. — Cf. également un bon tableau de meeurs, p. 247 (« Les Romains ignoraient... »), et la scéne des ides de no- vembre, p. 316. 3. Art. exté, p. 3st, note Dl: « En général {[Mérimée] s’entend mieux dans un caractére a faire la part des intéréts et des passions que celle des idées proprement dites. I] est aussi une certaine atmosphére in- tellectuelle, soit pour les sociétés, soit pour les individus; notre auteur en tient trop peu de compte el, dans les traits précis ot il est maitre, il s’en passe volontiers. » 174 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 vigoureusement. Mais les personnages du second plan, Caton, C. Pison, Crassus, le groupe des conjurés, Sura et Lentulus en téte, la foule anonyme des sénateurs, d’ou se détachent un Vareuntéius et un C. Céthégus, ont du relief!. A les vou s’agiter désespérément on songe a quelque drame de Shakespeare, a Jules César par exemple ; toutefois Mérimée ett été le premier a dire quelle énorme distance le sépare du maitre. a ee Or, précisément, que devient J. César, dont Mérimée amorce ainsi histoire? La trilogie, hélas! reste inache- vée®. Dans la Conjuration de Catilina Mérimée a esquissé un portrait de César, protesté avec indignation contre la caricature que Suétone, « ame basse et méchante », a faite de son héros®, et réhabilité celui-ci en dépassant la mesure. Un portrait complaisamment flatté, un éloge de la douceur relative du dictateur, une longue analyse du discours un peu baroque que Salluste lui préte au Sénat*, telle est la part du lion. D’ailleurs Mérimée ne cache pas les défauts de son modeéle : César criblé de dettes, dé- bauché, suspect d’athéisme, mélant l’amour a la politique, lui plait ainsi’. En 1838 ne le traitait-il pas déja de « dréle »&? Comme ce « dréle » lui convient! En 1850, remplacant Sainte-Beuve au feuilleton du Constitutionnel, il analyse un fragment de Nicolas de Damas sur la Vie de 1. Ouvr. cité, p. 256. 2. Cf. lettre de Béranger & Mérimée, 12 mai 1841 (Chambon, Lettres inédites, p. LXXXtv, note 2). « Vraiment, c’est bien savant pour moi et jadmire la profondeur et la patience de votre érudition... Le tout me fait bien augurer pour yotre César. » oe (ane p- 232. 4, Ibid., p. 262, 285, note 1, 363-369. — Cf. Michelet, ouvr. cité, p. 469-471 (« César, Vhomme de Vhumanité ») et p. 5389. — Filon, Wé- rimée et ses amis, p. 142. 5. P. 287, 384. Cf. Michelet, ouvr. cité, p- 470, 539. 6. Lettres & Requien, 25 octobre 1838, art. cité, p. 246. L°ITALIE DANS L’>(2UVRE DE MERIMEE 475 César-Auguste et prend plaisir 4 démontrer, avec sa mé- thode ordinaire, combien lobscur chroniqueur est plus véridique que cette « mauvatise langue » de Plutarque, auquel il prodigue des pointes. A la tragédie classique, savamment ordonnée par l’historien grec, il préfére le drame bourgeois auquel Nicolas de Damas le fait assis- ter; et lui qui vient d’étre témoin dune révolution eroit pouvoir reconstituer l’émeute dont Rome est soulevée le one en réa- jour ou César est assassiné; le tableau y gag lisme?, Deux ans plus tard, Mérimée analyse le livre de Charles Mérivale, A History of the Romans under the Empire®, et, apres avoir réfuté certaines assertions géné- rales de Vauteur, il s’attarde a César, félicite Mérivale davoir rendu en partie justice a son héros, rappelle le mot de Royer-Collard qui traitait César d’ homme comme il faut, raconte sa jeunesse, s étonne de l’ascendant extra- ordinaire qu'il exerce, admire en lui le chef et l’amou- reux, le défend contre Niebuhr et contre Suétone, loue ses qualités de capitaine et d’administrateur, accable Pompée, son rival*. Ce qui le séduit de plus en plus, e’est le cOté romanesque de son caractere et ses faiblesses d’amoureux. — « Oserai-je le dire? c’est par ses faiblesses étrangeres a ses contemporains que César me semble si supérieur a son temps et a son pays », avoue-t-il>. Aussi Paventure « romantique » de César et de Cléopatre le ra- 1, Vie de César-Auguste, fragment de Nicolas de Damas. Le Constitu- tionnel, 25 noyembre 1850 (cf. Mélanges historiques et littéraires, p. 361, 366-367). 2, Ibid., p. 368 : « Remarquez que le bourgeois se place toujours a son aise pour observer les révolutions, sur les torts, dans les vestibules ; on dirait aujourd’hui : derriére les persiennes et les jalousies. » 3, Revue contemporaine, 15 juillet 1852, t. II, p. 377-39% (cf. Mélanges historiques..., p. 267). 4, Mélanges historiques..,, p. 276-277, 281-291. — Cf. Filon, ower. cité, p. 143. 5, Ibid., p. 294. 176 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 vit; ce rude capitaine qui, a cinquante-trois ans, s aban- donne a une tendresse féminine, lui parait, par cela méme, supérieur aux Romains!. Quant a Vassassinat de César, il fut un acte de lacheté : César paya pour ses vertus®. La séduisante figure ne cesse de hanter Mérimée; a maintes reprises il revient a elle, ajoute une touche au portrait; voici amateur distingué, Vesprit positif, homme qui préfére a la vertu les aventures galantes, etc.3... A ces multiples raisons de sympathie s’ajoute une reconnaissance personnelle : comment Mérimée ne gré au dictateur de lut ouvrir les portes de V Académie francaise, comme il avait su gré a Sylla de saurait-il pas lui avoir ouvert, le L8 novembre 1843, celles de | Acadé- mie des Inscriptions et Belles-Lettres*? On vote le 14 mars 1844; or, « le 14 correspond aux ides de mars, jour de la mort de mon héros, feu César. Cela est ominous, n’est-ce pas? » écrit Mérimée a Jenny Dacquin®. Aussi est-il élu, au septiéme tour, sous le signe de César, qui conjugue Mars et Vénus. Mais César aurait-il une cruelle revanche? Béranger, a qui la lecture de Essai sur la Guerre sociale donne Vhor- Ib ee historiques..., p. 293, — Cf. également Lettres & une In- connue, os p- 78. — Une pend inédite, p. 101 et 300. 2: te p. 295. 3. Cf. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1848, p. 644. — Mélanges historiques..., p. 115. — Des pias de Cart & Vindustrie & UExpo- sition de Londres, 11 juin 1862 (Paris, Chaix, t. VI, p. 253). — Lettres a une Inconnue, t. 1, p. 78, 152; t. II, p. 202. — Journal des Savanis, septembre 1865, juillet 1866 (Histoire de Jules César par Napoléon II). — Moniteur universel, septembre 1867 ( Victoria’) et 17 juin 1867 (Com- mentaires de César). — Une correspondance inédite, p-. 101, 107, 300. — Chambon, Lettres inédites, p. 26-27. 4, Lettres & une Inconnue (t. I, p. 112, 134, 148, 152, 208, 233-234) ; aux Lenormant (art. cité, p. 435-436); a Stapfer (Débats : En UVhonneur » p. 30). — Une correspondance inédite, p. 265, — Cf. Filon, Méri- mée et ses amis, p. 145. — Chambon, Lettres inédites, p. Xxv et 3. — Notes..., p. 183-195. 5. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 152. — Filon, ouvr. cite, p. 146. LITALIE DANS L’G@UVRE DE MERIMEE “WET reur des Romains, qu il traite de « gredins », de « porte- faix », de « canailles brutales et féroces », écrit avee in- quiétude & son amt. « Si vous alliez, au milieu de tout ce fatras historique, oublier les Clara Gasul et les Chro- niques, les romans et les nouvelles! Ne faites pas pareille folie!! ... » C’est a craindre, hélas! car histoire et ’érudition accaparent déja le nouvelliste. Kcoutez-le dis- serter, avec quelle science aimable! sur des inscriptions découvertes 4 Baena®, sur Vexpression Signa [nferre®, sur une statue d’Hercule‘, sur PA nseignement des Beaux- Arts a Paris et A Rome’, ete.... On s’étonne, on s’émer- veille, on s’effraye de tant de science jointe a tant de conscience. Mais tel il est, pour des raisons que nous sai- sirons bientot, tel il faut le voir, cachant sous le masque antique des ambitions, des réves et des souffrances, et mélant aux ombres de Colomba et de Carmen les fan- tomes de Lucréce Borgia, de Catilina et de César. 1, Chambon, Lettres inédites, p. LXxxxiy, note 2. — Le peuple romain est un « horrible peuple », indigne de Padmiration « des petits enfants et des vieux imbéciles », César, « un assez vilain monsieur ». 2. Revue archéologique, juin 1844, t. I, p. 176. 3. Ibid., mai 1845, p. 86. — Cf. article du 17 juin 1867 sur les Com- mentatres de César. L’explication est ingénicuse, 4, Ibid., mars 1847, p. 798-804. 5, Revue des Deux Mondes, 15 mai 1848 (t. XXII, p. 634-645). Cf. Me- langes historiques..., p. 321. ND b 11 L CHAPITRE XIII LA GRECE ET L’ORIENT Des le mois de mai 1841, Mérimée réve a l’Orient. En juillet et en aout son réve se précise; il communique ses projets a M™* de Montijo, a E. Grasset, aux Lenor- mant, a Morati, a Jenny Dacquin, a Vogin!... Le 18 aout il part de Marseille® pour rejoindre & Naples Lenormant et De Witte, chargés de missions olflicielles, J.-J. Ampére, victime de son insatiable curiosité’. Il traverse I’Italie, s'arréte quelques heures 4 Génes, arrive a Naples le 30 aout, y demeure six jours, heureux de retrouver l’hé- tel de la Victoire, le numismate Sant-Angelo et l’anti- quaire Bonucei, qui le conduit aux ruines de Pompéi‘. Le 5 septembre Lenormant, De Witte, Ampére et lui s’embarquent pour Malte, ot ils relachent le 7 et visitent les antiquités phéniciennes. Au passage ils ont entrevu Messine, Catane et l’Etna. Le 8, ils traversent |’Adria- 1, Lettres & une Inconnue, t. I, p. 50; a Montijo, 29 mai 1841; a Gras- set, 12 juin 1841; & Lenormant, 27 juillet 1841 (Chambon, Notes..., p. 154-156, 158-159, et Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 431); & Mo- rati, s. d. (Revue de la Corse, septembre-octobre 1925, p. 147); a Vo- gin, 24 aotit 1841 (inédite. Chantilly, fonds S, de Lovenjoul, B, 395). 2. Lettres aux Lenormant, 12 aot 1841 (art. cité, p. 431). — Cham- bon, Notes..., p. 159. 3. Tous trois s’étaient embarqués le 1°" aott a Marseille (cf. lettre a Grasset, 12 juin 1841. — Tourneux, Mérimée en Orient (Nouvelle Revue, t. XVIII, p. 237). — De Witte, Notice sur Lenormant. Bruxelles, 1887, in-12, p. 37-40). 4, Lenormant, Deuxiéme voyage en Greéce (Beaux-Arts et voyages. Pa- ris, Lévy, 2 vol. in-8°, 1861, t. II, p. 269, note 1, 274, 277-278). — Tour- neux, art. cité, p. 239. 180 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 tique, longent les cétes de la Morée, apercoivent le Tay- gete, doublent le cap Ténare, Vile de Cytheére, le cap Malee, relachent le 11 4 Syra. Le 12 ils débarquent a Athénes, y séjournent un mois environ, partageant leurs loisirs entre Athénes, ot ils fréquentent assidtiment M. et M™ Lagrené, et Delphes, Lamia, les Thermopyles, Chaleis'... Telles sont les deux premieres étapes du voyage : du 18 au 30 aot Mérimée aecomplit seul le tra- jet de Marseille & Naples; du 30 aott au LO octobre, il visite avec ses compagnons Naples, Malte, l’Attique, et pousse, semble-t-il, jusqu’en Roumélie?. Le 10 octobre, il quitte Lenormant et De Witte, qui restent & Athénes, et il s’embarque avec Ampere pour VAsie Mineure ot il veut étudier l’architecture 10- nique*. Tous deux visitent Smyrne, Ephése, Magnésie du Méandre, Sardes, Tyrée, le tombeau de Tantale, ete... Ils reviennent & Smyrne, ot ils retrouvent leurs deux compagnons*. Tous les quatre partent le 27 octobre pour Constantinople. Du 28 octobre au 13 novembre, ils visitent Constantinople, Scutari, |’ Hebdomon, les rives du Bosphore jusqu’a Boujoukdére®. L’Asie Mineure, Constantinople, telles sont les deux autres étapes du 1. Cf. Lenormant, ougr. cité, p. 280-282, 296, 307, 318. — Sur les La- grené, [bid., p. 287, 290-291, 310. — Sur Vaccident de Lenormant a La- mia, /bid., p. 317; lettre de Mérimée & Lagrené, 3 octobre 1841 (Cham- bon, Notes..., p. 160-161). — Sur les excursions a Delphes, a Chalcis, aux Thermopyles... ef. Chambon, /bid., p. 160; Carmen, p- 23; Lettres & une Inconnue, t. I, p. 69; & Gobineau (Reoue des Deux Mondes, 1° no- vembre 1902, p. 44). — Sur le voyage en général, cf. Chambon, ouer. eité, p. 150-164. — Filon, Mérimée et ses amis, p. 129-136, 2. « Je pars aujourd’hui d@’Athénes pour aller faire une excursion de quelques jours en Roumélie. » (Lettre & Grasset, s. d. Inédite.) 3. Lenormant, ouver. cite, p. 320-321. — Lettre a Grasset, s. d. (Iné- dite). 4. Cl. J.-J. Ampere, Une course dans lAsie Mineure (la Gréce, Rome et Dante. Paris, Didier, in-12, 1859), p. 352-388. Il est question de Mé- rimée p. 352, 353, 360, 369, 379, 386, 387, 388. — Lenormant, oupr. cité, p- 328, 337, 340. — De Witte, ougr. cité, p. 39. 5. Cf. Lenormant, ours. cité, p. 338 a 366. LA GRECE ET L’ORIENT 184 voyage. Mérimée accomplit l’une avee Ampére, l’autre avec Lenormant, mais il leur fausse souvent compagnie. Le 13 novembre Lenormant s’embarque sur le Véloce; il est le 22 en rade de Marseille'!. Mérimée, Ampére et De Witte reviennent avec plus de lenteur?; ils subissent une quarantaine dans le lazaret de Malte, ot ils se consolent en écrivant de longues lettres et en commentant Rabe- lais*. Ils font ensuite un crochet par l’Italie, s’arrétent a Rome et a Civita-Vecchia, ot ils sont le 21 décembre’. En janvier 1842 Mérimée reprend ses habitudes pari- siennes?. Ainsi Mérimée est resté en Gréce et en Orient quatre mois a peine; mais il n’a pas perdu son temps. C’est, en effet, entre le 5 septembre et le 13 novembre, déduction faite des traversées, qu il visite une partie de la Gréce, de l’Asie Mineure et de la Turquie. Soixante-dix jours environ lui suffisent pour cette formidable randonnée ; voyageur intelligent et consciencieux, il limite son champ d'études, fixe sa curiosité sur Athénes, Smyrne, Constan- tinople et les environs de chacune de ces villes. L’At- tique, la Magnésie, le Bosphore, voila les pays quwil vi- site afond. Naples, Malte, Rome dessinent leurs silhouettes dans la brume des lointains. Le récit du deuxieéme voyage en Gréce de Lenormant, la relation de J.-J. Ampére intitulée Une course dans V’Asie Mineure, la lettre que Mérimée adresse, le 1°" dé- 1. Cf. Lenormant, ower. cité, p. 374. — De Witte, ouer, cité, p. 40. 2. Mérimée prétend étre resté un mois a Constantinople (Lettres a une autre Inconnue, t. 1, p. 118). La date exacte de son retour reste in- certaine. Il avait eu lintention de revenir par la mer Noire, Vienne, le Danube, la Valachie et la Hongrie (lettre inédite & Grasset, s. d.), 3. Cf. Chambon, Nofes..., p. 163-164 et 566. 4. Cf. Ibid., p. 162-164. — Pilon, Mérimée et ses amis, p. 136. 5. Cf. Tourneux, art. cité (Nouvelle Revue, p. 246). 182 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 cembre 1841, du lazaret de Malte a De Saulcy! per- mettent de suivre les voyageurs®. Plus franche, plus ra- pide que les récits de Lenormant et d’Ampere, cette lettre a une vivacité qui confine a la désinvolture, un ton gouailleur ot! Pironie perce, une allure familiére, parfois cynique. Les jeux de mots, les plaisanteries, les anecdotes grivoises abondent. Mérimée semble ne rien prendre au sérieux et ne vouloir saisir que le cdté comique des étres et des choses. Une foule de détails réalistes accuse son penchant a la caricature. Des quatre voyageurs, il est le moins sérieux : il se moque du baragouin grec qu il jar- gonne®; sa présentation au roi est une comédie, presque une farce : le roi ne le prend-il pas pour un professeur de littérature francaise et pour un législateur? A Athénes il s’en donne « a gogo » de ruines, a Eleusis il attrape une colique en large trés soignée, a Delphes le site lui parait « un peu chouette », aux Thermopyles i] mange des cwufs durs pres de l’endroit « ot Léonidas a été mangé des asticots », et il prend un bain pour noyer ses puces et ses poux*. Quand il décrit le costume dont il s’accoutre en Asie Mineure, c’est avec le dessein de faire rire : « Sabre au coté..., pistolets a la ceinture... », il se donne l’air du roi des montagnes”: son passeport, of on lui accorde « des cheveux de tourterelle et des yeux de hion® », Vamuse. I] se rassasie, 8 Smyrne, de couleur lo- cale, c’est-a-dire « de chameaux, de café sans sucre, @Albanais, de femmes voilées et de narguileh? ». Il lui 1. Cf. Lenormant, Beaur-Arts et voyages, t. Il, p. 269. — Ampére, ouvr, cité, p. 352. — Nouvelle Revue, art. cite. 2. On peut y ajouter la brochure de De Witte. 3. Lettre w De Saulcy, art. cité, p. 289. 4. Ibid., p. 239-240. 5. Ibid., p. 240, et Lettres & une Inconnue, t. I, p. 50. — Cf. sa cari- cature par Longpérier (Trahard, /a Jeunesse de P. Mérimée, t. TH p. 364). ) 6. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 51. 7. Lettre & De Saulcy, p- 240. LA GRECE ET L’ORIENT 183 plait de nous faire savoir que des moustiques, « gros comme des hirondelles », l’obligent a se gratter; que les farouches Tartares tremblent, en le voyant venir, pour la vertu de leurs femmes; que, devant une nombreuse assis- tance, il 6te sa culotte pour secouer ses puces!... Il se vante de traverser le Tmolus sans carte ni guide®. Arrivés a Tyré, « nous n’y tirdmes rien du tout, dit-il; cependant ce ne fut pas faute d’envie® », et il est aussi fier de son jeu de mots que de sa vantardise. I] caricature au passage la bourgeoise qui lui apporte les pipes et le café, et le pacha de Smyrne « qui a une redingote comme vous et moi! ». Son ironie s’exerce aux dépens de la presse européenne, de leur escorte qui, dit-il, « nous fut tres utile, car nous la précédions toujours d’une lieue », des maisons de Sardes, qui « sont au nombre d'une? ». I] compare l’Acropole de Sardes a « un immense paté de foie gras dont la croute a été entamée dans un déjeuner de sous-lieutenants® ». Attaqué par des chiens turco- mans, il est heureux de jouer sur les mots. « Nous fail- limes éprouver un grand mal de dents », déclare-t-il’. Quant a Constantinople, il ne saurait dire la désillusion quelle lui a causée; tout y est mystification : la proces- sion de Bairam « ressemble a Robert le Diable joué a Car- pentras », et Mérimée en fait une description qui est une pochade8’. Le sultan est un homme surmené par son ha- 1. Lettre & De Saulcy, p. 241-242. Il aime a souligner sa vertu (p. 243) et a se plaindre des insectes parasites. (Lettres & une Inconnue, t. I, p. 47-48, 51, 191. — Lettre a De Witte. Cf. Chambon, Notes..., p. 238.) 2. (bid. Ce qui est faux (cf. Ampere, art. cité, p. 382-383). — Sur l’ex- cursion dans le Tmolus, cf. De Vorigine des Albanais (Revue contempo- raine, 31 décembre 1854, p. 228); Mérimée y parle des gendarmes qui les escortaient. — Lettres & une Inconnue, t. I, p. 50, 277. 3. Ibid., p. 242. . Ibid., p. 242. . Ibid., p. 242-243. . Ibid., p. 244. . Ibid., p 244. Tbid., p. 245. — Cf, Lettres & une Inconnue, t. I, p. 50, CIP HM. 184 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 rem, et Hafiz-Pacha un homme mal élevé, qui se peigne la barbe avec une fourchette!..., ete... Tel est le récit de Mérimée;.lécrivain, qui est en verve, le prolongerait eaieiens: mais 11 dira le reste a Paris, inter pocula®. Ce sont, en effet, propos de table épicés a souhait?, et l'on aurait du voyage de Mérimée une idée peu exacte si l’on s’en tenail aux termes de cette lettre. Mérimée cherche a amuser son ancien compagnon de Treéves, force la note, prend des attitudes osées; tant Vivonique familiarité, de comparaisons irréverencieuses, de jeux de mots douteux, d’anecdotes comiques trahissent le parti pris de cet incorrigible railleur qui ne veut étre dupe de rien ni de personne. Ainsi Mérimée déforme les choses, a son insu. Sans doute, il est un Joyeux compa- genon de route, et nul ne lui en fail aceroire. Mats ne soyons pas dupes a notre tour; le voyageur, chez lui, a un autre visage, sérieux et, au besoin, sévere. Quand on lit les nombreux articles quail a publiés entre 1840 et 1870, quand on feuillette sa volumineuse cori respondance, on le surprend aux confidences; les souvenirs lui re- viennent et il nous les livre, un peu refroidis, mais ren- dus plus nets par la distance : telle est sa maniére. Un livre sur la sculpture grecque lui rappelle le Parthénon, une étude sur les Albanais fait revivre pour lui son es- corte du Tmolus; un recueil de poésies populaires ré- veille Pécho lointain des vieilles chansons « klephtiques » : voict done une description, une aventure, une silhouette. Ainsi, peua peu, le voyage ressuscite ; on est surpris de dé- couvrir un Mérimée inconnu, ou peu connu, on se laisse prendre au charme discret, a l’émotion sincere de pages 1. Letire a De Saulcy, p. 24€ Tbid., p- 246. Crest déja kk Pune we a 3. 1 maniére d’E. About qui, en 1852, peindra la Gréce facon aussi prosaique et lui enlévera spirituellement son au- réole, LA GRECE ET L’ORIENT 185 P x ‘ admirables quil convient de confronter avec celles de Lenormant et d’Ampeére!, Les quatre amis ne partent pas ala légere; humanistes fervents, ils emportent la Description de la Grece par Pausanias, Strabon, Hérodote, peut-étre Platon®, et ils consultent ces livres sur place. Dés le mois de juin, Mé- rimée s’est « remis au grec moderne ...; il le pioche fort et ferme?... », malgré les diflicultés que présentent les nombreux dialectes; et de méme quwil parlait fort mal Vallemand a Tréves, de méme il s’essaye au erec moderne a Athénes. Enfin les voyageurs nont pas oublié le grand livre qui vient, apres V/tineraire de Paris a Jérusalem, de révéler ?Orient aux Frangais; ils ont dans leurs ba- gages l’admirable Voyage en Orient de Lamartine, alors 1. Principaux articles 4 consulter : Portraits historiques..., ). 284-285 (notice sur Lenormant); p. 151-152 (notice sur Ampére). — Mélanges historiques..., p. 112, 363. — De la peinture murale (Revue générale de Carchitecture..., septembre-octobre 1851). — Architecture et sculpture peintes au palais de Sydenham (Moniteur universel, 2 septembre 1854). — Contes et poémes de la Gréce moderne, par Marino Vreto (janvier 1855). Préface. — De Vorigine des Albanats (Revue contemporaine, 31 dé- cembre 1854), — Voyage autour de la mer Morte, par De Saulcy (Moni- teur universel, 31 aott 1853). — Voyage aua villes maudites, par &. De- lessert (Ibid., 9 janvier 1853). — Monuments helléniques (Revue générale de larchitecture..., novembre 1842). — Instructions données a M. Anger (Mémoires de (Institut, t. XVI, 8 février 1850). — Les marbres d’Hali- carnasse (Gazette des Beaux-Arts, 15 juillet 1859), etc..., et toute la cor- respondance. — Dans le Bulletin du Bibliophile (1° avril 1926, p. 178), M. Vandérem signale que la couverture de l’édition originale belge de Coloméa (Bruxelles, Hauman, 1840) annonce un Voyage dans (Orient pav Mérimée (?). Le livre n’a jamais paru. 2. Cf. Lenormant, ower. cité, p. 281, 294. — Ampére, art. cité, p. 367. — Mérimée, lettres a De Sauley; Lenormant, 15 juillet 1852 (Revue de Paris, 15 noyembre 1895, p. 440); De Witte, 27 décembre 1850 (Cham- bon, Notes..., p. 365). 3. Lettre 4 Grasset, 12 juin 1841 (Chambon, Notes..., p. 154-155), — Peut-étre essaye-t-il aussi d’apprendre Varabe (Lettres & une Inconnue, te Ip. 131): 186 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 dans tout l’éclat de sa fraicheur. Mais qu’ils lisent La- martine, Hérodote ou Pausanias, c'est avec une arriére- pensée de contrdle et d’examen critique. Nul ne croit sur parole ou n’admire sur commande. « Au cap Malée, dit Lenormant, on tenait le Voyage de M. de Lamartine et on comparait lewvactitude de sa description poétique d’un ermitage qui surmonte ce cap avec le pauvre petit ermi- tage lui-méme. Tout le monde, et il y avait des juges de toutes les nations, trouvait beaucoup d’imagination a M. de Lamartine!. » Mérimée, le premier, juge sans doute que Lamartine exagere ; la vérité de la poésie échappe en effet A qui se montre soucieux de la vérité tout court. Mais ce gout du réel est tempéré par un classicisme qui permet a Mérimée de jouir avec mesure de la nature et des arts. Mérimée est sensible a la pureté de lair en Gréce, aux lignes onduleuses des montagnes du Pélopo- nése et de l’Attique, aux teintes violettes d'un coucher de soleil sur le golfe de Lépante, et ces teintes lui font com- prendre qu Homere est un grand peintre®. En Asie Mi- neure, il aime se reposer « 4 l’ombre de beaux platanes, aupres d’une petite fontaine avec une tasse attachée par une chaine de fer? ». La route de Sardes a Berghir dé- roule un « panorama sublime »; a E phese les grottes for- midables du mont Préon, les ruines grandioses de la ville ot roule le tonnerre sont dignes de l’Apocalypse et de Dante‘. Mais que pourrait-on comparer au Tmolus®? Mérimée, dont les yeux d’oecidental sont habitués « aux tons indécis et vaporeux », admire les effets inattendus de la lumiére, et les vives couleurs que les Tures font 1. Ouvr, cité, p. 282. 2. De la peinture murale, ouvr. cité, col. 259-260, — Lettres & une In- connue, t. I, p 69. 3. Une correspondance inédite, p: 135. I ay orks A 5 r ee 4. Ampere, ouvr. cité, p 360, 379. — Une corresvondance inédite, p: 92. 5. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 276-277. LA GRECE ET L’ORIENT {87 passer du ciel dans leurs étoffes et dans leurs tapis le sé- duisent!... Toutefois, comme en Corse, la nature humaine l’attire plus que la nature. Or, quelle magnifique école d’urba- nité que la Gréce! « Ce qui me frappe surtout, c’est la faculté civilisable des Grees », déclare Mérimée a Gras- set?. Et quelle magnifique école de mcurs que Orient?! Langue, habitudes, coutumes, facons de vivre, tout ex- eite la curiosité du voyageur. A Athénes « les plus pe- tits détails » Vintéressent‘; voici la silhouette du bey Petro Mavromichalis, qu il fréquente, les portraits des agoyates voleurs ou des guides tures et albanais, du sultan « en bottes vernies et redingote noire? ». Hélas! lui, si féminin, n’a pu voir les femmes turques : avec quel plaisir il eit soulevé leurs voiles! Mais non..., a peine a-t-il entrevu la gorge de la mére du sultan®! « Apres avoir passé un mois a Constantinople et avoir admire cent mille yeux presque autant maquillés que ceux qui font lornement du bois de Boulogne, je suis parti sans savoir comment un nez de Turquesse est fait’ », écrit-il avec regret. Le harem, les danses des « natives », les femmes dans les bains maures’, autant de spectacles 1. Peintures murales & Londres (Revue des Deux Mondes, tembre 1864, p. 254). — De la peinture murale, ower. cité, col. 2. Lettre inédite, s. d. 3. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 130, 141. 4. Athénes auaw NV*, XVI* et XVIT° siécles (Moniteur...,2 avril 1855, p. 365). 1** sep- 270. 5. Contes et poémes de la Gréce moderne, ouvr. cité, p. 12. — Por- traits historiques..., p. 285. — De Vorigine des Albanais, ouvr. cite, p. 228. — Cf. Filon, Mérimée et ses amis, p. 133 (noms des guides). — Lettres & une Inconnue, t. I, p. 79, 277; a Gobineau, 4 décembre 1864 (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1902, p. 751-752 (traits de moceurs). 6. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 55; t. I, p. 120. — Lettres a Pa- nizzt, t. II, p. 387-388. 7. Lettres & une autre Inconnue, p, 118-119. 8. Lettres & une Inconnue, p. 119 a 126, 135. — Sur une dispute entre Mérimée et des Juifs, cf. Lenormant, ougr. cité, p. 363. — Sur cette af- faire de meeurs, cf. lettre &4 Gobineau, 4 décembre 1864. 188 PROSPER MERIMEE DE 1834 4 1853 qui lui ont échappé! La Gréce ne lui est pas plus favo- rable. « La seule faute que je trouve a ce pays-ci, dit-l, c’est sa vertu. Elle est telle que nous en sortirons sans doute vierges et martyrs. » N’a-t-il pas dui se contenter Vune indigéne « crasseuse, pouilleuse et puante! »? En revanche, il s’amuse aux détails de cuisine, apprée- cie les entrailles que les pallikares font réotir sur des bro- chettes de bois de lentisque parfumé?. Hl aime les khans ot il s’arréte sur les routes d’Asie, les gites composés d’un divan couvert de tapis perses et de coussins, les planches mal rabotées ot il dort’. Il mange avec les Grecs, par terre, jambes croisées, ou avec les Tures qui lui font « commencer le repas par une tasse de café » et lui donnent « des confitures et de la salade de poireaux au premier service ». « Je trouvai leur diner fort bon », avoue-t-il4, Si le diner Jui semble bon, il se méfie des vins et il n’a pas confiance dans le gout des palais orientaux. « Mon postillon ture m’a bu une bouteille d’eau de Co- logne, dit-il, et l’a trouvée tres bonne?. » Ainsi, grace a Vimperceptibles détails, il saisit les deux caractéres es- sentiels de la vie orientale, la grandeur et la bouffon- nerie. « Il y a... toujours quelque chose de bouffon dans les Orientaux, comme dans certaines bétes étranges et pompeuses que nous voyions autrefois au Jardin des Plantes. » Telle est son impression, et il ajoute : « De- camps a fort bien saisi cette apparence bouffonne, mais il n’a pas rendu le cdté tres grand et tres beau’. » he * * De cette grandeur méconnue, selon lui, par le peintre, . Lettre inédite a Grasset, s. d. . Lettres & une Inconnue, t. I, p. 79. Hwy . Cf. Chambon, Notes.,., p- 308 et 436, — Lettres a une Inconnue, p- 255-256; = a Lenormant, 15 juillet 1852, art. cité, p: 440-441, . Moniteur universel, 31 aodt 1853. — Chambon, Notes..., p-. 289 b. Lettre 4 Grasset (Chambon, Notes..., p. 360). ). Lettres a une Inconnue, t. II, pe Lise 1 > LA GRECE ET L?ORIENT 189 nait Pémotion. Mérimée s’émeut plus qu'il ne l’avoue devant les étres et au spectacle des choses. Lorsque les voyageurs visitent la cathédrale de Syra, ils croisent le convoi funébre d’un enfant. « Notez ce point, dit Leno mant, que mon compagnon Mérimée, le dur @ cuire, s'est mis a fondre en larmes, ce qui ne m’a pas médiocrement étonné!. » Aux Thermopyles, Mérimée vérifie avee une surprise émue l’exactitude du récit d’ Hérodote. « Cet Hé- rodote, écrit-l a Gobineau, n’était pas un blagueur comme yos journalistes grecs d’aujourd’hui. J’ai lu au- prés des Thermopyles, 4 Molo, sa description de l’affaire, si parfaitement claire que, sans guide, jal trouvé tout de suite le sentier par ott les Immortels tournérent Léonidas, et jentendais en marchant craquer sous mes picds les feuilles de chéne-vert dont le bruit annonga l’approche des Perses?... » Sentimentalement il cueille dans le dé- filé célebre une petite fleur pour Jenny Dacquin, de méme qu Ampére envoie & Chateaubriand une branche de laurier?. Mais les émotions les plus pures lui viennent de lart antique. Ni en Asie Mineure, ni en Grece, Mérimée n’ou- blie son métier d’archéologue *, et que, si Chateaubriand et Lamartine l’ont précédé en poetes, Lenormant, Didron, le comte de Sainte-Aldegonde, ete..., Pont précédé en antiquaires. I! prend done des « notes de voyage” », des- sine, fait des croquis, reléve des inscriptions, explore les monuments, les ruines, les tombeaux, tes dolmens’®... 1. Ouvr, cité, p. 284. 2. Lettre du 28 septembre 1867 (Revue des Deux Mondes, 1° no- a vembre 1902, p. 46), — Cf. Mélanges historiques..., p. 166-167. — Por- traits historiques..., p. 285. ~— Une correspondance inédite, p. 253. 3. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 48, 84. — Tourneux, art. cité, p. 237. 4. Daprés Tourneux, le voyage de Mérimée serait intéressé ; il pré- parerait sa candidature a Académie frangaise (art. cite, p. 236). 5. L’expression est dans larticle sur les Monuments helléniques de no- yembre 1842 (Revue générale de larchitecture..., t. WI, p. 483). 6. Dolmens de Syra, Acropole dAthénes, monument sur la route 190 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 « Grand amateur et vrai connaisseur en fait d’architec- ture hellénique », il souligne, a Ephese, « le singulier caractere de cette architecture, ala fois coquette et bar- bare, qui semble l’@uvre d’un artiste grec travaillant pour un Romain!. » Devant le temple d’Artémis Leuco- phriné, 4 Magnésie, Ampére et lui discutent un passage de Strabon?. A Sardes, devant les ruines du temple de Cybéle, Mérimée donne a Ampére une lecon de gout, lui fait remarquer « les plus fines beautés de l’architecture grecque dont il a un sentiment exquis », lui indique ene de la perfection des ornements I’alter- 8 nance des surfaces planes considérables et de saillies trés «comme un si vives et trés minces, ou de saillies développées et de plans peu étendus® ». Peu importent les détails; Méri- mée pénetre le génie grec; a défaut du témoignage d’Am- pére, nous en aurions une preuve dans l’admirable page que voici: « Les premiers monuments d’architecture grecque que j’aie examinés furent les temples de Pces- tum. La majestueuse simplicité du style dorique, que javais admirée dans le temple de Neptune, était encore toute présente a mon souvenir, lorsque, a peine débarqué sur le sol de l’Attique, je visitai le temple de Thésée. C’est, comme on sait, le premier monument quis offre au voyageur parti du Pirée pour chercher son logement a Athénes. La matinée était belle: la vue des montagnes de PAttique et du Péloponése me ravissait, et jamais, je dArachora (& un mille de Delphes), nécropole et temples de Smyrne, temple de Diane & Magnésie, inscription et aquedue sur la route d’Ephése, inscriptions et dessins sur la route de Sardes a Berghir et dans le Tmolus. Ces dessins illustrent Vimportant article qu'il publie en novembre 1842 (Revue générale de larchitecture..., t. I, p. 481-484). Cf. lettre ’ Letronne, 9 avril 1843 (Chambon, Lettres inédites, p. Lvu, n. 1). — Lenormant, ouvr. cité, p. 307. — Ampére, oupr. cité, p- 369, 376, 386-387. 1. Ampére, ouvr. cite, p. 352, 360. 2. Ibid., p. 366. 3. Ibid., p. 387. LA GRECE ET LORIENT 191 pense, je ne métais trouvé dans une disposition plus fa- vorable a l’admiration, Cependant, je l'avoue, la vue de ces colonnes de marbre blanc me déconcerta, et je re- grettais l’aspect grandiose et les profils sévéres du do- rique de Pastum. Le soleil brillait dans un ciel sans nuages, la terre était blanche et semblable a de la cendre; tout étincelait & mes yeux, tout m’éblouissait. Sous l’atmosphére séche et transparente de l’Attique, la perspective aérienne est tout autre que dans nos climats du Nord. Qu’on se figure des colonnes, des murailles un blane de lait resplendissant de lumiére. Le cété de ces colonnes qui reflétait le soleil semblait adhérer au mur de la ced/a, éclairé tout aussi vivement; et il m’était impossible de voir ta ce//a & un autre plan que les co- lonnes du portique qui l’entoure. Quant aux chapiteaux, ils réfléchissaient les rayons du soleil comme s’ils eussent été de porcelaine, et je cherchais vainement a en distin- guer le galbe. Leur apparence était pour moi celle d’une portion de cone tronque. fl me fallut plusieurs jours pour m’accoutumer ace marbre blane et a la lumiére qui Vinonde. Plus tard, et déja un peu familiarisé avee une nature si nouvelle pour un habitant du Nord, je me de- mandai si je voyais le temple de Thésée tel que l’avaient vu, tel que l’avaient orné ces Athéniens d'un gout si dé- licat en matiére darts. L’effet désagréable qui me sur- prenait avait-il existé pour eux comme pour moi? Je ne pouyais admettre qu'un architecte gree se fit complu a tracer le profil d'un chapiteau pour que ce profil devint inappréciable au soleil de son pays, ni quil ett élevé un portique pour qu’a petite distance il fut impossible d’en mesurer ou méme d’en comprendre la_profondeur. N’ayant pas la ressource de supposer que les yeux des Athéniens d’autrefois fussent autres que les miens, et bien persuadé que leur raison et leur gotit ne pouvaient étre en défaut, force me fut de rechercher si, par quelque 192 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 moyen application facile, ils n’avaient pas prévenu illusion dont j’étais péniblement alfecté, Si ces co- lonnes du temple de Thésée, me dis-je, avatent une teinte autre que celle des murs de la cedla, si un enduit quelconque empéchait le soleil de miroiter sur le tore du chapiteau, le phenomene cesserait de se produire. Des lors, il ne fut plus douteux pour moi que les Greces n’eussent employé la peinture dans la décoration de leurs édifices !. » Une page aussi magnifique permet de dire avee Sainte- Beuve que Mérimée laisse « étinceler une larme amou- reuse du beau » en présence de l'art grec? : « Les monu- ments {d’Athénes], confie-t-il a Grasset, ont produit sur moi encore plus deffet que je ne m’y attendais’. » Cette admiration spontanée n’enleve riend ailleurs au sang-froid du critique. Mérimée ne décrit pas pour décrire, mais pour tirer de sa description une théorie esthetique; il ne cherche pas a se donner raison, mais il cherche a justi- fier les Grecs. Ainsi une attitude intelligente et réfléchie le mene & une compréhension si vive des ceuvres dart que son gout sépure. Apres avoir visité VAcropole VAthenes!, il éprouve un désir violent de démolir le temple romain de Jupiter Olympien et la porte romaine UAdrien®. Si les arts plastiques Penchantent a ce point, l’érudition lui procure, elle aussi, des émotions saines®. A Constantinople le cceur lui bat lorsquil entre dans la bibliothéque du sérail : comme il serait heureux d’y dé- 1. De la peinture murale (ouvr. cité, col. 259 et 260). Méme descrip- tion, plus ramassée, dans le Moniteur universel du 2 septembre 1854, p. 966. 2. Causertes du Lundi, t. VII, p. 305. 3. Leltre inédite, s. d. 4. Sous la conduite de MM. Ross et Pittakis (lettre & Letronne. Cf. Chambon, Lettres inédites, p. Lvit, n. 1). o. Lettres & Viollet-le-Duc (éd. Champion, p. 35). 6. Il s’occupe méme de linguistique (Reeue contemporaine, 31 dé- cembre 1854, p. 238). LA GRECE ET L’ORIENT 193 couvrir deux ou trois odes de Sapho et de les rapporter a son « maitre » Boissonade!! Rien done ne lui reste étranger et, s'il a quitté Italie en grincant des dents comme Annibal, quel souvenir ému ne garde-t-il pas de la Gréce et de l’Asie Mineure! Lui- méme nous communique cette impression durable. « L’Orient laisse @inelfacables impressions, éerit-il en 1853. On s’en souvient toujours avec bonheur comme dun premier amour. De lOrient on peut dire ce que M'* Clairon disait dun de ses amours, je ne sais lequel : « C’était le bon temps! J’éiais bien malheureuse. » On est brilé par le soleil, aveuglé par la poussiére, dévoré par les insectes (et quels insectes!). Le soir, aprés une journée de fatigue, on a pour se refaire un coq filandreux et de eau bourbeuse. Jour et nuit on est obsédé, ha- gens du pays, qui exercent Uhospitalité en vous tendant la main, ou quelquefois le canon d’un fusil, rassé par les avec ce refrain éternel : « Cawé, Bakchich! (Du café! un « pourboire!). » Pourtant, que toutes ces petites miseéres s’oublient vite! On ne sait plus quel gout avait la mare fétide ot il a fallu se désaltérer; mais on se rappellera toujours avec délices une petite fontaine d’ou sortait un nectar tel que n’en contient aucune cave en Europe. Qu’importent les nuits sans sommeil, les Journées acca- blantes une fois qu’elles sont passées! Mais, de retour en notre triste pays de brouillards, combien de fois pen- sera-t-on au splendide soleil de Asie, aux majestueuses montagnes de la Palestine, suriout a cette incomparable liberté du voyageur, a son dégagement de tout lien et de tout devoir factices! Le kvef oriental, cette douce faz- néantise de Udme, comme dit Pouchkine, voila ce qu’on regrettera toujours au milieu de notre activité euro- péenne; heureux lorsque, parmi nos sociétés brillantes 1. Mélanges historiques,,., p. 363. Ill Le} 194 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 et polies, on ne se prend pas a regretter encore la sau- vagerie, voire méme la coquinerie naive de POrient!! » Cette page, comme la page ot Mérimée décrit le temple de Pwstum, est d’un grand écrivain. Elle fait regretter que le nouvelliste n’ait rapporté d’Orient aucune cuvre imagination. C’est que Mérimée s’applique a voir les choses en archéologue plutét quwen artiste. Lenormant s’occupe de politique et de relations diplomatiques eu mondaines?. Ampere s'intéresse a la littérature; éblout par le « resplendissant théatre de la poésie grecque », il évoque Sophocle a Athénes et sur les bords du Caistre, Eschyle dans les monts du Tmolus, Hésiode a Ascra, Pindare en Béotie, Euripide a Delphes, et il cherche a découvrir les rapports qui existent entre la matiére de la poésie et la matiére de la sculpture ou de l’architecture if erecques?. Mérimée l’écoute, profite des savantes lecons et retient ce principe : « On ne comprend pas bien le co- loris d’un poete, si on ne connait son soleil *. » Cepen- dant, il retourne toujours d’instinct aux pierres écroulées, al’étude des meurs. Sent-il done moins vivement que son compagnon’? Ce n’est pas certain, mais il sait mieux contenir son émotion, classer ses impressions®. Ampére se disperse, lui se ramasse : de la vient sa force, une force un peu seche, comme la terre qu'il vient de fouler. 1. Moniteur universel, 19 janvier 1843, p. 74. 2. Il fait connaitre 4 Mérimée les Lagrené, quelques Grecs... (Lenor- mant, ouvr, cité, p. 287-288, 291, 301, 313). 3. Cf. La Poésie grecque en Gréce (Revue des Deux Mondes, 15 juin 1844, t. VI, p. 982-1013, et 1°" juillet 1844, t. VII, p. 38-65). 4. Portraits historiques..., p, 151-152. 5. Filon le soutient (cf. Mérimée et ses amis, p. 135). 6. M. Canat consacre quelques pages inexactes et vagues A Vhellénisme de Mérimée (/a Renaissance de la Gréce antique. Hachette, in-12, 1911). Une seule ligne rappelle le voyage en Orient; beaucoup darticles sont ou- bliés. L’auteur s’étend sur la Monographie de Saint-Savin, ou précisément Mérimée s'est trompé a propos de prétendues influences grecques. Il parle dune statue antique : mais est-ce de celle de Sainte-Colomhe (Voyage dans le Midi, p. 127) ou de celle de Vienne (Lettres a une Inconnue, t. I, p- 200)? La seconde est romaine et la premiere lest peut-étre aussi. CHAPITRE XIV LA GRECE DANS L’°GUVRE DE MERIMEE Si l'Orient ne lui inspire aucune nouvelle, la Gréce renforce en Mérimée le gout de lhistoire. Comment Athénes, aprés Rome, ne parlerait-elle pas par la voix de ses grands hommes 4 cet esprit exact et précis, cu- rieux des civilisations mortes dont hérita la notre? A dire vrai, Mérimée n’écrit pas des fragments d’histoire grecque comme il a écrit des fragments Whistoire ro- maine. Mais, en 1847, il saisit Poceasion que lui offrent les deux premiers tomes de Pouvrage de George Grote, History of Grece, pour rendre compte du livre et en dis- cuter a loisir. De 1847 a 1856, au fur et A mesure que les volumes paraissent, Mérimée publie ses comptes- rendus dans la Revue des Deux Mondes'. Les cing longs articles, nettement divisés et bien reliés entre eux, qu il consacre ainsi a l’@uvre de Vhistorien anglais forment un volume de deux cents pages environ, qui embrasse toute Vhistoire grecque, depuis les temps héroiques jusqu’a Philippe et Alexandre. Dés labord, Mérimée laisse éclater son amour pour la Gréce; il déplore qu’en 1847 Vhistoire moderne soit seule en vogue chez nous et que histoire grecque et ro- maine reste le lot des érudits ou des pédants*. Quel sot 1. 1°" avril 1847 — 1°" aovt 1848 — 1°" juin 1849 — 15 mai 1850 — 15 juillet 1856. Cf. Mélanges historiques... (6d. Calmann-Léyvy), p. 109 a 219, mais il manque le début du troisiéme article et le dernier article tout entier; de plus, le texte contient des erreurs. 2. Cf. Michelet, Histoire de la République romaine, Avant-Propos. 196 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 préjugé! Est-il rien de plus beau, de plus instructif que cette école de l’antiquité, et faut-il ne la connaitre que par de pauvres souvenirs de college!? L’histoire nous en- seigne le jeu des passions, nous montre les grands ca- ractéres qui dominent les peuples et « ces alternatives de gloire et Vabaissement que de prés on nomme for- tune, mais qui, vues de loin et d’ensemble, deviennent la révélation des terribles et mystérieuses lois de lhuma- nité ». Or, « ou trouvera-t-on ce spectacle plus animé, pilus fécond en péripéties que dans cette classique Gréce, ce grand pays qui tient une si petite place sur la carte? Dans cette terre privilégiée, pas une montagne qui ne re- dise lenom Wun poéte, d’un sage, d’un héros, d'un artiste. Pour nous, les noms des hommes illustres de la Grece, de ses grands morts, comme disait César aprés Pharsale, sont encore les synonymes de génie et de vertu’. » Mérimée s’attarde a l’éloge de cette terre qu'il a foulée Six ans auparavant. Puis, appuyant parfois sa critique sur les souvenirs de son voyage, il rend le passé vivant parce qu'il se méle a lui, Tantét i] évoque le patre qui le guida aux lieux ot} tomba Léonidas, tantét il dit Pémo- tion qu'il éprouva en grimpant sur le tertre ol expirérent les Trois-Cents®. Mais élément personnel ne nuit point a lobjectivité de sa critique. Mérimée apporte dans lexa- men du livre de Grote la gravité et la science qui con- viennent aun pareil sujet. Discernement, érudition lin- guistique et archéologique, telles sont les qualités indis- pensables a Vhistorien!. Ces qualités, Mérimée les pos- sede. Comme, d’autre part, il est au courant des derniers travaux scientifiques, quil connait aussi bien les re- cherches de Niebuhr et d’O. Miiller que celles de Guizot 1. Iles évoque dans les Mélanges historiques..., p. 110, 182, 183. — Cf. Canat, ouvr. cité, p- 204. 2. Mélanges historiques..., p- 110. 3. Ibid., p. 112, 166. 4. Ibid., p. 111, LA GRECE DANS L’(QUVRE DE MERIMEE 197 et dA. Thierry, il peut reprocher au premier son esprit aventureux, au second son imagination et sa passion, dangereuses en histoire, et il peut louer Grote de son bon sens, de son esprit pratique et positif, qui lui as- surent la supériorité sur les deux savants allemands!. « Ce qui a toujours manqué aux érudits pour écrire Vhistoire, aflirme Mérimée, c’est de connaitre les affaires et les hommes?. » Belle et profonde parole qui fait sa part a la psychologie! Or, si Mérimée ne connait pas les af- faires comme Grote, il connait, comme lui, les hommes. I] dédaigne ceux quise payent de mots et n’examinent les choses que superficiellement; il révoque, en histoire, les témoignages des poetes et des orateurs*. Aimant par-des- 8 sus tout la prudence et la modestie, il se méfie des hy- potheses, préfére rester en deca qu’aller au dela et sou- met histoire a une critique sévére qui lui donne une in- dispensable gravité!. L’histoire, en effet, n’est pas un document mort, elle doit instruire les hommes et ap- prendre leurs devoirs aux peuples : ainsi la petite répu- blique d’Athénes est un exemple pour la grande répu- blique frangaise®. Méthode, prudence, scepticisme, telles sont pour Mérimée les vertus de lhistorien; exactitude, clarté, simplicité du style, telles sont ses qualités. Grote les possede comme Gibbon, et Mérimée se réclame de Gibbon®. Est-ce a dire qu’il s’interdise toute discussion? Le sens critique est si vil chez lui, il repose sur une érudition si 1. Mélanges historiques, p. 113-114, 137, 140. Ds lbids, pe Lie: 3. Ibid., p. 183. — Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1856, p. 421. 4, Mélanges historiques..., p. 77, 79, 164, 188, 217. 5. Ibid., p. 185. — Cf. Portraits historiques..., p. 281. 6. Ibid., p. 140, 296. — Lettres & une Inconnue, t. I, p. 287. — Cf. Canat, ower. cité, p. 205 (superficiel). 198 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 solide qwil lui permet examiner et de rejeter au besoin les conclusions de Grote. C’est ainsi que, apres l’histo- rien anglais, il essaye d’expliquer lorigine et le sens des mythes anciens et, sil ne tire pas au clair une question fort obseure, il aboutit a cette intelligente conclusion que « le génie particulier d’un peuple, ses moours, ses habi- tudes, le climat sous lequel il vit contribuent... a modi- fier ses légendes et a dicter le choix de ses allégories! ». — Il examine ensuite la question controversée de l’/iiade et de P Odyssée; les poemes homériques sont-ils Pceuvre d'un seul poéte? Mérimée discute les assertions de Wolf, de Nitzsch, d’O. Miiller, de Welcker, de Lachmann et de Grote, et il se rallie 4 Vhypothese de ce dernier : si ces poemes «ne sont pas dus au méme homme, il faut con- venir quils appartiennent a une méme école poétique, quils supposent les mémes meeurs et un état de la so- ciété absolument semblable? ». — Plus loin, Mérimée discute l’aphorisme célebre de Montesquieu, a savoir que, en Grece, le principe de la démocratie a été la vertu : pour lui ce principe a été le respect de la loi, c’est-a-dire le respect de Ja majorité®. — Quand il analyse le proces de Socrate, il reproche a Grote d’ignorer les travaux de Fréret et de Cousin et, au lieu de s’indigner contre le tri- bunal qui condamna Soerate, il explique pourquoi la con- damnation était inévitable et justifiée!. — Enfin, sur la retraite des Dix-Mille, il se sépare de Grote et montre avec finesse que les Grees durent leur salut, non pas a leur éducation politique, mais a leur éducation mili- taire®, — Mérimée n’hésite méme pas a redresser Héro- 1. Mélanges..., p. 126. 2, Ibid., p. 133. Ces affirmations paraissent contestables; la discus- sion, chez Mérimée, vaut mieux que la conclusion, 3. Ibid., p. 178-179. %. Ibid., p. 189-191. Il ne ménage ni Vironie ni les pointes (cf. p. 131 et 192). — Cf. Lettres & une Inconnue, t. UH, p: 239. 5. Tbid., p. 205. LA GRECE DANS L’(QUVRE DE MERIMEE 199 dote, quand il s'agit de Léonidas, et & prendre contre Thueydide la défense de Cléon!. En rectifiant des er- reursil aboutit Ades conclusions d’ordre général, comme celle-ci : « C’est en abusant des Thermopyles et de la prétendue facilité qu’ont trois cents hommes libres a ré- sister a trois millions d’esclaves que les orateurs de I’Ita- lie sont parvenus a laisser les Piémontais se battre tout seuls contre les Autrichiens2. » La conception de la liberté en Gréce lui diete des con- sidérations sur légalité relative qui regne dans nos so- ciétés modernes. De la retraite des Dix-Mille il tire cette conclusion que, « si on ne peut rendre les hommes plus vertueux, il est possible de les rendre plus disciplinés, plus attentifs a leurs intéréts », et il ajoute : « C’est le ré- sultat que les législateurs grecs avaient obtenu, et, plus que jamais, nous devrions étudier leurs institutions au- jourd’hui*. » Enfin le spectacle d’une Gréce privée de chefs lui fait poser un point d’interrogation redoutable : « Est-ce une loi de nature que la puissance d'une na- tion soit incompatible avec la supériorité d’intelligence des individus*? » La discussion, chez Merimée, est done fructueuse; elle a cet autre avantage de n’engendrer jamais l’ennui. Mérimée use, en effet, de comparaisons pleines dingé- niosité et parfois de hardiesse pour rendre l’antiquité présente ; constamment, tel un professeur qui veut étre compris de ses éléves, il rapproche les anciens des mo- dernes. Il explique la colonisation grecque en la compa- rant a la conquéte du Mexique par Cortez ou a la con- quéte de VAlgérie®. Pour faire saisir la nature de la guerre qui éclate entre Mégare et Athénes a propos de . Mélanges..., p. 165, 167. _ Ibid., p. 167: _ Ibid., p. 180. . Ibid., p. 219. , Ibid., p. 142. LS a2 ot Fm ww 200 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Salamine, il dit: « Qu’on se figure la guerre entre Saint- Cloud et Saint-Germain pour la possession de Nan- terre!. » Il estime que les facéties venimeuses d’Aristo- phane n’ont pas plus de valeur historique que celles du Punch ou du Charivari?. Le début du cinquieme article est plein de ces rapprochements curieux; Mérimée com- pare Véducation des camps dans lantiquité a la cons- cription frangaise, Nénophon a nos officiers qui ne veulent point passer colonel parce qu ils ont des cama- rades avant eux sur le tableau d’avancement, les soidats grecs aux routiers du Moyen Age ou aux gardes natio- naux de 1830, les hétaires aux femmes de campagne du duc de Lorraine, la retraite des Dix-Mille a la retraite de Souvarof en Russie, ete...”. Ce procédé le conduit 2 des anachronismes voulus : 1 traite Léonidas de klephte qui défend le Dervéni contre le pacha. Xénophon rosse les trainards et les fricoteurs, Cyrus enrdle des condottier:, Cléon pérore dans les clubs*... Si Vhistoire perd ainsi sa gravité, si elle se hasarde méme un peu, elle s'anime en rendant plus proches de nous les étres et les choses du passé. Pour- quot faut-il que Meérimée gate parfois cet amusant réa- lisme par des images vieillottes qui rappellent L’école néo- classique”? Hest @ailleurs capable de dessiner, au besoin, d’ad- 1. Mélanges..., p. 149. 2. Ibid., p. 168. — Cf. Lettres & une Inconnue, t. Vi, p. 237-241. 3. Ibid., p. 194, 195, 196, 197, 199, 206. — Parfois les comparaisons se suivent sans interruption (cf. p. 142, 149, 167, 168, 172, 185, 192)... Le procédé n'est pas sans danger. Mérimée Vapphque méme a la lit- térature (cf. Quelques correspondants de Mr. et Mrs. Childe, p. 213- 214). 4. Tbid., p. 112, 172, 195, 209. 5, Ibid., p. 210 (« la fleur de ses guerriers était moissonnée yy ee (« ... au dedans comme au dehors s’amassait une tempéle... »), 213 (« ... elle osa lever I’étendard de la révolte... »). On retrouve cette der- niéres image dans les Cosaques de (Ukraine (p. 87). LA GRECE DANS L’®UVRE DE MERIMEE 201 mirables tableaux : le spectacle de lunité grecque, ce- lui de la prospérité d’Athénes, la rivalité de Sparte et d’Athénes, la retraite héroique des Dix-Mille qui se ter- mine par cette belle phrase : « La mer, pour ce peuple de matelots, c’était déja la patrie », lui inspirent des pages vigoureuses!. Voici le tableau de la prospérité @Athénes : « Les mémes hommes qui avaient vu deux fois ’Acropole au pouvoir du barbare, leurs temples détruits, leurs maisons livrées aux flammes, ces mémes hommes, pour qui le sol de la patrie n’avait été long- temps que le tillac de leurs galéres, se retrouvaient cau- sant a l’ombre des portiques de marbre du Parthénon, au tintement de lor mesuré par boisseaux dans le trésor de Minerve; devant eux s’élevaient les statues d’or et divoire, ouvrages de Phidias, ou, s’ils portaient la vue plus au loin, elle s’arrétait sur une mer couverte de vais- seaux apportant au Pirée les productions de tout le monde connu. Bien plus, ces vieux marins que les Perses avaient réduits quelque temps a la vie des pirates, main- tenant commodément assis dans un vaste théatre, s at- tendrissaient aux malheurs de ce Grand Roi quils avaient si vigoureusement chatié huit ans auparavant. Devenus juges compétents de la poésie la plus sublime, ils pleu- raient aux lamentations de Darius et d’Atossa, chantées par un des leurs, par un soldat de Salamine et de Pla- tée®. » Pareil tableau n’est-il pas éclairé par la lumiere de l’Attique et diminuerait-on cette page en disant qu'elle semble traduite de Thucydide? Nous verrons comment, apres 1853, Vesprit de Méri- 4 7S . 2 a a Ppp. « et cpp sa > mée s'imprégne de Vesprit grec ; mais, dans cette seconde 1. Mélanges..., p. 159, 175, 178, 207. 2. Ibid., p. 175. 202 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 période initiation qui, prolongeant les études scolaires, s'étend de 1834 a 1853!, n’apercoit-on pas déja que Mé- rimée pénetre cet esprit? « Il y a dans esprit grec quelque chose Vexpansif qui agit sur tout ce qui lap- proche, écrit-il. C’est la seduction dune nature supé- rieure a laquelle on ne peut échapper*. » Mérimée n’y échappe pas; el comme il saisit les nuances de cet esprit en méme temps que son universalité! « Sans doute on peut opposer la subtilité de /Athénien a la lourdeur du Béotien, Paustérité du Spartiate a la mollesse de l’lomien, dit-il. Cependant, partout ot se parle la langue grecque on trouve le méme amour du beau et du grand, la méme aptitude pour le progrés, la méme conscience d'une es- péce de mission ciyilisatrice®. » Il devine que la religion et les jeux solennels d'une part, la poésie et les arts d’autre part, en rapprochant les Grees, leur donnérent cet orgueil invincible qui sauva le monde de la barbarie ; il devine avec non moins de finesse que la force de la dé- mocratie athénienne reposa sur le respect de la liberté, sur la stricte justice et sur le respect de la loi‘. Il ap- prouve Grote d’étre partial pour Athénes; lui aussi a le culte d’Athénes et il déclare : « Comment se défendre de cette séduction exercée par un peuple si spirituel, si communicatif, et qui a tant fait pour Vhumanité?? » Aussi les Grees, maloré leurs fautes, les Grees, défenseurs de la civilisation, gardent-ils pour lui un caractere sacré, et il termine son étude par l’admirable apostrophe de Cé- sar aux vaincus de Pharsale : « Allez! vos grands morts vous sauvent!! » 1. Seul le dernier compte-rendu de Pouvrage de Grote est postérieur. 2. Mélanges..., p. 143. 3. Ibid., p. 160. 4, Ibid., p. 160-162, 177, 179. 5, [bid., p. 177. 6. Revue des Deux Mondes, art. cité, p. 432. LA GRECE DANS L’@UVRE DE MERIMEE 203 Cet hellénisme fervent éclate partout; sans cesse Mé- rimée, qui veut apprendre le grec a Jenny Dacquin, l’en- tretient d’Homére qwil adore, des romans grees qui Vennuient, d’Hérodote, de Polybe et de Xénophon qui Venchantent, de Lucien « qui est le Gree qui a le plus WVesprit! ». I] s'indigne que Boissonade place Virgile au- dessus d’Homeére, « lui un Gree, lui un Athénien?! », et, péremptoirement, il tranche : « Les Grecs sont nos maitres en tout?. » Aussi n’hésite-t-il point 4 mettre Es- chyle sur le méme pied que Shakespeare‘; non seule- ment il sait par cur le discours de Teemesse dans I’ Ajax de Sophocle, mais il le traduit en vers anglais’. Plu- tarque, déclare-t-il en 1850, « raconte Vhistoire comme elle aurait di se passer, voyant tout en beau, en grand, en sublime », et il ajoute : « C’est 1a le génie grec. » Aussi avec quelle joie saisit-il toutes les occasions d’en parler! Un ana peine apres son retour d’Orient, tl évoque son voyage dans un article sur les Monuments hel- léniques, ot. 11 étudie de la fagon la plus minutieuse un petit monument tres ancien situé a un mille de Delphes, la nécropole de Pancienne Smyrne et le tombeau de Tan- tale. Discutant les conclusions du colonel Leake, il croit pouvoir déduire, aprés mur examen, les régles de Vart antique : « D’abord la solidité semble son unique but, déclare-t-il; puis, en retranchanta la force tout ce quelle a dexagéré, il arrive a la noblesse et a la grace’. » En 1845, il consaere un article a un précieux fragment d’une des statues du Parthénon, une téte que le comte de La- 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 79, 81, 82. 2. Chambon, Lettres inédites, p. 9 (lettre du 9 juin 1846). 3. [bid., p. 14 (lettre du 25 février 1847). 4. Ibid., p. 11 (lettre du 7 septembre 1847). Mais il reléve chez lui des traces de style culto (cf. Mélanges..., p. 259-260). 5. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 108. 6. Mélanges..., p. 367. 7. Revue générale de larchitecture..., novembre 1842, t. IH, p. 482. 204 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 borde a retrouvée a Venise, et que les antiquaires attri- buent a Phidias. « On sent la sculpture des maitres grees », dit Mérimée, qui admire en dehors de toute préoccupation archéologique |. Aussi, en 1850, est-il qualifié pour donner des instructions précises a M. An- ger, que l'Institut envoie faire un voyage d'études en Ita- lie, en Sicile, en Gréce et en Asie Mineure?. Par dela cette Gréce et cette fonie tant aimées, Méri- mée ne cesse d’entrevoir !’Orient. Deja, a la veille de son départ, il avait traduit un extrait de la relation du voyage de Clavijo & Constantinople®, et il avait évoqué ainsi les monuments de la ville dont il révait, ses légendes et ses miracles. Plus tard il rend compte, avec une nuance denvie et de mélancolique regret, du voyage aux « villes maudites » accompli par Edouard Delesserté. Sa pensée accompagne le voyageur en Gréce, en Asie Mineure, a Jerusalem; Mérimée le loue de voir « par les yeux de la téte », car, dit-il en songeant a lui, « en matiére de substructions, cette expérience du coup d’eil, qui ne s'acquiert quen voyage, est pour moi une plus stire garantie que toutes les interprétations qu’on peut tirer dun texte ancien” ». Types de Vhumanité primi- tive sur les bords de la mer Morte, nobles allures ea- chées sous des haillons, « coutumes patriarcales de la Bible dans leur simplicité et leur grandeur antiques, scenes qui rappellent tant6t | Ancien Testament, tantot 1. Le Constitutionnel, 29 janvier 1845, p. 2. 2. Mémoires de UInstitut impérial de France. Académie des inscrip- tions..., t. XVIII, 1855, p. 138-145. 3. En avril 1841 (ef. Etudes sur les arts au Moyen Age, p. 305). 4. Voyage aux villes maudites, par Edouard Delessert. Paris, Lecou, in-12, 1853 (carte et notes par De Sauley). Cf. Moniteur universel, 19 janvier 1853, p. 74-75, 5. Moniteur, art. etté, p. 75. Pointes nombreuses contre les érudits qui démontrent, textes en main, quil existe une vallée 1a ot s’éléve une montagne (p. 74). LA GRECE DANS L’(UVRE DE MERIMEE 205 Homere, quels beaux sujets d’étude auxquels Deles- sert se livre avec amour!! C’est Vheure oti la magie de Orient passe dans les toiles de Marilhat et de De- camps... Lorsque F. de Sauley accomplit le méme voyage aux terres bibliques, Mérimée lui prodigue les mémes éloges® parce que Sauley regarde de prés, écarte les temoignages suspects dont les voyageurs américains et les savants de cabinet se contentent?. « Il n’a vu ni M™ Loth au bord du lac, ni les clochers de Sodome au fond de l’eau, et on lui en a fait un grand crime4. » Soumettre les traditions orales a un controle sévere, les légendes a l’examen, les hypothéses a la raison, tel est, en effet, le devoir de Varchéologue-voyageur. Evitant les discussions linguis- tiques sur Phébreu, ot’ verse Sauley, Mérimée conclut : « La perfection c’est de recueillir tous les témoignages, de les controler et de les vérifier par un examen per- sonnel®. » Aussi, lorsque Jenny Daequin partira pour VOrient en 1860, avee quelle insistance n’exigera-t-il pas des détails précis, des documents sur ce qwil n’a pu voir en 1839°! * * Lui-méme ne s’arréte pas daus ses courses errantes. 1. Moniteur, art. cité, p. 75. — Pas un mot du maitre, de Lamartine! Mérimée le juge trop poete. 2. Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques, par F. de Sauley. Paris, Gide et Baudry, 2 vol. in-8°, 1853. Cf. Moniteur universel, 31 aotit 1853, p. 965-966. L’auteur était un ancien polytechni- cien; Mérimée juge sa méthode trop minutieuse et la disposition de son livre médiocre (/éid., p. 965). 3. Mérimée leur lance de nouvelles pointes et les raille cruellement (Ibid., p. 965). De plus en plus il sera dur pour ses collégues de l’Ins- titut. 4, Art, cité, p. 965. 5, [btd., p. 966. 6. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 123; t. I, p. 120-123, 126, 130-131, 135-136, 138, 141-145, 148. 2.06 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Aprés PEspagne, apres VAngleterre, aprés la France, apres Allemagne, apres Italie, aprés la Grece, aprés VAsie Mineure, apres Constantinople, il réve d’un voyage en Algérie’, dun voyage en Heypte®, Vun voyage en Si- cile®. [1 n’en accomplit aucun. Mais, en octobre 1851, il part pour la Hollande*, visite Rotterdam, Leyde, Ams- terdam, ot il est ’héte de M. Van Lennep. Tout en cher- chant pour Boissonade une édition rare des Guépes @Aristophane, il court aux deux cornes d’Amsterdam, « étrange masse de boue et de bois pourri au-dessous de 5 Peau, et en forme de croissant », ot, sil ne découvre pas les guépes, les nuées abondent : encore ne sont-ce pas des nuées athéniennes! li se console en admirant chez les cousins de Van Lennep des Rembrandt et des Metzu, outre des laques du Japon et des coupes d’argent du xvi’ siécle, qui le rendent « tres communiste ». « Je ne réve que le partage entre moi et les gros bourgeois dAmsterdam », s’écrie-t-il°. Quel contraste entre les toiles flamandes et le statues de Phidias! Connait-il son bonheur celui qui peut ainsi concevoir, tel le gémie de Pallas Athéné, sous les cieux les plus divers, divers genres de beauté? 1. Projets successifs en 1837 (lettre & Requien, 30 mars 1837, art. cite, p. 243); en 1843 (lettre & Stapfer, 16 octobre 1843. Débats : En UVhon- neur de..., p. 30); en 1844 (lettres & Requien, 22 mars 1844, p. 251; a M™* de Montijo, 10 janvier 1844); en 1847 (lettres & De Witte, 3 juillet 1847, dans Chambon, Notes..., p. 288; & M@™* de Montijo, 3 juillet et 18 septembre 1847). 2. Lettre a Stapfer, 16 octobre 1843, ouvr. cité, p. 30. 3. Lettres A M™* de Montijo, 15 mai, 2 jain 1847. 4. Chambon, Lettres inédites, p. 82-34. 5. Citations empruntées a la lettre A Boissonade du 4 novembre 1851 (Chambon, our. cité, p. 32-34). Mérimée revient par Bruxelles. Cf. Diderot, Voyage de Hollande, 1774; OBuvres completes, éd. Garnier, t. XVII, p. 363-456. CHAPITRE XV L'ESPAGNE I. — CARMEN Mérimée rapporte-t-il Carmen du voyage qwil accom- plit en Espagne en 1840, comme il a rapporté Colomba de son voyage en Corse? I ne le semble pas. Le hasard d'une tournée d’inspection l’ameéne dans le sud-ouest de la France en juillet 1840!. A Saintes, il tourne déja les yeux vers sa « chére Espagne »*; mais la situa- tion politique est trouble de autre cdté des Pyrénées. A Bordeaux, Mérimée attend prudemment « des détails sur les géants et les Andriagues » quwil aura « a rencontrer sur sa route », et il évoque le souvenir des bandits de la Manche, dont il a connu jadis le redoutable chef, la téa Monica. Le 16 aout, il est a Bayonne; la tentation est trop forte. Le 17, il franchit la frontiére, arrive a Madrid vers le 20, a Carabancel le 22. Du 22 aotit ala mi-octobre, il séjourne en Espagne. Le 13 octobre, il fait ses adieux a Madrid et a Carabancel, s’arréte au retour a Burgos, ou il est le 16, puis a Vitoria, et arrive le 21 a Bayonne, le 28 a Bordeaux‘. 1. Chambon, Notes..., p. 142-147. 2. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 49. 3. Lettres & Lenormant, 28 juillet 1840, art. cité, p. 426. 4, Lettres & Montijo, & juillet 1840; Chambon, ouvr. cité, p. 146-147, lsile 208 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 * * ” C’estl’aimable comtesse de Montijo qui lut offre Uhos- pitalité dans son palais de Madrid!; elle est pour lui « une amie intime..., une sceur dévouée? ». Aupreés delle, au- pres des siens, qui sont, eux aussi, de « bons amis », Méri- mée «retrouve quelque jeunesse? »; il en est heureux. Cette hospitalité lui est dautant plus précieuse que l’Es- pagne est en pleine révolution. Mérimée assiste a cette « tragi-comédie », aux émeutes, a Vabdication de la Re- gente, a l’entrée triomphale WEspartero, a la nomina- tion d’un Comité de Salut public, aux intrigues poli- tiques et militaires*. Il est écceuré : « Madrid a une phy- sionomie singuliérement triste? », dit-il; la déconfiture est générale, et il écrit a Lenormant : « Rien n’a été plus sale, plus ignoble que toute cette affaire. » Aussi jure- t-il de fuir « la politique comme la peste” ». Tout de méme il n’a pas ase plaindre personnellement de la révolution; sa double qualité d@étranger et d’ami de la comtesse lui vaut d’étre le seul homme qui puisse « aller et venir librement ». Il sert de guide a six jolies femmes, et tl ne s’en plaint que pour regretter de n’en pas mieux profiter’! A quoi, entre deux émeutes, passe-t-il done le temps? 1. Lettre A Allart, 22 aodt 1840 (Chambon, rbid., p. 146, note 2; la Revue rétrospective (t. II, p. 288) date & tort cette lettre du 22 avril. Mérimée charge son ami dacheter une bague pour la féte de M™* de Montijo. Comme en 1830 il loge plazuela del Angel (cf. Filon, Mérimée et ses amis, p. 163); mais pendant les émeutes la comtesse se réfugie a Carabancel et Mérimée reste A Madrid, d'ot il lui écrit. 2. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 49. 3. Lettre & Grasset, 20 janvier 1841 (Chambon, Notes..., pe tob)\sGe Filon, ouvr. cité, p. 162-163. 4. Cf. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 49; & Montio - les six premiéres datées d’octobre 1840, t. I, p: 18-23, “ . Lettres & Montijo, t. I, p. 20. 6. Art, cité, p. 427. 7, Lettres & une Inconnue, t. I, p. 49. o L’ESPAGNE 209 Il se chauffe au soleil, regarde jouer a la révolution, assiste aux corridas, est jaloux de Montes, applaudit « plus de vingt fois » les exploits du brave et téméraire Francisco Sevilla qui affronte les terribles taureaux de Gavira, se flatte de «liner avec ce «colosse», ce chéros d’ Homeére »...1. Bref, il mene une vie de désceuvrement mondain. Le matin, il se rend a Madrid, le soir il revient diner A Carabancel avec son cortege de jeunes femmes. « Elles m’ont pro- digieusement gate, confie-t-il a Jenny Dacquin. Je n’étais amoureux d’aucune et j’ai peul-étre eu tort. Bien que je ne fusse pas dupe des avantages que me donnait la révolution, “> 8 , >? ; . . ra ° * A jai trouvé qu'il était trés doux d’étre ainsi sultan, méme ad honores*. » ty a done de Pamour dans lair: on danse, on joue la comédie, on chante Popéra, on « soupire »?. Le sensuel Mérimée résiste aux tentations avec beaucoup de peine; tant de jolies femmes le troublent, l’excitent peut-étre a dessein, lui font « dire des bétises »! « J’au- rais bien envie d’en faire, confie-t-il 4 Allart, mais cela me parait difficile, outre que c’est immoral+. » Nous n’en savons pas plus, mais voila qui est dans sa ligne. Au reste, Mérimée ne perd pas la téte et, en flanant, flirtant, préparant la comédie, il travaille : c’est son habi- tude de méler l'utile et Vagréable. D’abord, quelques ainis Yont chargé de commissions sérieuses qui Vobligent a visiter les boutiques des libraires, la Bibliotheque royale, les étalages des bouquinistes, la foire de Madrid®. II re- 1. Lettres aux Lenormant, art. cité, p. 429; & une Inconnue, t.1, p. 49; & Montijo, octobre 1840, t.I, p. 19; cf. Lettres Ww Espagne, 6d, Calmann- Lévy, p. 282-283. 2. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 49; & Montijo, 16 octobre 1840, t. Tp. 24. 3. Filon, ougr. cité, p. 163, et Souvenirs sur Vimpératrice Eugénie. Pa- ris, Calmann-Lévy, in-12, 1920, p. 20. 4, Revue rétrospective, t. VII, p. 288. — I] se yantait jadis davoir été « canaille » en Andalousie (lettre & Sobolevsky, 31 aorit (?). Cf. Vino- gradof, Mérimée et Sobolersky. Moscou, in-8°, 1928, p. 8). 5. Lettres aux Lenormant, art. cité, p. 427-428, III 14 2410 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 leve des inscriptions au musée de sculpture et ala Biblio- théque, cherehe des documents sur les campagnes de César en Espagne, et trouve a Madrid des « matériaux ex- cellents »!! Mais, surtout, il prend plaisir a retourner au musée de Madrid, dont il a fait une étude assez poussée en 18302. Les nouvelles acquisitions l’enchantent, parti- culiérement les beaux Raphaél qu’on a ramenés de |’ Escu- rial; au besoin, il ferait la guerre pour avoir la Perle. En attendant, il « peinturlure une demi-douzaine de Ve- lasquez ». La révolution a eu pour résultat de faire vendre a vil prix les tableaux des galeries particuliéres. Un ami de Mérimée n’achéte-t-il pas ala foire «un Velasquez ad- mirable pour 130 réaux, environ 35 franes »3? Mérimée ne connait pas ces aubaines*... Auretour, il s’arréte a Burgos, ville triste ot les femmes sont vietlles et laides, ot quelques jeunes, « tannées comme des diablesses camardes », une hétesse acariatre et une sacristine défigurée lui donnent le dégout de la Cas- tille, « pays bien barbare en vérité »°. En revanche, les Montafiesas et les Biscayennes de la diligence de Vitoria, « toutes plus jolies les unes que les autres », le réconei- lent d’autant mieux avec le beau sexe qu'il leur dit des aménités en basque; et Vitoria, ville « charmante, avec une place trés belle et des femmes encore plus belles», ’en- chante : bonne auberge, visages avenants, café au sucre rafliné..., tout va bien”. Quant aux monuments de ces deux villes, ils lui ont paru dignes d’attention, mais « déja 1. Lettre & Grasset (Chambon, Notes..., p- 151). — Cf. ch. xi. 2. Cf. La Jeunesse de P. Mérimée, t. Il, Deze 3, Lettres & Lenormant, art. cité, p: 428-429). “. En revanche, ses relations, grace & M™ de Montijo, s’étendent; il fréquente D. Tellez-Giron, M"* Alvear, M"* Candelaria, M™° de Campo Alanje avee qui il « coquette » (p, 22), M's Comyn, M. Taranco, etc... (Cf. Lettres & M™* de Montiyo, t. 1, p. 16-27). 5. Lettres & M™° de Montijo, 16 octobre 1840, t. J, p. 24. 6. Joid., t. 1, p. 25 et 27. L’ESPAGNE Ad passablement houspillés »', et il leur fait des adieux sans tristesse. Car Varchitecture du nord de VEspagne lui semble dépourvue WVoriginalité; elle est Vauvre de maitres étrangers, et ce sont, par exemple, les maitres de Cologne qui construisirent la cathédrale de Burgos. Tout de méme, avant de dire adieu a fa ville du Cid, il reste « trois heures » en contemplation devant l’ad- mirable Vierge qu’on attribue a tort & Raphaél, et le modele est si beau qu'il n’ose le copier®. Les immo- valités des stalles de la cathédrale le retiennent et, ace propos, il conte une légende : le diable aux prises avec un évéque, a la bonne heure! Cette pieuse histoire, ce fabhau digne d’égayer nos peres, le divertit autant qu’un couple d’Anglais ridicules, dont il se gausse supérieure- ment?, Voila ce que nous savons de certain sur le second séjour de Mérimée en Espagne; nulle part il ne s’agit de Carmen, et rien ne laisse prévoir P@uvre qui paraitra cing ans plus tard. Du voyage accompli en 1840, Méri- mée n’a tiré que le prologue, c’est-a-dire la rencontre avec José-Maria sur le champ de bataille de Munda — partie aecessoire du livre — et les dissertations archéo- logiques — résultat de ses recherches a la Bibliotheque royale pour Vhistoire de César. Encore feint-il, dans la nouvelle, d’avoir accompli ces recherches a Cordoue, chez les Dominicains*, en 1830, et il place excursion a Mon- tilla, of il espére retrouver le champ de bataille de Munda, « au commencement de lautomne de 1830? ». Il opeére . Lettres & Lenormant, art. cité, p. 429. . Ibid., p. 429. . Lettres & M™* de Montijo, 16 octobre 1840, t. I, p. 25. . Carmen, p. 20, 29. | LOUd.7 De Le PF whe = or 212 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 18503 ainsi un glissement dans le temps!. Mais le drame ot don José et Carmen sont aux prises, c’est-a-dire la partie es- sentielle de Pa@uvre, Mérimée Pa rapporté de son pre- mier voyage en Espagne. Jai essayé de montrer que les lettres écrites en 1830, lune sur les Sorciéres espagnoles, Vautre sur une Lxecution capitale, contenatent la matiére de Carmen®. Mérimée tenait de M™ de Montijo histoire de la gitane. A Séville, il avait pu vow quelque cigariere du nom de son héroine... Lui-méme ne nous fait pas mys- tere de sa rencontre avee M''® Carmencita dans un caba- ret isolé, A une lieue de Murviedro®, et il nous dit com- ment une histoire que lui raconte M™* de Montijo va lui permettre d’écrire sa nouvelle’. Mais cette nouvelle il la porte quinze ans dans sa télte; congue en 1830, elle pa- rait en 1845°. Autant Colomba a été rapidement con- cue et exécntée, autant Carmen subit une élaboration lente. Il ne semble méme pas que le voyage de 1840 hate sa composition. Faut-il s’en étonner? Non; Merimée, en 1840, n’a pas revu l’Andalousie. Or, le pays d’adoption de Carmen est Séville, Séville dont Mérimée réve lon- guement, Séville dont il évoque, vingt-trois ans apres son premier voyage, les mosaiques de faience aux cou- leurs vives, les tuiles émaillées des églises et des mo- numents qui scintillent au soleil, et surtout le fau- oénéral de la bohéme ot les Ca) gitanas dansent la romalis sur des bonbons et des ye- bourg de Triana, quartier mas, cest-a-dire sur des jaunes d’ceufs sucrés®. Ajoutez que les baigneuses contemplées subrepticement a Madrid 1. Méme glissement dans le temps et dans le lieu quand il s’est agi de Colomba (cf. p. 132-133) . Cf. La jeunesse de P. Mérimée, t. II, p. 179. 9 3. Les Soretéres espagnoles, p. 336. . Filon, Mérimée et ses amis, p. 157 — Mérimeée, p. 72. . Encore est-ce pour des raisons dargent (Lettre & Requien, 17 sep- tembre 1845, art. cité, p. 253) on o> 6. Montteur universel, 5 juin 1853, p. 618 — 8 juillet 1858, p: 571. L ESPAGNE Dilte par le jeune Mérimée en 1830 vont devenir, en 1845, les baigneuses de Cordoue!... Voila le cadre de Carmen; Mérimée l’a révé pendant quinze ans; ni Madrid, ni Ca- rabancel, ni Burgos n’y pouvaient rien ajouter. Si quinze ans séparent Vexécution de la conception, c'est peut-étre parce que Mérimée, qui ne livre rien au hasard, a voulu consulter de bons ouvrages. Sans doute, en 1845, il fait mine de mépriser la couleur locale?. Mais, en 1830, lorsqu il éerit les Lettres d’ Espagne, ot vit déja Carmen, il y croit?; et dans les années qui suivent, il fait de longues recherches sur les personnages qu'il veut mettre en scene. Cervantés et Ramon dela Cruz, qu il con- nait a fond, lui fournissent dutiles renseignements ; 1 trouve dans la Gitanella* une étude de mceurs sur les gitanos et une étude sur la jalousie masculine; dans Don Quichotte, une rencontre entre Don Quichotte et le bri- gvand Roque Guinard qu'il va transposer hardiment®; le début de Carmen s'inspire en effet de ces pages alertes, ot. deux physionomies s’enlevent en plein relief. Quant a Ramon de la Cruz, il campe, dans plusieurs saynétes, des types de majos et de majas chers a Mérimée. Mais e’est dans les livres de George Borrow, The Zin- cali et The Bible in Spain que Merimée, de son propre aveu, puise les renseignements dont il fait étalage sur les mours des gypsies espagnoles et sur le rommant®. Le fait 1. Moniteur universel, 5 juin 1853, p. 617. La canaille quwil est alors regarde les femmes nues par un trou de la toile qui les protege. i 1 2. La Guszla. Avertissement de 1840, p. 31. 3. Ibid. « Vers Van de grace 1827 jétais romantique. Nous disions aux classiques : « ... Point de salut sans la couleur locale. » 4. Citée par Borrow (The Zincali, t. I, p. 80). Préciosa est, comme Carmen, une enfant trouvée; mais 1a s’arréte la ressemblance. — Sur les voleurs et les gitanos, cf. Don Quichotte, ch. Lx; Gil Blas; Ivan- hoé..., certains tableaux du Salon de 1844 (Dupouy, Carmen, Ed. Cham- pion, 1927, in-8°, p. xxx et p. XXxvII, n. 2). 5. Cf. la rencontre de Mérimée et de José-Maria (Carmen, p. 5). 6. Lettres & Montijo, 16 novembre 1844 et 16 mai 1845 (p. 108 et 135) ; & une Inconnue, i. II, p. 289 — Carmen, p. 88 (ef. Valery-Larbaud, Car- DAG PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 est acquis; je passe. Je passe dautant plus volontiers que Mérimée nutilise pas ces emprunts dans le corps du ré- cit; il les réserve pour les deux premiers chapitres et pour le dernier. Or, on s’accorde a déclarer ces chapitres inu- tiles, A condamner les digressions archéologiques du dé- but, les digressions linguistiques de la fin : Pérudition n’a que faire ici, déclare-t-on ' Ce n’est pas certain®. Les trente premieres pages sont une mise en seene habile: la recherche du champ de bataille de Munda est une occa- sion pour Mérimée de s’introduire dans le récit, done de le rendre vivant et, ce qui importe d’abord, authentique®, En cherchant les traces de César, il rencontre un bri- gand et lie connaissance avec luit. Voila qui est exact, Mérimée ne faisant mystéere ni de ses travaux archéo- logiques, ni de ses relations avec les brigands. Quwil ait rencontré José-Maria en 1830° ou en 1845, quwil men. Payot, in-12, 1927, p. x1-x11; Dupouy, our. cité, p. xXxviit). Méri- mée s’est inspiré surtout des passages suivants de The Zincal:: T. J, p- 37 (gypsies espagnoles), p. 43 (bonne aventure, romani), p. 125 (chi- romancie), p. 276 (caractére des gypsies), p. 31% (bonne aventure), p- 332, 345-6 (chasteté des femmes, /é:d., 2° partie, ch. vu), p. 341 (danses), p, 342 (Paco, gypsie de Badajoz), p. 353 (Pepa et Chicharona), etc... — T. II, p. 1 (poésie des gitanos), p. 7 (miquelets), p. 11 a 88 (Rhymes of the gitanos), p. 101 (On the language of the gitanos), p. 157 (The Zineali. Vocabulary of their language). Sur ce livre, cf. Ph. Chasles (Revue des Deux Mondes, 1°" aott 1841, t. XXVII, p. 462-479). — Sur Borrow, cf. E. Montégut (Revue des Deux Mondes, 1857, p. 109). A cette « source » on peut ajouter | Histoire des Bohémiens, de Grell- mann (traduite en 1810); Les Bohémiens en Europe et en Asie, de Pott (paru en 1844), ete... (Cf. Dupouy, ower. erté, p. xxix et xxx). 1. Cf. Planche, Revue des Deux Mondes, septembre, p. 12141215. — L. Enault, Gazette de France, 12 janvier 1853, et a peu pres tous les critiques qui ont écrit sur Carmen. — Chateaubriand incorpore, lui aussi, Atala et René dans un exposé doctrinal (ef. Dupouy, ower. cité, p- XXxI). 2. Cf. P. Groussac, Une énigme littéraire, le Don Quichotte dAvella- 3. Cf. P. Bourget, Mérimée nouvelliste (Revue des Deux Mondes, 15 sep- tembre 1920, p. 269). 4. Carmen, p. 15, d. Les Sorciéres espagnoles, p. 355. L’ESPAGNE 215 lut sauve la vie ou non, c’est la part de la fantaisie ; mais comment ne pas l’aceepter puisque nous acceptons forcément ce qui précéde? Les recherches sur Vantique Munda raménent le voyageur ala bibliothéque des Domi- nicains de Cordoue. Le soir, il prend le frais sur les bords du Guadalquivir, of il rencontre une femme, qui est Car- men. Voila qui est exact, Mérimée ne faisant mystére ni de ses recherches a la bibhothéque des Dominicains, ni de sa rencontre avec la Carmencita. Que cette rencontre ait eu lieu a Cordoue, comme il Vaffirme ici, ou aux environs de Murviedro, comme il le dit en 1830!', c’est la part de la fantaisie; mais comment ne pas l’accepter, puisque nous acceptons forcément ce qui précede? Donec, si Méri- mée n’avait pas entrepris des recherches sur César, il n’aurait rencontré ni José-Maria dans la plaine de Cache- na, ni Carmen a Cordoue; s'il n’avait pas fréquenté Car- men, sa montre n’aurait pas disparu, José-Maria n’aurait pas été arrété, Mérimée ne l’aurait pas visité dans sa pri- son et n’aurait pas tenu de lui histoire de Carmen. Or, cette histoire, la voici... Avec quel art subtil n’est-elle pas amenée®! Ce mélange de vérité et de fiction nous force a accep- ter, comme nous avons accepté le reste. Il est d’autant plus difficile de séparer ici la vérité de la fiction que les trente premieres pages sont une sorte d’autobiographie, de confession. Nulle part Mérimée n’a prodigué autant de souvenirs personnels, @anecdotes vécues. Le premier 1. Carmen, p. 20-21. — Les Sorciéres espagnoles, p. 336, 2. Cf. Ch. Du Bos, Notes sur Mérimée (Revue critique des idées et des livres, 25 septembre 1920, p. 648). Mais parler de « vestibule », de « pa- lazzino », de « menhir littéraire », de « série de mines isolées » qui « explosent » (sic/) A propos de la composition de Carmen, etc... quest-ce a dire? 216 PROSPER MERIMEE DE 1834 «4 1853 mot est je, et il revient a chaque page; a chaque page Mérimée parle de lui, de ses travaux historiques, de son voyage en Andalousic pendant l’automne de 1830, de son ami le picador Francisco Sevilla, de son athéisme, de ses études sur les sciences occultes au sortir du college, de Vexécution capitale dont il fut témoin!... Sans doute, quand le drame s’engage, il s’elface et cede la parole a José Navarro; mais commentne pas croire celui-ci, puisque Mérimée recaeille histoire de sa bouche, qu’il ne cesse de se méler au drame, quil est méme Voceasion de la derniére scéne de jalousie qui met aux prises Carmen et son amant2? C’est un lieu commun de soutenir que Méri- mée, constamment, volontairement, est absent de son cuvre. Quelle erreur! Il vit en elle, il s’y découvre avec une simplicité qui n’est pas exempte de calcul’. Car voyez encore avec quelle hate il reprend la parole lorsque José Navarro a terminé son récit! On aimerait que lanouvelle se terminat par le coup de couteau fatal, et que Mérimée réservat aux savants ses discussions philolo- giques sur les bohémiens®. Mais les pages ot il insiste sur la sauvagerie des bohémiens sont, en quelque sorte, explication, la justification historique de Carmen. « Mal- gré tout, vous ne croyez pas a cette aventure », semble dire Mérimée. Eh bien! voici le temoignage de M. Bor- row, voici mon propre témoignage; et Mérimée, a nou- veau, évoque des souvenirs personnels : une Espagnole lui a raconté..., une bohémienne luia dit®... Comment 1. Carmen, p. 4, 23, 24, 30. 2. Ibid., p. 27. 3. Cf. la Vénus dIlle, Colomba..., ot le procédé est le méme. 4, Elle se terminait ainsi dans la premiére version de la Reeue des Deux Mondes. La dissertation a été ajoutée en 1846 (cf. Dupouy, ougr. Cité, Pp. XXII). 5. CE. lettres a F. Michel (inédites); a Requien, 16 mai 1845; a Go- bineau (Revue des Dewa Mondes, 15 octobre 1902, p- 728-729 — 733-734) ; ‘ g ; c& une Inconnue, t. I, Pp. 202. 6. Carmen, p. 91-92. — Le ton familier reparait, comme dans la Vé- nus dIlle (cf. Hovenkamp, our. cité, p- 185, note 1) L’ESPAGNE De ne pas le crotre? D’ailleurs, si vous restez incrédule, quimporte! Mérimée n’attache pas @importance a son histoire; les formes grammaticales du rommani Vinté- ressent davantage. Mais cette désinvolture avec laquelle il abandonne son récit dans les trois derniéres pages et cette affection de n’étre pas ému, c’est sa marque, sa si- onature, ¢’est encore lui. Le drame véritable est done encadré par des récits non- chalants qui lut donnent de la vraisemblance!. Les deux premiers chapitres ont un autre avantage : telles les scenes Vexposition de la tragédie classique, ils introduisent les deux personnages principaux, José Navarro d’abord, puis Carmen, l'un jeune, robuste, au regard sombre et fier, au teint foncé, a l’air farouche, l’autre petite, jeune, bien faite, éclairée de grands yeux, toute vétue de noir, un gros bouquet de jasmin dans les cheveux, une cigarette aux levres*. Ainsi, avant que le drame commence, nous connaissons les acteurs. Nous les connaissons st bien, la lumieve qui baigne le péristyle de ’a@uvre est si habilement concentrée sur eux qu’on a pu dire : « [ls vivent d’une vie réelle, Carmen a existé. » Oui, Carmen a existé, aflirment les uns, et ils nous donnent son état civil, sa vénéalogie, sa descen- dance; ils nous présentent sa fille, son gendre, sa petite- fille... Pure légende, invention de journalistes! protestent les autres; le personnage de Carmen est fictif et Mérimée enaconcu Vidée a Paris?. Quia raison? Sans doute y a-t-il exces dans les deux sens. Carmen a existé, c¢’est-a-dire qu unefemme, rencontréeen Espagne par Mérimée, a servi 1. Sur l'art de la mise en scéne, cf. Blaze de Bury, Lettres & une autre Inconnue. Introduction, p. LXVII-LXvIn, 2. Carmen, p. 5, 21-22. 3. Cf. Intermédiaire des chercheurs et des curieux, T. LVI, 30 sep- tembre et 20 octobre 1903. — Bulletin du Bibliophile, mai 1908, p. 239 (Sur la descendance de Carmen, par Pinvert). — Courtois-Suffit, A pro- pos du cinguantenaire de Carmen (la Vie des peuples, avril 1925, p. 728). — Dupouy, ouvr. cité, p. x11. 218 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 de modele a celui-ci; mais la Carmen du livre n’a pas existé, c’est-a-dire que Mérimée a transformé les traits de sonmodeéleoudeses modéles selon safantaisie!. D’ailleurs, pourquoi chercher stloin des témoignages suspects quand Véerivain révele les origines de son livre? En 1830, Méri- mée rencontre des vilanas, lune a Grenade, l’autre pres de Murviedro?; celle-ci, précisément, s’appelle Carmen- cita, passe pour sorciére, et de cette fille Wauberge il va faire une « cigarrera’». Il est probable qu il en rencontre (autres sur les quais du Guadalquivir et dans ses randon- nées a travers |’Andalousie; tant et si bien que toutes ces gitanas qui se ressemblent ont fini par se fondre lente- ment dans sa mémoire et que ce type est devenu Carmen. Au reste, cette Carmen, a moitié réelle, a moitié ima- ginaire, doit quelques traits a la Gitanilla de Cervantes, a Doha Gorgoja ou a Basilica d’Estebatiez Calderon, dontles Escenas Andaluzas avaient paru en 18374, peut- étre aux bohémiennes de Gil Blas, et a la Zemphyra de Pouchkine". Tl en est de méme pour Don José. Si, en Espagne, Mérimée n’a pas rencontré de brigand’, il a entendu raconter des histoires de brigands, et le José Maria el Tempranito de la troisiéme lettre VEspagne® devient Pamant de Carmen avec d’autant plus de facilité qae, littéraivement parlant, le type du bandit, du guerillero est ala mode en 1845 et que Robin Hood, Roque Guinar, les Zampas, les Fra Diavolos repré- sentent le beau idéal de VPhumanité”. Qwils’agisse done de 1. Méme technique dans Colomba (cf. ch. x). 2. Filon, Mérimée et ses amis, p- 54. — Les Sorciéres espagnoles, p. 336. 3. Le comte de Montijo avait eu une aventure avec une cigarrera (cf. Levaillant, /es Trois Muses de P. Mérimée. Figaro, 19 février 1927). 4. Cf. Revue blewe, 12 novembre 1910, p. 609. — Dupouy, ouer. etteé, Pp. XvVir. 5. Cf. Levaillant, art. cite. 6. Cf. Haumant, Pouchkine. Paris, Bloud, in-12, 1911, p. 114. 7. Lettres d Espagne, P. sll: 8. fotd., p. 321. 9. Cf. Filon, Mérimée, p. 72. — E. Henviot : Un Pessimiste : A. Rabbe L’ESPAGNE 219 Carmen ou de don José, les souvenirs littéraires pénetrent la réalité, la renforeent ou la modifient sans transparaitre jamais; car Mérimée élimine, fait peu avec beaucoup. Mais le récit est-il imaginaire? Sur ce point, c’est encore Mérimeée qui nous rensetone. Le 16 mat 1845, il écrit a M™? de Montijo : « Je viens de passer huit jours enfermé a écrire... une histoire que vous m’avez racontée il ya quinze ans, et que je crains d’avoir gatée. Il s’agissait dun Jaque de Malaga qui avait tué sa maitresse, laquelle se consacrait exclusivement au public. Apres Arsene Guil- lot je n’ai rien trouvé de plus moral a olfrir a nos belles dames. Comme j’étudie les bohémiens depuis quelque temps avec beaucoup de soin, j'ai fait mon héroine bohe- mienne!. » Pourquoi ne pas le croire? Dans le drame qu’on lui a raconté et qui va étre le fond de son récit, il remplace Jaque de Malaga par José Navarro, la maitresse de Jaque par Carmen, dont il fait une bohémienne. En effet il insiste sur le caractere é¢ranger de son héroine ; Carmen est une Basque d’Etchalar que les bohémiens ont emmenée toute jeune a Séville; et toujours elle se vante d’étre bohemienne, qui plus est, filleule de Satan : les Cale Vont élevée et sont responsables de sa mauvaise éducation, de sa perversion physique et morale*. C'est done faire un contresens que de considérer Carmen comme une « grisette espagnole »3, et les Espagnols ont tort de voir en Carmen un portrait peu flatté de leur race 4, (Temps, 6 novembre 1923). — Lanson, Histoire de la littérature fran- gatse, p. 152. 1. Lettres & M™° de Monto, ower. cité, t. 1, p. 134. — Cf. Pinvert, art. cité. — Filon, Wérimée et ses amis, p. 53. — Tourneux, Carmen (Lahure, in-8°, 1901), p. 3. 2. Carmen, p. 28, 37, 40, 85. 3. Clément de Ris, Portraits « la plume. Didier, in-12, 1853, p. 108; pour Vauteur, Carmen tient a la fois des races juive, moresque et anda- louse. Mauyaise étude. 4. H, de Montherlant, Une Préface pour Carmen (Nouvelles littéraires, 15 janvier 1927). Dailleurs Mérimée peint les bas-fonds de la vie popu- laire andalouse ‘cf. Valery-Larbaud, ower. cité, p. x11). 2.2.0 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1850 Carmen est a peine espagnole el elle est devenue bohé- mienne!. Sans doute Mérimée n’est-il pas faché que ses études sur le rommant lui donnent Voceasion de n’étre point désagréable a ses chers amis de la Péninsule! En tout cas la transposition est adroite, et la figure de Car- men y gagne en pittoresque, en ét vangete. Aussi, @un bout a Vautre du livre, c’est elle qui re- tient, qui fascine. I] existe entre Colomba et Carmen un parallélisme remarquable : dans les deux nouvelles la femme oceupe le premier plan et homme nest qu'un jouet entre ses mains; autant l'une est volontaire, éner- gique, autant lautre est faible, hésitant. Seul le motif qui fait agir les personnages change : en 1840, c’était la vengeance, en 1845, c’est amour. Quant a la « tech- nique » de Mérimée, elle ne change pas. Elle consiste Vabord a peindre les deux antagonistes, en ayant Pair cde négliger leurs portraits?, et non pas d'un seul coup, mais lentement, par petites touches successives, a l'aide de détails bien choisis. Abstraction faite de ces détails épars qui soulignent un geste, un regard, une attitude ®, Mérimée trace deux portraits de don José, trois por- traits de Carmen*, et les cing portraits sont travaillés avec un soin jaloux. Mais, dans un comme dans l’autre, un trait est fortement accusé : chez don José c'est le re- gard « sombre » et « fler », qui donne al’homme une ex- pression « noble » et « farouche »; chez Carmen, e’est le regard, lui aussi, le regard des « grands yeux », qui donne a la femme une expression « voluptueuse » et « fa- rouche® ». Le regard des étres a toujours hanté Mérimée, 1. Courtois-Suflit, ard. ctté, p. 726-728). — M™* Moreno (Conferencia, 15 juillet 1920, p. 148), 2. Carmen, p. 25. SOT openlist 2s aoGee io. cilé, p. 186. 4. Toid:, p.5, 13 — 21 Uae p- Bp dls} ee 81, 83. — Cf. Hovenkamp, ougr. » 20, 35. — Cl. Hovenkamp, ower. ctté, p. 169-170. L’ESPAGNE D221 car la vie se condense en lui, et lénigme de notre sort. Déja les yeux de la Vénus d’Ille avaient un regard dia- bolique; les yeux en coulisse de Carmen ont la méme étrangeté mystérieuse! : ils fascinent. Carmen est une soreiére, une filleule de Satan, un suppoét du diable; elle aun sourire diabolique et un regard de béte fauve, elle ne soccupe que de magie, de pierres d’aimant, de charmes et de philtres?. Le récit baigne dans cette al- mosphere de sorcellerie et Mérimée rejoint Holfmann?. On lVoubhie trop en étudiant Carmen, et que don José est ensorcelé. Car tout s’explique ainsi, tout se justifie, depuis les mensonges de Carmen jusqu aux crimes de don José. Si un symbole se dégage de Powuvre, c’est le symbole de amour fatal auquel nul ne résiste parce quwil est voulu par une puissance mystérieuse. Cette conception pessi- miste n’est-elle pas celle de presque tous les « analystes » du ceeur humain, de Racine, de Vabbé Prévost? Carmen pourra done étre menteuse, et don José pourra savoir quelle ment‘; elle pourra étre perverse, trahir quatre fois don José, et don José pourra se révolter quatre fois? ; elle pourra se moquer ironiquement de celui qui aime, et don José pourra bondir sous les outrages répétés"; elle pourra étre insensible, rire du malheur d’autrur’, et don José pourra sen indigner, il faudra, cotite que coute, que don José courbe la téte jusqu’au moment de la supréme révolte. « Tu es le diable », lui disais-je — « Oui», me répondait-elle’. Cette réplique éclaire Pouvre. 1. Carmen, p. 35, 38. 2. Tbid., p. 37, 39, 43° 5, 58, 68) 71, 87, 90: 3. Cf. Levaillant, Figaro, art. cité. 4. Carmen, p. 41, 43. 5. Ibid., p. 55, 61, 68, 77. 6. Ibid., p. 51, 56, 59, 64, 68, 69, 72. 7. Tbtd., p. 69. 8. Ibid., p. 63. D2? PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Maintenant le drame est noué. Il se déroule, simple, rapide, brutal; c'est Phistoire @un homme envouté que amour dégrade moralement!. Dés Vheure ot don José subit Venvotitement, dés Vheure oti if sent qu'il est ivre, fasciné, c’en est fait de lui?. Déja Mérimée a peint cette dégradation dans le don Juan des Ames du Purgatoire. Ici la peinture est plus hardie, plus haute en couleur. Don José tue un oflicier, déserte, se fait contrebandier, voleur, tue Garcia, tue Carmen?. A peine le lecteur a-t-il le loisir de s’apercevoir que (amour mene don José a la jalousie et que la jalousie le mene au crime, tant la composition est serrée, le style dépouillé, allure vive. Quelle chute vertigineuse! Sainte-Beuve compare Vart de Mérimée « a cette garde navarraise et au fameux coup de couteau par lequel son bandit tue le borgne. On regoit cela... Vian! On n’a pas le temps de voir si c’est beaut ». C’est encore Sainte-Beuve qui rapproche Carmen de Manon Lescaut. Il souligne Videntité du sujet dans les deux nouvelles, montre que don José passe par les mémes vicissitudes que Des Grieux, prouve que le rapport se poursuit jusqu’a la fin : don José ne creuse-t-il pas une fosse avec son couteau pour y déposer Carmen, comme Des Grieux en creuse une avee son épée pour y déposer Manon? Mais e’est le seul point de contact entre les deux romans. Que Carmen soit « une Manon Lescaut plus 2. , a , . poivrée et al espagnole® », nous pouvons en douter au- 1. Carmen, p. 45. 2. Ibid., p. 41, 48, 72. 3. Ibid., p. 56, 57, 58, 60, 65, 70, 72, 73, 76, 84 — Sur le drame et les deux caractéres principaux, ef. la poétique interprétation de M™* Gérard d’Houville, 4 propos de Carmen (préface de Carmen, édit. Champion, 1928) 4. Mes Poisons. Pavis, Plon, in-12, s, d., p. 99 (cf. Levaillant, les Se- crets de Sainte-Beuve. Figaro, 9 janyier 1926). Sainte-Beuve rappelle le mot de Vinet qualifiant le talent de Mérimée : « exquis et dur. » 5. Causeries du Lundi, t. VII, p. 306 (Vétude est du 7 février 1853), 6. Sainte-Beuve, Jes Poisons, p. 98. ; CONTREBANDIERS DE LA « SERRANIA DE RONDA Dessin de GUSTAVE DORE L’ESPAGNE 223 jourd’hui; mais telle elle apparait aux contemporains. Avant Sainte-Beuve, L. de Wailly avait fait le rappro- chement!, et, aprés lui, la comparaison est reprise au point de devenir un theme littéraire sur lequel on brode®. Toutefois, si le rapprochement est glorieux pour Mé- rimée, il ne s'impose pas plus que le rapprochement de Colomba et d’Electre. Carmen évoque en effet des types, des milieux, une civilisation et une race si différents de ceux quévoque le chel-d’euvre de Prévost que la res- semblance est extérieure et factice. Il existe méme un contraste violent entre la grace sensible et perverse de notre xvi’ siecle et Ix rudesse implacable des Espagnols que Mérimée met en scene. A coup sir, Mérimée cherche ce contraste; Vhistoire quil va conter rappelle en effet Vhistoire amoureuse de Manon, et tant d'autres histoires damour! Alors, il évite la ressemblance, il dépayse le lecteur en transportant la scene du Paris de 1740 dans VAndalousie de 1830; encore cette Andalousie est-elle comme « matinée » de Bohéme. Puis, sur cette toile de fond oti se profilent les clochers dune ville presque arabe, il fait rutiler les couleurs. Le faubourg de Triana, les femmes qui se baignent dans le Guadalquivir a Vheure de l’Angelus, la neveria, le baton ferré des Basques, les souliers de maroquin rouge aux rubans couleur de feu, les pains d’Alcala, les robes a paillettes, les fritures de poisson chez Lillas Pastia, les patios et les grilles des maisons de Séville, les jaunes d’@ufs sucrés, les fruits confits et Vorgeat de chufas, la danse au claquement des castagnettes, les coups de couteau, les Herevisses, le mare de café, les corridas et leur pittoresque beauteé, les 1. Athenaeum francais, 3 juillet 1852, p. 6. 2. Cf. Tourneux, art. cité, p. 4. — Semerau, Mérimée (Die Gegenwart, n° 41, 10 octobre 1903, p. 231. — Polikowsky, ouvr. cité, p. 128. — Falke, OUGTNCLLE ID ThReUG nes D4, PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 scenes de sorcellerie!..., ah! comme il donne au tableau les tons justes et nécessaires, les tons violents et crus! Alors on lui reproche cet exces de couleur, comme on lui a reproché le romanesque de Vintrigue, la rapidite du récit, allure étrange des personnages®. « C’est bien, mais sec, dur, sans développement », aflirme Sainte- Beuve’. Giuvre « faible », déclare Tolstoi*. Roman pi- raresque, dramatique d’opéra! s’écrient des critiques de moindre envergure®. Et il est vrai que Carmen rappelle certaines pages du Roman comique de Scarron, qui rap- pellent certaines pages des Nouvelles evemplaires de Cervantes, qui rappellent elles-mémes... Ou s’arrétera- t-on? On le sait d’autant moins que les critiques ne sont pas d’accord. Les uns reprochenta Mérimée un exces de sé- cheresse, les autres un excés de couleur. L’ceuvre est classique par la netteté de ses lignes et la sobriété de ses développements, disent les premiers ; lceuvre est roman- tique, allirment les autres, par la prédilection marquée de Vécrivain pour les aventuriers, les passions violentes, 1. Carmen, p. 21-22, 33,35, 37, 48, 45-48, 57, 63, Go, 73-74, 97, 79, 82. Couleur locale discréte et bien choisie; ni contresens, ni anachronisine (cf. Valery-Larbaud, ouvr. cité, p- X1v-xv). — Hovenkamp, our. eileé, Dp. Lo2) note bret pp. 191: 2. Est-ce une raison pour faire de Carmen une « apache » (Claretie, Conferencia, 1°" septembre 1921, p. 256), une « apache-gitane..., rac- crocheuse de bas-étage, entdleuse en sus,.., ne frayant qu’avec la plus abjecte pégre » (Vandérem, Revue de Paris, 15 septembre 1920, p. 423)? C’est manquer de mesure et de tact. 3. Mes Poisons, p. 98. 4. Journal, 1°" décembre 1856. Ce n’est certes pas la maniére large dVAnna Karénine. 5. Filon, Mérimée, p. 72. — Pour M. de Montherlant, Carmen est « ce qu’on peut trouver de plus atroce dans le genre chef-d’ceuvre » (art. cité). Pour M. Farrére, Mévimée y pose le « probléme éternel de latti- rance féminine » (Conferencia, 5 juin 1927, p. 549); a-til tant d’am- bition? — M. Hovenkamp ne voit dans la nouvelle qaun « tableau de genre » (owrr, erté, p. 210) : c'est ne pas comprendre le sens profond de leuyre. L’ESPAGNE p85: les enluminures. Mais n’est-il pas vain d’élever ainsi des cloisons étanches entre les écoles et de vouloir classer un livre, a toute force, dans un compartiment? L’cuvre est ce qu elle est; chacun Venvisage selon son got. Ne vaut-il pas mieux soulioner chez Mérimée une évolution curieuse? Réfractaire a toute influence, il participe d@abord au romantisme avec larriére-pensée de n’étre ni dupe ni complice; homme du xvim® siecle, il ne cherche a vivre ni par le romantisme ni pour lui. C’est pourquoi le déclin du romantisme ne lattriste pas; au contraire, Vheure ot le romantisme disparait en tant que doctrine ou symbole est celle ot il se montre volontiers roman- tique. Pourquoi? parce qu il n’a plus besoin de se mettre en garde contre les exces del école, parce qu il ne craint plus de trahir, en des ceuvres fortes, les aflinités secrétes qu il eut toujours et quil a encore avec les grands écri- vains de cette école. D’ailleurs il a gardé du romantisme quelques-unes des qualités essentielles, le relief, la cou- leur, énergie, les passions tranches et rudes, le gout du mysteére, de l'amour et de la mort. Done, en 1840, il écrit Colomba, en 1845, Carmen; et son passage a travers le romantisme lui permet de ne pas aborder le réalisme sechement, brutalement, comme le fait quelquefois Bal- zac, comme le feront Il. Monnier, Champfleury, Fey- deau, etc... : voyez avec quel art il pique dans les che- veux de Carmen un gros bouquet de jasmin, puis un gros bouquet de cassie!! Quelques mois avant la publication de Carmen, Mé- rimée est recu a | Académie frangaise et un critique place, a cette occasion, les Vouvelles de Mérimée au- dessus de la Comédie humaine*. Aujourd’hui pareil ju- gement fait sourire. Mais que, en 1845, nombre de bons 1. Carmen, p. 21 et 35. 2. Ch. Labitte, Revue des Deux Mondes, 15 février 1845. gat 15 226 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 esprits aient préféré Colomba et Carmena Modeste Mignon et a Gaudissart, c'est un symptome, historiquement parlant. On est las de certains exces, des déportements du style, de Vintempérance de la composition, du succes bruyant des entreprises mereantiles; les Zions du roman et du théadtre deviennent insupportables. Avant que Flaubert crée une nouvelle forme d’art, Mérimée con- cilie les meilleurs éléments du romantisme et les bons éléments de cet art qu’on appellera le réalisme. Etre vrai sans répudier les formes accessoires de l'art, ¢ est-a-dire les sons, les couleurs, les costumes, les jeux de lumiere et d’ombre, étre vrai sans dépouiller les choses de leur parure, c’est faire @uvre d’écrivain, et méme de poéete. Carmen rayonne de poésie a VPégal de Colomba. Quelle heureuse surprise, en 1845, pour les lecteurs des Meé- moires du Diable ou des Mysteres de Paris! Et quelle magnifique descendance ont eve les deux filles immortelles de Mérimée!. Aujourd’hui l’exotisme, qui est un de leurs charmes, se glisse partout. Aprés avoir donné naissance au roman qui porte son nom, ilse méle au roman historique, au roman fantastique, au roman « psycholo- gique » surtout. Une étude de meurs perdrait, semble-t-il, sa valeur poétique, si elle se déroulait & Gap ou a Montmo- rillon. L’amour éternel passe volontiers a sa ceinture, non seulement le poignard espagnol, mais le lys rouge de Flo- rence ou les fleurs ardentes de Naples, de la Sicile et de VPOrient?. Est-ce un héritage romantique? Sans doute. Pourtant il est curieux de remarquer qua Vheure ot 1. La musique de Bizet, qui accompagne le livret de Meilhac et Ha- lévy le 3 mars 1875, contribue a la gloire de Carmen (cf. Pinvert, Bul- letin du Bibliophile, juin-juillet 1910, p. 273). 2. Cf., entre autres, le Lys rouge dA. France, et surtout VAmphis- bene, de M. H. de Régnier, chef-d’ceuvre du roman poétique; de ces ceuvres au Dominique de Fromentin, on voit la distance. P, Loti semble étre pour beaucoup dans cette éyolution. L’ESPAGNE 227 Balzac, romantique par tempérament, ne sort guere de la vieille France, c'est Mérimée, peu enclin par nature au romantisme, qui favorise cette évolution. Carmen, aprés Colomba, révele un nouveau visage de l'amour, et il manquerait quelque chose aux lettres frangaises si ces deux femmes ne leur avatent apporté, avec la violence de leurs passions, Péclat, non moins violent, de leurs patries. CHAPITRE XVI L’ESPAGNE Il. — HISTOIRE DE DON PEDRE I* ROI DE CASTILLE Un art excessif nuit a la vie : Colomba et Carmen pa- raissent un peu raides dans leur perfection. Mais a Sé- ville, comme a Rome et a Athénes, la réalité, présente ou lointaine, obséde le voyageur, et ce sont les grands morts qui ramenent le nouvelliste 4 une compréhension plus souple de la destinée humaine. La rue de Candilejo conserve le buste en pierre du roi don Pedro [*; Mé- rimée le contemple et, tout de suite, Vimage du roi de Castille s’associe dans son esprit a Pimage de Carmen. II les sépare si peu qu’en nous contant histoire de Carmen il nous parle de don Pedro, évoque une scéne nocturne dont le galant monarque fut le héros, nous renvoie, pour plus ample informé, aux Anales de Sevilla, de Zutiga!... En réalité, il s’intéresse a l’étrange aventurier de- puis 18432, et il prépare son livre avec la minutie d’un chartiste. I] dépouille, lit, annote, commente tous les ouvrages nécessaires, se méfie d’Ayala, traite Mariana d’ « imbécile fieffé », Conde de « cuistre? ». Puisse la 1. Carmen, p. 48, note 4, et Histoire de Don Pédre I**, roi de Castille (éd. Charpentier, 1865, p. 123-124). 2. Cf. Lettres & M™° de Montijo, 18 novembre et 2 décembre 1843, t. I, p. 72 et 75. 3. Jbid., et lettre du 30 décembre 1848, t. I, p. 76. 230 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 bonne comtesse de Montijo, qui le conseille et le guide, lui indiquer des chroniqueurs plus séricux! En 1844, il ne cesse de recourir a ses lumiéres, car, dit-il, « plus je lis, moins je comprends cette époque-la! ». Alors il remue une masse de documents qui en impose*. Apres un temps Varrét, il reprend le travail en 1845; la com- tesse se prodigue, multiplie les envois de livres, les ex- plications’... Tant de science ne satisfait pas Mérimée. Ou s’arrétera-t-il? Lui-méme n’en sait rien. Impatient, il prend la route de Espagne et don Pedro le raméne coup sur coup a Madrid, puis a Barce- lone en 1845 et en 1846. Le 1° novembre 1845 il part pour Bordeaux; le 10 il est a Madrid‘. Tout de suite il subit « Patmosphére contagieuse » du salon de M™° de Montijo, dont il est Vhéte : soupirer, ne rien faire, telle est, parait-il, sa vie; les charmes de M'!* de Salvadora le captivent au point qu il fait semblant de songer au ma- riage”. Tout de méme, le temps lui parait long; Madrid lui plait moins qu’en 1840 parce que les bals remplacent les corridas®. Et don Pedro? Mérimée attend avec impa- tience qu’on veuille bien lui communiquer les documents sollicités : la Real Academia de la Historia west pas pressée. Alors il contemple ses chers Velasquez, admire les montagnes neigeuses, visite Narvaez, étudie les 1. Lettres & M™ de Montijo, 6 janvier 1844, t. I, p- 78. 2. Zurita, Froissart, les auteurs anglais, da Chronique de Séville... (/bid., 20 janvier 184%, t. I, p. 80)... Il cherche & entrer en rapport avec VAcadémie royale dhistoire de Madrid. (Ibid.) demande des renseigne- ments sur les histoires populaires, les traditions, la géographie... (/bid., 26 février 1844, t. 1, p. 84). 3. Ibid., 15 février, & avril, 12 avril, 26 avril 1845), t. I, p. 118 et suiv. (renseignements sur Huesca, Toléde; difficultés philologiques).... — 3 mai 1845 (rite mozarabe) — 9 mai (Chronique de don Alphonse, Gracia Dei, Yanguas, Zuniga)... 31 mai, 14 {UM te wpa debs iet Suiv. 4, Ibid., 1°" novembre 1845, t. I, p. 138. 5. Ibid., 20 et 27 décembre 1845, t. I, p. 140. 6. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 257. L’ESPAGNE 231 meeurs et particuliérement Vamour espagnols!. Enfin apres force intrigues, il « met le nez » dans les manus- crits concernant don Pedro. Désillusion! « Cela me semble peu de chose et ne valait pas la peine de faire un si long voyage », confie-t-il & Jenny Dacquin?. Aussi re- gagne-t-il aussit6t Bayonne, en se consolant avec Laza- rille de Tormeés®. Son maigre butin lui permet cependant de « refaire » son livret. En 1846, léchange de lettres entre la com- tesse et lui reprend de plus belle; il assaille son amie « dimpertinentes questions », se donne une peine in- finie, se tracasse®. Hin juillet, alerte! On lui signale des documents en Angleterre et il veut partir dans le Won- dershire : va-t-il falloir recommencer le livre pour la troi- sieme fois’? Mais brusquement il se ravise, renonce a VAngleterre, part pour Barcelone ot on lui signale des « choses admirables » et des « pieces inédites por cenie- nares’». L’archiviste don Prospero Bofarull Pattend; Mé- rimée arrive vers le 15 novembre, se lie avec le consul de France, De Lesseps, partage son temps entre le consulat, les courses en ville, les visites, les ¢tertullias et les ar- chives’. La société des gitanos et des gitanas le flatte; 1. Lettres & une Inconnue, p. 258-259; lettres 4 Montijo, 20 décembre 1845 (considérations sociales). 2. Chambon, Lettres inédiles, p. 224-225 (remercie Académie royale) ; Lettres & une Inconnue, t. I, p. 257 (18 novembre 1845). 3. Retour comique (Lettres & Montijo, 20 décembre 1845). Et voici Mé- rimée fournisseur attitvé de mantilles! (Jdzd., 27 décembre 1845 — 3 jan- vier 1846). 4. Histoire de don Pédre. Avant-propos, p. 11. — Lettres & Montijo, 3 janvier et 17 juillet 1846 : il lit Mariana. 5. Lettres & Montijo, 28 février, 7 et 14 mars, 18 avril, 8 et 29 mai, 6 et 13 juin 1856. 6. Ibid., 4 et 17 juillet 1846. 7. Ibid., 22 aottt, 4 septembre, 2 et 17 octobre 1846 (dés aotit il an- nonce son départ). Sur les piéces qu’on lai signale & Barcelone et a Lisbonne, cf. zbid., 18 avril et 29 mai 1846. 8. Ibid., 15 novembre 1846. — La Presse, 18 novembre 1846. — Filon, Mérimée et ses amis, p. 164. 22 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 _ parlant leur langue, il « est des leurs », et il sera non moins fier de laisser a Barcelone « la réputation @un don Juan irrésistible! ». Mais don Pedro? Cette fois-ci, grace a Bofarull2, il fait une « trés riche moisson dans les archives » qui « sont dans un ordre admirable et pré- sentent une suite unique? ». Et quel beau cadre! Salle gothique, cour de marbre plantée @orangers tout scin- tillants de fruits mirs, despacho luxueux qui rappelle un earavansérail asiatique'. Mais tant de pieces, de chartes, de registres, de manuserits, de parchemins lui défilent sous les yeux quil en est éblout; ilentrevoit des trésors, il n’a pas le loisir d’y pénétrer®. Bref, son quatrieme sé- jour en Espagne est agréable; Bofarull Va comblé de documents, de grenades, d’oranges et de cigares. Il ne lui reste plus qua mettre en ordre « une masse de pa- piers griffonneés tres fin® ». Il y emploie Pannée 1847, brile daller a Séville pour- suivre ses recherches, appelle a son aide M'™® de Mon- tijo, veut retourner a Grenade... Il parle sans cesse de son « ami don Pedro », des archives a consulter « par ac- quit de conscience’ ». Mais quoi! Votla cing ans bientét 1. Lettres & Montijo, 15 novembre et 19 décembre 1846. — Lettres & une Inconnue, t. J, p. 256 (la date de 1845 est fausse), — Filon, ower. cilé, p. 164-166, 2. Qwil appelle son focayo (Histoire de don Pedro... Avant-Propos, p. it): 3. Lettres a Jaubert de Passa, \5 décembre 1846, art. cité, p. “1. MW lui demande louvrage de Carbonell, quwil n’a pu trouver, et le charge de recherches en Roussillon (/bid., 24 décembre 1846, p. 48). 4. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 255. 5. Histoire de don Pedro, poe, Atl 6. Lettres « Montijo, 12 décembre 1846. De Barcelone il avait demandé des renseignements sur Toléde, Cordoue, Burgos (/dcd., 15 novembre 1846). Son voyage fut & peu pres inutile (Lettres & une Inconnue, t. I, p. 256 : cette lettre est de 1846 et non de 1845: Chambon | Notes..., p. x, n. 2. — Préface de la Célébre Inconnue de Mérimée par Lefebvre, p. 18] et M. Josserand [P. Mérimée. Esquisse d’une édition critique de sa correspondance. Colin, in-8°, 5, d., p. 37] la rectifient mal. 7. Ibid., 23 et 29 janvier, 16 et 24 avril, 21 mai, 10 et 30 juillet, 26 L’ESPAGNE Das qu il médite son travail. « Vous étes la martyre de Vhis- toire de don Pedro », écrit-il a la comtesse!: et lui aussi en estle martyr. La Revue des Deux Mondes s’impatiente, réclame le manuscrit®. D’octobre 1847 a janvier 1848 on imprime le livre; il sort enfin des presses. M"® de Mon- tijo a les honneurs de la dédicace; Vouvrage lui plait, et Mérimée s’en félicite*. Quelle poussiére n’a-t-il pas secouée! « C’est un trait d@honnéteté de ma part dont mon biographe, j’espere, me tiendra compte », dit-il a Jenny Dacquin‘. Tant de science et de conscience mis au service de Vhistoire commande en effet qu’on examine une ceuvre trop oubliée aujourd hui. Elle n’est pas sans valeur; car Mérimée y reste fidéle a ses gouts et a son tempérament dartiste. Le drame de Carmen et la tragédie quest le regne de don Pedro dif- ferent peu : dans ’un comme dans Vautre la violence do- mine et une fatalité mystérieuse conduit les événements, bousecule les étres. Le cadre est le méme: si, dans Carmen, Mérimée évoque Vombre de don Pedro, dans V Histoire de don Pedre il retrouve les Bohémiens de Sé- ville. Iei, comme ]a, Vaction se déroule partiellement en Andalousie. Séville est la cité de don Pedro comme elle est celle de Carmen. Don Pedro y est né; au milieu des orages de savie, il y revient toujours. Séville est peuplee de ses souvenirs, hantée par son ombre... Des 1830, Mé- rimée, parcourant les vieilles rues de Séville et le palais £ 847). 1. Lettres & Montijo, 18 septembre 1847. 2. Ibid., 8 octobre 1847. 3. Ibid., 22 et 29 octobre, 6, 20, 27 novembre, 18 décembre 1847, 8 et 22 janvier, 26 avril 1848 (impression retardée). 4, Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 256. 27 aotit, 18 septembre 1847. Il achéve le 1°" juillet (Ibid., 3 juillet ) 234 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 mauresque, respire cette atmosphere historique ; Cor-= doue lui a révélé Carmen, Séville Don Pedro; entre la nouvelle et le livre d’histoire la parenté n’est pas dou- teuse, et la petite lampe quidonna son nom a la rue tra- gique de Candilejo éclaire pareillement Pune et Pautre de sa lueur funebre!. Mérimée a-t-il voulu suggérer ce rapprochement entre lEspagne de 1830 et Espagne de 1360? En tout cas, quel beau diptyque romantique! Ce nest pas seulement le cadre qui, dans Vhistoire de don Pedro, séduit Mé- rimée, c'est Pépoque et eest le caractere du roi. Le xiv siecle lui plait; aprés Vavoir dramatisé dans la Jac- querie, il va le peindre avee exactitude. 1358 est la date de notre Jacquerie; don Pedro monte sur le tréne en 1350 et est assassiné en 1370 : ainsi Mérimée étudie, en Espagne comme en France, la partie centrale du xiv® siecle, et le livre de Froissart, son guide préferé, lui sert en 1845 comme en 1827°%. Pourquoi done Mérimée revient-il a ce x1v° siecle qui lut est cher a Péoal du xvi°? Parce que cette époque bar- bare, ot s’accumulent les meurtres, les pillages et les guerres, celte époque étrange, ou les sentiments chevya- leresques temperent la brutalité, ignorance et la su- perstition, découvre la nature humaine dans ses manifes- tations spontanées : les aventuriers de la Péninsule res- semblent aux paysans du Beauvaisis. Quant a don Pedro, il est son héros puisqu’il reflete Vimage du siecle et fixe Vattention par Vexcés du bien et du mal dont il est ea- pable. Abandonné par sa mére, poignardé par son frere, cet homme au sombre destin a une sorte de pouvoir dia- bolique comme Carmen, et il est victime de la fatalité comme don José. Mérimée aime ces caractéres mi-réels 1. Cf. Carmen, p. 49. 2. Tl lui fait de nombreux emprunts, surtout a la fin. Cf. p-. £45, 458, 455, 457, 458-459, 464, 468-473, 476, 518-519, 525... L’ ESPAGNE PEBNS mi-fabuleux, dont on ne sait plus sils sont véritables ou imaginés. Or, la légende s’est emparée de ce roi, hai des uns, adoré des autres; poétes et dramaturges Dont chante, et voici que, secouant la poussiére des archives, le mystérieux personnage se dessine dans le Romancero general', se précise dans El cierto por el dudoso de Lope de Vega, s’accuse en plein relief dans Fl Medico de su honra et dans Las tres justicias en una de Calderon, dans Ganar Amigos d’ Alarcon. Mais les trois poétes, fi- déles aux légendes populaires, ont transfiguré le héros, et si la poésie a gagné a cette métamorphose, la vérité historique en a souffert. Mérimée, historien, rejette-t-il ces poétiques légendes? I] s’en garde, car la poésie fait partie de Vhistoire, et don Pédre vit par celle-la autant que par celle-ci. Croyez done avee Péerivain que don Pédre fut ensorcelé par Marie Padilla, la bari crallisa, la reine des Bohémiens, habile, telle Carmen, a preparer les philtres; croyez que des miracles arracherent dota Maria, veuve de don Juan de la Cerda, a l'amour impé- rieux du roi*. « J'ai rapporté longuement cette légende, inconnue aux auteurs contemporains, pour donner une idée des transformations que !histoire de don Pédre a subies par la tradition, et des couleurs poétiques que lu a données la vive imagination du peuple espagnol, dit Mérimée en maniére d’excuse. Apres le récit merveilleux vient la simple vérité de Vhistoire® ». Telle est en effet sa méthode : il va de la léegende a 1. Huit piéces lui sont consacrées (cf. Biblioteca de autores espanoles. Ed. A. Durand, Madrid, 2 vol. in-8°, 1851, t. II, p. 57-44%). Mérimée en reproduit quelques-unes en Appendice (p. 552-553). 2. Histoire de don Pédre, p. 109, 227. 3. Ibid., p. 228. — Sorcellerie, magie, présages... ont leur place dans le livre (cf. p. 315). 236 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Vhistoire sans sacrifier lune ou l'autre. Les poetes lui offrent un portrait, fidéle dans les grandes lignes : prince rusé, barbare et cruel, homme épris de justice, cheva- leresque et généreux, don Pedre a le double visage des Hermes antiques. Son énigme consiste dans la juxtapo- sition de sentiments contraires et dans la lutte intérieure W@inconciliables passions. Corneille ett été séduit par elle; Mérimée la déchilfre en étudiant, apres les légendes, les travaux historiques que les Espagnols ont consacrés a don Pedre. Car, avant tout, il se pique d’evactitude', et il tremble que personne ne lui sache gré de cette vertu. Qu’il se rassure! les érudits du xx® siecle ne peuvent Iui reprocher une méthode qui, neuve en 1845, est devenue la leur. Comme sou livre est solidement étayé! Comme la docu- mentation est riche! «Je maintiens, jusqu’au feu exclusive- ment, que je nai rien dit qui ne fit prouve par un témot- gnage authentique? », assure-t-il a propos du meurtre de don Pedre; et dans ?Avant-Propos, quiest un modele de dissertation historique, il sépare le bon grain de livraie et justifie son choix. Nous avons assisté a ses longues re- cherches : en voici le fruit. Dégageons-nous du fatras des noms propres. Il reste que, malgré des réserves3, Ayala est son guide, et que plus de vinget-cing gros ou- ¢ vrages, espagnols et franeais, constituent le fondement de son livre‘ . Hl reste surtout que Mérimée a le rare mé- 1. Cf. Lettres au président de la Real Academia de la historia de Ma- drid, 31 aotit 1848 (Chambon, Lettres inédites, p. 244-245); a& une Incon- nue, t. I, p. 255-259, 280-281. 2. Lettres & Montijo, 19 février 1848. 3. Lettres & Montijo, 2 décembre 1843, p. 74. — Histoire de don Pedre, p. 328. Tout de méme il le préfére aux autres compilateurs (cf. Avant-Propos, p. 6). %. Surtout ceux de Rades, Zurita, Zuniga, Feliu, Torres y Tapia, Car- bonell, les Archives d’Aragon, la Chronique de Duguesclin, Froissart... (Cf. Notes et Appendice). Sainte-Beuve admire Mérimée « radical en L’ESPAGNE 231 rite de s’orienter avec aisance dans cette masse de docu- ments!, et que, s'il commet des erreurs, elles ne com- promettent rien?. Pourquoi? Paree que Mérimée procéde avec cette mé- thode qui fut la sienne dans les études d’histoire romaine et d’histoire grecque. « L’histoire ne doit pas se borner, ce me semble, au récit des événements politiques, dé- clare-t-il, elle doit encore enregistrer les faits qui font connaitre les maurs et les caractéres des hommes d’au- trefois? ». Il Alargit done son domaine, mais avee pru- dence, et il accueille, sous bénéfice d’inventaire, l’anec- dote, la légende, le détail pittoresque qui éclaire une époque ou une physionomie*. Répugnant aux idées gé- nérales et aux tableaux d’ensemble, il se révéle chroni- queur plus qu’historien. Toutefois il évite les brillants défauts de Froissart; impartial jusqu’a la froideur, sobre jusqu’a la sécheresse, il déblaye vite, en artiste”. Or, son art est tantot une analyse, tantét une synthese; une analyse puisque Mérimée cherche a pénétrer le carac- tere d'un prince « si diversement jugé »; une synthése puisque, en peignant ce caractere, il veut peindre le xiy® siécle espagnol qui est, en quelque sorte, ramassé dans ce « génie énergique® », Art digne d’un Corneille ou d’un Hugo! Mérimée n’approche pas de ces maitres ; toutefois, peintre habile, il place don Pédre en pleine fait d’histoire, la prenant toujours a la source et touchant le roc » (Troubat, Souvenirs du dernier secrétaire de Sainte-Beuve. Paris, Cal- mann Lévy, in-12, 1890, p. 335). 1. Cf. p. 433, 460, 490 (meurtres attribués au roi). 2. Le Corsaire le chicane sur la position des ponts de Toléde (13 jan- vier 1849). On peut relevyer d’autres yétilles, 3. Histoire de don Peédre..., p. 309. 4, Ibid., p. 105, 109, 123, 147, 151, 155-156, 181, 195, 227, 253, 315, B22 5. [bid., p. 253 (« J’omets... »), p. 314 (« Je n’entrerai pas... »). 6. Ibid., p. 10 et 351. 238 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 lumiére et les antagonistes dans une pénombre qui accuse la physionomie royale!. Quel roi! En 1350, don Peédre, deé de quinze ans, suecede a son pére Alphonse sur le trone de Castille. Jouet du ministre Alburquerque et de sa femme, dofia Maria de Padilla, il se débarrasse de l'un, trompe lautre, devient bigame, fait trembler Espagne devant une justice redoutable, lutte contre les batards qui rodent autour du trone. Trahi par les siens, méme par sa mére, prisonnier, excommunié, il ne songe dé- sormais qu’a « détruire le pouvoir des grands vassaux », a « élever son autorité sur les ruines de la tyrannie féo- dale? ». Alors il tue, il tue®, il tue jusqu’au jour ot son frére batard, don Henri de Transtamare, avee Vindigne complicité de Duguesclin‘, le poignarde dans un guet- apens : ainsi meurt-il a trente-cing ans?. Avec une finesse et une profondeur de moraliste, Mé- rimée explique le caractere du prince par les malheurs dont il fut la victime, et par Pépoque ot il vécut. La page est lumineuse ot il montre l’effet de ces malheurs « qui murissent les hommes avant le temps » sur lame du jeune roi: la trahison fait naitre en lui la méfiance, le mépris la haine, la puissance de Pennemi la ruse et la perfidie, le recours aux pires moyens lart de com- poser son visage et de déguiser ses sentiments, la féro- cité des meurs l’endurcissement a la douleur. « Pourvu qu il fat obéi et redouté, il se souciait peu de gagner Pamour d hommes qu il méprisait". » La conséquence est 1. Don Fadrique, don Henri de Transtamare, le prince de Galles, Du- guesclin, les femmes aimées du roi... 2. Histoire de don Pédre, p. 172-173. 3. Don Fadrique (/did., p. 238), don Juan (p. 244), Osorio (p, 275). Cf. @autres meurtres, p. 286-289... 4. Aussi Mérimée est-il dur pour Duguesclin (cf. Lettres & Montiyo, 8 mai 1846). 5. Histoire de don Pédre, p. 531. 6. Ibid., p. 173, — Cf. Lettres & Montijo, 30 décembre 1843, t. Lp. 76. L’ESPAGNE 239 fatale. Ainsi la vie nous faconne rudement, ainsi les cir- constances nous font ce que nous sommes. Don Pédre est obligé de frapper vite et dur: c’est la faute des obs- tacles qu'on dresse devant lui; il est cruel, rusé : c’est la faute des riches-hommes de Castille qui obligent le hon a se muer en renard. D/ailleurs, en agissant de la sorte, il sauve la royauté, il rend service a tous!. Les derniéres pages du livre, ot la politique du roi est expliquée par les besoins du moment, sont admirables de pénétration et de netteté, parce qu'on y sent, non pas lécrivain du xix® siecle, mais le contemporain d’Ayala®. Done, peu a peu, le caractére du rois’accuse, les traits se durcissent, se simplifient. D’instinct, la noblesse qua- lifie Don Pédre de cruel parce qu'elle est décimée par lui, Je peuple de /usticier parce quil trouve en lui un dé- fenseur: cruauté, amour de la justice voila les deux traits essentiels de ce despote qui poussa les sentiments che- valeresques jusqu’a la férocité, la grandeur jusqu’a lin- flexibilité®, et, en méme temps que le caractére du roi, s’accuse le caractére du siécle. Or, le prince, expliqué de la sorte, est & demi par- donné. Sans doute don Pédre est un criminel; on l’ac- cuse d’avoir tué sa femme, sa tante, deux de ses cousines, un de ses cousins, trois de ses fréres, des chevaliers, des écuyers, des dames, des demoiselles, des prélats...; on Paccuse surtout d’avoir aggravé tant de meurtres par un raflinement de supplices et de tortures dont le récit sou- léve le coeur : n’a-t-il pas fait briler vive dofa Urraca de 1. Histoire de don Pédre, p. 290-293, 325, 534-535. 2. Ibid., p. 533-536... Rappelant le principe quil mit en lumiére dans la Préface de la Chronique du temps de Charles IX, il se refuse a juger avec les idées modernes et se fait l'Ame d’un Espagnol du xiv° siécle. Cf. Ibid., p. 195, note, 293... — Lettres & Montijo, 9 mai 1845, p. 131. 3. Ibid., p. 254, 285, 516. 240 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Osorio!? Mais Mérimée a trop d’esprit critique pour s’émouvoir : au lieu de juger, ils’efforce de comprendre. « Je n’ai point entrepris de défendre don Pédre », dé- clare-t-il, et il se refuse a écrire une « apologie* ». Tou- tefois, il ne veut pas non plus qu’on accable sa mémoire. C’est pourquoi, lorsquwil s’agit dun crime, il examine les documents de prés et il arrive a cette conclusion, ou que les faits ne sont pas prouvés, ou quils ont été faussés; Ayala méme, en la matiére, lui est suspect?. Alors, en historien prudent, il écarte les accusations, fondées sur des bruits populaires, que le chroniqueur accueille sans réserve!. Ainsi les cing pages ott, discutant la mort de Blanche de Bourbon, Mérimée réfute les témoignages des chroniqueurs contemporains, sont un modele d’ana- lyse morale : il semble que Vintelligence de Mérimée et sa connaissance du ceur humain pressentent enfin la vérité®, Le souci de Mérimée est done d’expliguer et de jus- tifier le caractére du roi par le milieu. Mais ne tombe- t-il pas dans une contradiction a la fois historique et mo- rale, puisque, selon lui, la lutte du génie de don Peédre contre les mm@urs du xry® siecle est le drame essentiel ? D’un cote un génie personnel, de autre une noblesse et un clergé tyranniques, dun cété le roi, de autre la so- ciété, voila Pantithése que Mérimée souligne, Or, si don 1. Histoire de don Pédre, p. 286-289, 460. 2. Ibid., p. 10, 293. 3. Ibid., p. 200-201, 324-325, 394, 434, 463. #. [bid., p. 463. — Qu’il s’agisse de don Fadrique (p. 200-201), de Blanche de Bourbon (p. 324), de don Suero (p. 484), de don Gil d’Al- burquerque ou de dona Blanca de Villena (p. 463)... Mérimée fait d’expresses réserves. — Méme prudence, p. 201, 290, 327, 534-535... o. Mérimée défendait déja don Pédre dans les lettres a M™° de Mon- tijo (cf. 30 décembre 1843, t. I, p. 76 — 9 mai 1845, p. 131 — p. 14 a 28 — mars 1846, p. 158, etc...) )- ~ L’ESPAGNE 241 Pedre s’oppose aux murs du xiv® siécle, comment peut-il les refléter? La contradiction n’est qu’apparente ; en réalité don Pedre s’ oppose moins aux ma@urs du siécle qua la tyrannie féodale des castes qui menacent le pou- voi royal; il combat moins les prétentions de ses rivaux que leurs vices. Car leurs vices, il les partage, etil est un tyran a la maniére de tel riche-homme, de tel prélat. En lui done le siecle, et quel siécle! trouve sa fidéle image. Cest PEspagne du Moyen Age qui ressuscite a nos yeux, comme elle ressuscite, avec plus de puissance, dans certaines pieces de Calderon ou de Lope de Vega. Cruauté et fatalisme, léger sang et de la torture!..., tels en sont les caractéres vio- ides et superstitions, gout du lents et, en quelque sorte, extérieurs. Mais, sous ce masque horrible, Mérimée découvre le sentiment cheva- leresque, [héroisme, Veltfort vers la justice, le dévoue- ment, le courage militaire et civiquue, le mépris de la souf- france et de la mort?... Sombre tableau tout de méme, tableau d'une Espagne divisée, ravagée par la guerre et, qui pis est, par une guerre civile ot: participe ’étranger! Il s’ensuit que cet esprit guerrier est esprit du siecle le droit féodal en est imbu, la justice s’en inspire, les moeurs sen ressentent?. Selon sa maniere directe et in- cisive, Mérimée le prouve a l'aide dune anecdote, dun détail. Ruse de guerre, lettre diplomatique, dispute san- glante, entrevue en rase Campagne ‘..., autant de touches légeres dont le tableau, peu a peu, se compose. Et voici des touches plus appuyées : le siege de Cabezon, ou se révele (honneur chevaleresque, l’acte du roi de Por- tugal arrachant le cour a Pero Coelho et insultant sa |. Histoire de don Pédre, p. 87, 181, 195 — 109, 227 — 109, 315 — 286, 322, 347, 418... 2. Ibid., p. 96, 122, 339, 418, 456, 471, 513... 3. Ibid., p. 307, 309... 4. Ibid., p. 147, 151, 155-156. III 16 242, PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 victime « par une affreuse plaisanterie qui peint les meurs de l’époque », le duel de Séville oti la justice est bafouée, les superstitions musalmanes qui « infectent » VAndalousie, les coutumes qui font de la guerre un jeu sanglant!... Grace a ces touches, Mérimée donne une: idée exacte des meeurs du xvi® siécle, dont la bar- barie se cache sous « le vernis brillant de Vhonneur chevaleresque », et du caractere espagnol dont il sait les qualités et les défauts, Vardeur indomptable et la force dinertie®. Puis, élargissant le tableau, il dessine, a Varriére-plan, de vigoureux portraits, celui du prince de Galles, qui ap- porte a don Pédre le secours des archers anglais, celui de Duguesclin, qui envahit la Castille avee la Grande Compagnie, refoule don Pedre, est fait prisonnier, se l- bere, soutient don Henri, préte la main au meurtre du roi’, Mérimée accuse l’énergique figure de Vaventurier breton avec une vigueur et un art des nuances qui réevelent en lui Vobservateur et le critique. « Sous des traits gros- sters et ignobles, sous apparence d'une vigueur brutale, [Duguesclin] cachait une finesse profonde, et savait étre, comme le général de Machiavel, tour a tour lion et re- nard. Dans les camps, ses larges épaules, son corps ossu, son visage noir et brilé par le soleil, ses poings énormes, qui faisaient voltiger une lourde hache d’armes comme un léger roseau, imposaient le respect aux gens de guerre a une époque ot le poids des armures faisait de la force physique la premiere qualité du soldat. Dans les conseils, il était avisé, souple, quelquefois éloquent, mé- lant a propos Paudace a la prudence, et se faisant par- donner son bon sens par des bouffonneries‘... » . Histoire de don Peédre, p. 253, 286 et note, 315, 342, 355, 392, 464. . Ibid., p. 195, 312, 488, 529. Ibid., p. 398, 428, 438, 446, 517, 532. Ibid., p. 399. Owe — iw) oa ee) L’ESPAGNE Tel est ce livre, un peu long, un peu lourd, quis’anime avec lenteur, mais qui s’anime. La tonalité en est grise, Vallure monotone; il lui manque le souflle de Michelet, Vémotion dA. Thierry. En revanche rien n’est mieux établi, plus solide, plus probe. Mérimée est le précurseur des érudits modernes, dontil ales qualités et les défauts. Travaillant sur des fiches, soucieux de documentation exacte et de vérité, il ouvre la voie a ceux qui considérent Vhistoire, non plus comme une résurrection, mais comme une reconstitulion. Ingrats serions-nous de lui marchander notre reconnaissance ! Car Mérimée n’exclut pas la poésie de l’histoire; il préfere Thucydide, mais il aime Hérodote. Son style méme se pare, au besoin, de graces inattendues, et il remonte, en humaniste, ala plus vieille, a la plus belle poésie, celle d Homeére. On lui re- proche d’écrire froidement. Est-il froid celui qui ose écrire. « De méme que le lion oublie une premiére bles- sure pour se jeter sur le chasseur qui vient de lui porter la derniére atteinte, don Pédre tourna toute sa fureur contre son nouvel ennemt! »; ou: « Lorsque la nuit, dans les solitudes de PAfrique, au milieu des cris confus poussés par la foule des animaux sauvages qui se dispu- tent leur proie, le rugissement Wun lion se fait entendre, soudain toutes ces clameurs cessent, etilse faitun grand silence. C’est VThommage de la terreur rendu au voi du désert. Ainsi®... »? N’en doutons pas; en 1840, devant les ruines d’Athénes et de Smyrne, Mérimée a relu P/diade et VOdyssée en méme temps que la Description de la Grece. S’étonnera- 1. Histotre de don Pédre, p. 298. 2. Ibid., p. 398. 244 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 t-on que, en 1848, il puisse allier enfin, par moments, exactitude de Pausanias et la force d' Homere? a xk ok L’Espagne, quilui porte bonheur, reste Vobjet constant de ses études. Aux deux livres qu il vient de lui consacrer il ajoute, entre 1845 et 1851, cing articles!. Bien que ces articles concernent l’art et la littérature espagnols, bien quils dénotent chez Mérimée une connaissance appro- fondie du pays dontil parle et une rare finesse d’analyse, comment ne seraient-ils pas & demi etfaces par lombre que projettent sur eux Carmen et don Pedre? On les lit, on les analyse avec soip, on admire tant de sagacite, dintelligence, de pondération, d’esprit. Puis on ferme les yeux pour n’étre pas ébloui par les détails; alors on napercoit plus, s’estompant a demi dans cette ombre glorieuse, que la silhouette lascive de la petite danseuse, la belle Natica*, Velasquez au rude coloris, Murillo, ses anges et ses madones*, Pimmortel Cervantes qu’il aima comme un maitre inimitable’. On ne s’étonne pas que, fils de peintre et peintre lui-méme, il parle avee streté des arts en Espagne, qu il sacrifie l’ Eseurial aux portraits de Velasquez, quil saisisse, ayant beaucoup vécu dans le pays, Vinfluence des meeurs, de la vie politique et so- 1, On peut négliger : Le Pont de Toléde, & Madrid (Magasin pitto- resque, janvier 1849, p. 8. Anonyme). — Examen de la dissertation in- titulée Memoria historico-critica sobre ef gran disco de Theodosio... por Dr. Antonio Delgado. Madrid, 1849 (Revue archéologique, juillet 1849, p. 263-267). Toutefois ce dernier article prouve lérudite sagacité de Mérimée. 2. Notice sur une statuette de la Bibliothéque nationale de Madrid (Re- vue archéologique, juillet 1846, p. 264-267). 3. Annals of the artists in Spain by W. Stirling, Londres, John Olli- vier, 1848, 3 vol. in-8° (Revue des Deua Mondes, 15 novembre 1848, p. 639-645), Article important. 4. De la littérature espagnole. History of spanish literature, by George Ticknoyv. 8 vol. in-8°, New-York (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1851, p. 275-288). Article important (ef. Mélanges historiques..., p. 239). L>ESPAGNE 245 ctale, de la littérature sur la peinture espagnole, qu il anime sa critique dart de souvenirs precis!. On s’étonne moins encore qu il redresse les assertions de G. Ticknor sur les origines de la littérature espagnole et repousse les lieux communs, dont son livre est rempli, sur le ca- ractere des habitants de la Péninsule, qwil parle mieux que Vauteur américain de Vinfluence italienne en Es- pagne, de Cervantes, du théatre, du style culto?... Sans doute il lui arrive de se répéter, et tout n’est pas neul dans ces articles’. Mais quoi! « Le plaisir de parler Wun pays et dune langue » quil aime donne a sa eri- 8 tique une ampleur inacecoutumée, et Pétude du passé lui permet Venvisager Vavenir. Son mérite est d’autant plus grand quil mesure les difficultés presque insurmon- tables auxquelles se heurte quiconque veut étudier, en Espagne, la littérature espagnole®. Il a eu la perséve- rance nécessaire, et surtout il possede cette intelligence clairvoyante et libre qui, déegagée de tout préejugeé, lu. permet de dominer son sujet. Le Frangaisa le tort grave de juger autrui avec des idées frangaises ; routinier, il accepte avec peine un point de vue nouveau. Mérimée a une « indépendance cosmopolite de gotit » et il sait, au besoin, « se dépouiller » de sa nationalité®. Voila qui lui 1. Annals of the artists... (Revue des Deu. Mondes, 15 novembre 1848). Cf. p. 640, 641, 644, 645 (souvenirs personnels)... Mérimée prétend que la peinture fut importée d’Italie en Espagne (p. 640); il préfére tou- jours Velasquez & Murillo et il arrive & la méme conclusion : étudier les maitres. 2. De la littérature espagnole. Cf, Mélanges historiques.,.., p. 244-246, 250, 253-254, 257, 262... Les douze premiéres pages sont une longue dissertalion historique dont Mérimée s’excuse (p. 252). — Jugement sévere sur Ticknor, « Yankee trés érudit et fort béte »; son livre est un « gAteau de plomb » (Lettre inédite a F. Michel, 17 juillet 1851). 3. TL a parlé du style eud/to en 1826 (Préface de Don Quichotte). Cf. art. cité, p. 261-262... 4. De ta littérature espagnole, ouvr. cité, p. 262. 5. Ibid., p. 239-240. 6. [bid., p. 240-241. 246 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 faithonneur, et lon regretterait quil n’edt pas écrit lui- méme l’histoire des lettres espagnoles si les deux figures mystérieuses de Carmen et de don Pedro, illuminées par le grand soleil de cette Andalousie qui] aimait, ne sufh- saient a sa gloire. FQ Tel est, entre 1835 et 1853, le voyageur. ll mérite notre sympathie et notre admiration. Pour ma part, je ne marchande ni Pune ni Vautre a cet homme singulier, dont la destinée fut belle, puisqu il a pu, dans ses années vigoureuses, contempler le temple de Paestum apres la cathédrale de Chartres, Smyrne aprés Madrid, la Corne d’Or apres Rome, Naples apres Londres, et que, reculant toujours les limites de son réve, saisissant mieux chaque jour les formes variables de léternelle beauté, il pourra voir encore, avant le déclin, entre tant d’autres lieux, I’Ecosse au sein des lacs, Venise au sein des eaux... CHAPITRE XVII LA VIE MONDAINE — L’AMOUR Ni le voyageur, ni Varechéologue, ni Pécrivain ne font tort a Vhomme du monde et a Vamant. Les incessants voyages ninterrompent pas en effet la vie parisienne de Mérimée; on peut parcourir la France, et méme |’ Eu- rope, sans perdre de vue la Coupole, sans cesser de se plaire aux intrigues de la politique et aux jeux plus sombres de la passion. A dire vrai, le Parisien se double @un provincial et chacune de nos provinces reconnaissante lui sourit par les yeux Wun ami. La Provence, c'est, pour lui, le savant, le poétique Fauriel!, c’est, avant tout, Requien, abbé digne d’Horace et de Rabelais, Requien, amoureux de la table, des vieilles pierres et des fleurs, Requien qui s’identifie au pays de Vaucluse, au poeme du Rhone, a cette fontaine ot’ Laure aima Pétrarque*. Le Roussillon, c'est hospitalier Jaubert de Passa®, la Corse c’est Orso Carabelli et tous ceux qui le guiderent au pays de Co- 1. I] avait visité avee lui Saint-Honorat et Sainte-Marguerite (cf. Genty, Charles Robin... Progrés médical, 19 septembre 1925, p. 66. — Chuquet, da Cote d’azur de 1830 & 1840. Reoue bleue, 2 mai 1925, p. 307). 2. Une partie de la correspondance de Mérimée a Requien a été pu- blige dans la Revue de Paris du 15 mai 1898. Le manuscrit est a la Bi- bliothéque Calvet d’Ayignon. L’Académie de Vaucluse n’en permet pas la publication intégrale. —- Sur Requien, cf. Chambon, Lettres inédites, p. Ly. — Pontmartin, Wes Mémoires, Galmann-Lévy, 1886, t. II. p. 55-83. 3. Une partie de leur correspondance a été publiée, avec commen- taires a Pappui, dans la Revue @histoire littéraire, janvier-mars 1922 (cf. p. 17-18 : portrait de J. de Passa). Le Correspondant (10 mai 1898) avait publié un texte tronqué. 248 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 lomba!... De Bayonne a Strasbourg, de Quimper a Toulon il en est ainsi. Viollet-le-Duc, conseiller sur et ami dévoué, le rappelle incessamment sur les chantiers de la vicille France et le rend inséparable de sa propre carriere?. De Méricourt lui crée des liens avec la romane Auvergne, de Sauley avec Tréeves?. Des ruines de la cité allemande sa pensée vagabonde retourne aux ruines d’Athénes, aux ruines de Smyrne : Lenormant et de Witte sont pour lui, désormais, la Grece, comme Ampere est Asie Mineure?. Aussi, comme il s’attache a ces compagnons de route, devenus ses amis! Sans doute il a besoin d’eux pour ses travaux archéologiques ; mats le charme du souvenir entre pour beaucoup dans les longues correspondances 9° , 5 Si 2 qwil échange avec eux®. Bien que ces lettres ne nous soient connues que par fragments, elles sont la partie la plus vivante de son ceuvre, car l’écrivain, mélant a ses préoccupations archéologiques et érudites les graces dun esprit orné, sait rendre agréables, sans effort, les études les plus arides. Les souvenirs de voyage, gais ou tristes, affleurent comme une eau vive, et ils seront plus doux coulants encore lorsque Mérimées adresseraauxfemmes... : re : ; ; ; Que Vironie perce en maints endroits, que le gout de la grivoiserie et du scandale jette sur certaines pages un reflet douteux, peu importe; Vhomme est la, tout entier. 1. Morati, Sigaudy... (Lettres publiées dans la Revue de la Corse, de mai a décembre 1925). DS Lettres de Mérimée & Viollet-le-Duc. Paris, Champion, in-8°, 1927. 3. Gf. Chambon, Notes..., p. 110. — Revue contemporaine, 1°" no- vembre 1856, p. 571. 4. Cf. Chambon, Notes..., p. 213-214, 236-237... 5. On en trouvera le détail dans P. Josserand, P. Mérimée. Esquisse dune édition critique de sa correspondance. Paris, Colin, in-8°, s. d. (1925), qui reprend et complete les travaux de Tourneux (Reeue d’his- toire litléraire, janvier 1899, p. 55), de Chambon (Notes..., p. x1 a xv et Index — Lettres inédites, p. uit, LVI, LXII1, LXXXVI, exyvins, 15199) 215 — P. Meérimée et la Russie. Paris, 1904, p. vil...), de Pinvert (Bul/e- tin du Bibliophile, 15 juillet 1907, p. 809 — 15 avril 1908, p. 157), ete. LA VIE MONDAINE — L’AMOUR 249 En le faisant sortir de Paris, les voyages l’ont fait sortir de lui-méme; en élargissant son horizon, ils Pont con- traint a se livrer. On prétend que Varcheologue a tué Var- tiste!; c’est inexact. L’artiste ne devrait-il a Varehéo- logue aucune de ses muvres maitresses, il lui devrait ces innombrables lettres qui sont un document de premier ordre sur la société du x1x° siéele et sur le eeeur bhumain. Paris, dailleurs, le met en relation avee autant d’ar- chéologues que la province. Grace au Comité des Monu- ments historiques et aux huit commissions dont il se vante de faire partie? , Mérimée fréquente ces esprits charmants dont Pénumération serait fastidieuse. Depuis son prédécesseur Vitet etson premier conseiller technique De Caumont jusqu’a la foule de ses collaborateurs®, c’est Veélite intellectuelle qu'il faudrait grouper autour de lui sous le regard bienveillant d’Athéne, déesse des arts et de Vintelligence, déesse ressuscitée. Et comme, en cette magnifique époque de renaissance, tous les arts frater- nisent, Mérimée va des archéologues aux sculpteurs, des peintres aux grands écrivains!... Ileureux temps que celui ot siégent, a la méme table des commissions, un Vitet et un Sainte-Beuve, un Montalembert et un Ary Scheffer, un Didron et un VY. Hugo! a ¥ # Ainsi Mérimée se prodigue; les alfections familhales ne lui sont pas une entrave. Son pere mort®, il habite 1. Levaillant, Figaro, art. cite. 2. Lettre & Stapfer, novembre 1849 (Débats : En Uhonneur de..., p. 31). 3. Par exemple A. Leprévost, A. Lenoir, du Sommerard, de Laborde, Delécluze, Delessert, Guizot, de Salvandy, Didron, Taylor, Ph. Le Bas, Courmont, Gasparin, Grille de Beuzelin, Caristie, Duban, Robelin... 4. Il fréquente Delacroix, David d’ Angers, Loison, P. Delaroche, De- véria. — Balzac, de Barante, E. Deschamps, Béranger, Chateaubriand, Vigny, Sainte-Beuve, V. Hugo, Lamartine, Musset, Dumas, Cousin, Le- brun, Villemain... 5. Le 27 septembre 1836 (cf. Pinet, Léonor Mérimée, p. 109-111). 250 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 avec sa mere! dont la vigilante tendresse lui fait, pen- dant les quinze années les plus laborieuses de sa vie, un foyer ou il se repose, ot il travaille, ot i] se reprend. Profonde et réciproque tendresse! Sa mére disparue, il reste seul, triste, désemparé?, sans frére, ni sceur, ni proche parent. Que lui sont le vieil oncle de Vézelay’, le cousin de Ruffec, les Fresnel*? Il en parle avec inditfé- rence, parfois avec ironie. « Je n’aime pas les parents... On est obligé d’étre familier avee des gens qu’on na Jja- mais vus parce qu ils se trouvent fils du méme pere que votre mére®... » Tout de méme, quand les Fresnel s’em- barquent a Marseille, il éprouve un serrement de cceur. « Je me suis senti vieux et ganache », écrit-il%; or, il n’a pas atteint la cinquantaine! A tout le moins, Pamitié le console. Tres longue est la liste de ses amis, car, grace a son talent, ases succes ht- teraires et mondains, a ses fonctions offieielles et a ses titres, il oceupe une situation enviable dans la société. Les noms importent peu; je soulione Pétendue et la variéteé de ces relations cordiales qui, reflétant les nuances les plus diverses, apportent dans sa vie les fantaisies heu- reuses et les tempéraments nécessaires’. Ce qui plait, 1. 10, rue des Beaux-Arts, puis 18, rue Jacob (cf. Pailleron, FP. Buloz et ses amis, Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1918, p. 305 — Pi- net, ower, cité, p. 111 et suiv.). — Dans la méme maison habite E. Grenier, 2. Pinet, ouer. cité, p. 112... Sa méte meurt le 30 avril 1852. 3. CE. Lettres & une Inconnue, t. 1, p, 189. — Pinet, ower. cité, p. 118... (affection pour cet oncle). Un autre de ses oncles avait été réquisition- naire sous la Terreur (Lettre & F. Michel, 23 février 1851). %. Tl ayoue ne connaitre le premier « ni d’Eve ni d’Adam » (Lettre a Lenormant, 24 novembre [1850]. — Cf. Chambon, Notes..., p. 285). — Les Fresnel lui sont sympathiques (Lettre & Morati, Revue de la Corse, seplembre-octobre 1925, p- 150. — Pinet, ower. cité, pq ANTM seh ee 9. Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 188. 6. Tbid:, to 1, p. 324. 7, Par exemple un directeur de revue (Buloz), un médecin (Roulin), un bibliophile (Pichon), un dessinateur (Longpérier), un bibliothécaire LA VIE MONDAINE — L’AMOUR 251 ou ce qui déplait, en lui, c'est qwil n’est Vhomme ni d’un systeme, ni d'une école, ni d'une formule. Tour a tour, et en pleine connaissance de cause, il soutient la conver- sation avec un antiquaire, un historien, un érudit, un linguiste, un poéte, un architecte, un peintre... Ce qu'il perd en profendeur il le gagne en étendue; encore n’est-il pas certain qu il ne posséde ce dont il parle. Nul, au x1x® siécle, n’a su plus de choses, et mieux. Volontiers il se mesure avec les érudits, discute sur le gree avec Boissonade, sur le bohémien avec F. Michel ou Maréchal, sur le persan avec Mohi, sur le russe avec M"® de La- grené!; il donne des conseils a V. Hugo*, aide Sainte- Beuve®. Bref, il se révele discretement un esprit mul- tiple, et sil se fut appliqué a la philosophie et aux sciences comme aux lettres et aux beawx-arts, on pourrait le com- parer a Diderot. I] convient de faire une place aux amis véritables, dont | aucun, il est vrai, n exerce sur lui une influence décisive, pas méme Stendhal. Sans doute, pendant les sept der- nieres années de sa vie, Stendhal continue a fréquenter Mérimée, car les événements les rapprochent. De mat 1836 a mars 1839 il reste en France, grace au ministere ro) Molé, et mene la méme vie mondaine que Vauteur de Mole, | Carmen’: tous deux se retrouvent chez la comtesse de (Weiss), un archéologue (L. Allegre), un diplomate lettré (Grasset), un peintre (Delaroche), un érudit (de Valon), des homines politiques (Thiers, Guizot...). 1, Chambon, Lettres inédites, p. XXX1V-xXXxv, 37-39, — Montteur, 26 juin 1855 (dés 1835 il s’intéresse au persan). — Lettres aux Lagrenc. Paris, 1904, in-8°; A F. Michel (inédites). ; 2. Débats ; En Vhonneur de..., p. 31. — Le coup dEtat les brouille. 3. Pour les notices sur J.-J. Ampére, Stendhal, Viollet-le-Duc... 4h. Gf. A. Séché, Stendhal, Paris, Michaud, in-12, s. d., p. 182. — Mar- iino, Stendhal, p. 280. Do, PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Montijo, ott Stendhal fait merveille!, et dans les salons a la mode. Hs restent Yun pour l'autre @impitoyables censeurs littéraires*®. Séparés, les deux amis s écrivent avec une franchise libertine®. Aprés la chute de Molé Stendhal retourne a Civita-Vecchia ot il languit, tombe malade. En octobre et en novembre 1839 Mérimée le vi- site, et Stendhal lui sert de cuide a Rome. Deux ans plus tard, revenant de Constantinople, Mérimée touche terre a Civita-Veechia. Hélas! son ami, tres malade, est parti en congé pour Paris!. Mérimée regagne la capitale en janvier 1842; le 22 mars, Stendhal est frappé d’apo- plexie”. Si, dans son testament, Stendhal ne fait pas une large part & son ami, en revanche Mérimée s occupe de Vhéritage intellectuel que laisse Vauteur d’Armance®. Mieux, en 1850, il lui consacre une notice dont ona dit 1. IL est intvoduit par Mérimée (ef. Filon, Souvenirs sur UVimpératrice EBugénie, Calmann-Lévy, in-12, 1920, p. 10, 14-16, 18. — Primoli, ?En- fance d'une souvcraine (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1923, p. 764). — Stryienski, Soirées du Stendhal-Clu6, p. 197. — Martino, ouer. cité, p- 278-281. — Debussy, //mpératrice Eugénie. Paris, Lafitte, in-12, s. d., p. 5-6), 2. Mérimée critique la préface de Histoire de Napoléon (Sept lettres de Mérimée i Stendhal. Rotterdam, 12 février 1837, p. 53-55). — Cf. Cham- bon, Notes..., p. 28 et 473. 3. 1834 : Mérimée recommande A son ami P. Delaroche et A. Duval (Revue de littérature comparée, janvier-mars 1921, p. 152). — 1835 : Do- léances de Stendhal sur « le trou puant et abominable ot le sort Va jeté » (lettre inédite & S. Duvaucel, 17 avril 1835). — 1836 : Stendhal ne pouvant accompagner Mérimée sur les bords du Rhin, celui-ci lui éerit (Sept lettres..., 6d. Rotterdam), Le 30 juillet, ils se retrouvent a Laon (/bid., 5 et 14 juillet 1836 et H. B.). 4. Le 8 novembre 1841, 5. Cf. Martino, ower. cité, p. 293. }. Chambon, Notes..., p. 30-31, — Salomon, Comment Stendhal fut connu (Revue hebdomadaire, \9 juillet 1902, p. 257-265). Dés 1842, trac- tations avee R. Colomb pour Vachat des copies de documents italiens prises par Stendhal; échec. — Mérimée garde le contact avee Bucci, ami de Stendhal. LA VIE MONDAINE — L’AMOUR 253 Vhistoire mystérieuse, la forme étrange et le caractére scabreux!. Que faut-il retenir de la plaquette H. B.? Mé- rimée analyse avec sa briéveté et sa finesse coutumiéres un esprit dans la familiarité duquel ila vécu pendant plus de vingt ans. Intelligence, sentiments religieux, vocation militaire, amour, opinions sur les beaux-arts et la litté- rature, fortune littéraire, tels sont les plans successifs de cette étude nettement divisée. Lintelligence de Beyle est cosmopolite, en tout cas plus italienne que francaise ; éprise de logique, elle fait sa part a Pimagination eta Venthousiasme : Beyle est un logicien qui s’exalte. Au point de vue religieux, Stendhal est un paien que tour- mentent des idées religieuses et cosmogoniques : n’a-t-il pas esquissé un drame sur Jésus-Christ? Soldat, il a le culte de Napoléon et voit la guerre en réaliste. Si Beyle a sur les femmes des idées a la houzarde, 11 wen connait pas moins les nuances subtiles de Vamour et, par deux fois, il est victime lui-méme de cet amour-passion qu il redoute. Sur les arts, sur la littérature, ila des idées originales : son Racine et Shakspeare traye la voie aux jeunes romantiques, et la peinture ttalienne trouve en lui un de ses meilleurs juges. Inapte a la poésie, Stendhal sent la musique, la sculpture, larchitecture ; au culte de Shakespeare et de Mozart il ayoute celui de Cimarosa et de Canova. Certaines de ses maximes prouvent que son jugement va loin, en profondeur. Aussi faut-il souhaiter que justice lui soit rendue; Stendhal mérite la méme ré- habilitation que Shakespeare et Diderot?. 1. Cf. Chambon, ouvr. cité, p. 31-34. — Tourneux, ?. Meérimée, ses portraits, joy ly 77-78. — Paupe, Histoire des ewuvres de Stendhal, p. 221, 240, 300-306, 317, 340, 361, — Salomon, art. cite. — Despois, Revue po- litique et littéraire, 20 décembre 1873, p. 954. — D’Haussonvyille, Revue des Deux Mondes, 15 aott 1879, p. 730-732. — Bourget, Essais de psy- chologie contemporaine, t. I, p. 279-280. — Grenier, Souvenirs littéraires, 1894, p. 135-138; ete... 2. Cf. H. B. (dans Portraits historiques et littéraires, Paris, Champion, 254 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Tel est ce portrait ot les réserves alternent avec Péloge!. Au fond cet aristocrate, cet athée, cet homme léger, étourdi, frondeur et servile, Mérimée Vadmire. Plus tard il retouchera cette ébauche?; en 1850, il marque avec netteté les traits d'une physionomie qu'il connait bien. A cété de Stendhal, voici le jeune H. Royer-Collard, un peu « éteint » par son oncle, mais « une des belles intelligences de ce temps », au reste libertin jusqu’a Vimprudence?; E. Grasset, autre libertin, cerveau brile, coeur vil, préoccupé d’aventures féminines, Joyeux con- vive du Palais-Royal, partageant table et maitresses avec Mérimée*; A. Stapfer, bon pére de famille®; Bixio dont on apprécie les diners littéraires®; Mareste, com- pagnon de la premiere heure’... Voici des étrangers, Sut- 1928, in-8°. Introduction par M. Jourda, p, xxx-xxx1v). — Texte p. 153. — Notes p. 300. 1. Violentes critiques de E. Pelletan (La Presse, 29 décembre 1850, reproduit dans Heures de travail, Paris, Pagnerre, 1854, p- 268-279) et A. de Barenton ((Ordre, 9 avril 1851 : le Coin des Paiens) qui pro- testent au nom de Ja morale et de la religion. Mauyais articles, série de contresens, 2. Cf, introduction de la Correspondance de Stendhal, 2 vol. in-12 (1855). 3. Une correspondance inédite, p. 133. — Nisard, Souvenirs, t. I, p. 346- 347. -- Chambon, Notes..., p. 206-210, 218. 4. Grasset est originaire de la Niévre; dés 1831 il se lie avec Méri- mée, el il lui voue jusqu’a sa mort (1865) une amitié fidéle. Philhelléne, il avait quitté la France en 1822; il rentre en 1830. En 1839 il est agent consulaire & Janina, puis & Salonique, Ancone, Port-Louis et Corfou. Il aide Mérimée dans ses recherches sur César. Il échange avec lui une importante correspondance, dont le caractére intime et fort libre accuse le caractére libertin et cynique de Mérimée. M. Parturier en prépare une édition critique compléte, car seuls quelques fragments ont été publiés. 5. Déhats : En Vhonneur de..., p. 26. 6. Ibid., p. 32. — Chambon, ouvr. cité, p. 256, 271. — Delacroix, Journal, t. I, p. 346; Mérimée rencontre chez lui Lamatrtine, Meyer- beer, Scribe, ete. 7. Chambon, ouvr. cité, jay elite Rt Oy. Babi. Ae Petty LA VIE MONDAINE — L’AMOUR 255 ton Sharpe', Panizzi®, la colonie russe de la rue de Choi- seul?, les proscrits italiens et espagnols que Grasset lui recommande, Vitalien Libri... Avec tous Mérimée se montre obligeant, serviable, plein de sollicitude, de sim- plicité et de bonne grace; pour eux il ne ménage ni son temps, ni sa peine. On sait la facheuse aventure de Libri et comment Mérimée le défend avee ténacité, avec con- viction. Peu importe que la cause du mathématicien-bi- bhophile soit douteuse; Mérimée n’abandonne pas unami dans la mauvaise fortune; ille défend « a bee et erilles » contre la magistrature, encourt Vamende et la prison. Les quinze jours qu'il passe, en juillet 1852, a la Concier- verie, ne lui nuisent en rien. Une pareille amitié honore homme et fait eloge de son caractere?. Les femmes tiennent, elles aussi, une large place dans sa vie. Jusqu’en 1839 il fréquente chez M"° de Montijo, dont il gate les filles, Paca et Kugenia, en compagnie de Stendhal. Quelles belles histoires les deux amis ra- content aux petites filles attentives, le soir, a la veillée! Que de gateries, et aussi que d’amicales gronderies?! Mérimée joue auprés de Paca « le role de pere sévére ». Aussi, lorsqu’en mars 1839, M™° de Montijo retourne en 1. Cf. Vingt-neuf lettres inédites de Mérimée & Sutton Sharpe (Mercure de France, 1° avril 1911, p. 468). Sharpe meurt le 23 féyrier 1843 (Chambon, Nofes..., p. 173-179. — Lettres « une Inconnue, t. I, p. 144, 150; & Montijo, 4 et 18 mars 1843). 2. Cf. Lettres & Paniszsi. Pavis, Galmann-Lévy, 2 vol. in-8°, 1881 (texte suspect). 3. Au Cercle des Arts (cf. Lettres & Montijo, 25 décembre 1840). 4. Le dossier de l’affaire est volumineux, — Cf. Lettres & une Incon- nue, t. I, p. 316-322; a Panizzi, t. H, p. 102, 290; & Lenormant (Revue de Paris, 15 novembre 1895, p. 437-443). — Revue des Deux Mondes, 15 avril 1852, p. 306-336, — 15 juin 1852, p. 1221. — Chambon, Lettres inédites, p. XXXIV-xxx1x. — WNotes..., p. 294-311. — Filon, Mérimée, p- 114. / 5. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 65, 68, 96, 132. — Filon, Souvenirs sur Cimpératrice Eugenie : le début, — Primoli, art. cité. 256 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Espagne avec ses fillettes, il éprouve un yrai chagrin!. Il se console en échangeant avec son amie une correspon- dance énorme, a la fois respectueuse et familiere, miroir fidéle de la société francaise sous la Monarchie de Juillet?. Ces lettres admirables, frémissantes de vie, nous intro- duisent & la cour de Louis-Philippe, dans les salons pa- risiens, chez les ions et les dionnes a la mode, au milieu des [étes mondaines; elles eflleurent les existences pri- vées, ramassent les commeérages, soulévent le voile de beaucoup de scandales®... Elles ouvrent des apercus sur la politique francaise et européenne; elles nous révelent Vhomme, Pécrivain, le voyageur, Vérudit; elles nous le montrent entouré de ses amis, évoluant avec aisance en des milieux fort divers; elles nous découvrent enfin quel- ques traits de son caractére, quelques-unes de ces « mi- séres du ceur! » dont il souffrit jusqu’a la mort... Oui, ce sont dadmirables lettres... Causeur agréable, qui mesure ses paroles et sait se taire au besoin, Mérimée est (héte des salons ala mode. I] est regu a Champlatreux chez M"*® @Arbouville, a Paris chez la comtesse de Beaumont, chez M™® Xifre, chez la duchesse Galiera®... : charmant cortege de femmes dé- licieuses ot se mélent, il est vrai, quelques caillettes; mais quoi! Mérimée ett préte une oreille complaisante 1, Lettres & Montijo, 19 mars 1839, t. I, pe i 2. Ibid. — Mévimée fréquente ses nieces, les marquises de Navarrez et de Quintana (lettres &S. Duyaucel). 3. Ibid., 29 avril 1843 (prince Belgiojoso et duchesse de Plaisance), 13 mai 1843 (M. de Flamarens et M™* de la Chataigneraie), 26 février 1844 (scandale Rachel-Walewski-Brohan), 19 avril 1844 (scandale La Trémouille-Salmkirchbourg), ete... Quel vivant commentaire de la Co- médie humaine de Balzac! 4, Ibid., 25 septembre 1848. 5. Cf. Bulletin du Bibliophile, 1908, p. 277 (lettres d’Arbouville a Sainte-Beuve, 1846), — Moniteur universel, 26 juin 1855 (article de Mé- rimée). — Lettres & Montijo, 28 janvier, 10 mars, 11 septembre 1847. — Pinvert, Un post-scriptum sur Mérimée, p. 13-14. — Séché, Sainte- Beuve, t. Il, p. 136, 170, 290. — Chambon, Mérimée et la Russie. p. 11. LA VIE MONDAINE — L’AMOUR 257 a M™° de Grafligny! Mm*s de Boiene, de Castellane, la princesse Mathilde, lexotique comtesse Merlin, M™® de Lagrené!..., Paccueillent, elles aussi; et Von songe aux salons du xvmi°® siécle, & Diderot chez M™® Geoffrin, a Voltaire chez M™° du Chatelet. Si Augustine Brohan n’est pas Sophie Arnould, par elle Mérimée penetre dans le monde des théatres?. Aussi méne-t-i] une vie mondaine dont il saura tirer profit. Entre deux voyages il se retrempe « dans le thé du Café Anglais », dans les parties fines au Rocher et ala Rotonde du Palais-Royal, en compagnie de joyeux con- vives‘. Il tient une place officielle ala table de Gasparin, du baron Gérard, de Pasquier’. Il partage aux Italiens une loge avec Jenny Dacquin; if en a une autre a la Gaité; il applaudit Rachel quand elle déclame dans les salons les tirades de Fredégonde, de Phedre oud Esther; il éprouve une admiration presque amoureuse pour M"® Persiani, gotite les ballets de M''® Taglioni, assiste 5 1. Débats : En Vhonneur de..., p. 19 (a Trouville chez de Boigne). — Lettres & Montijo, 31 janvier 1848, 15 juin 1851, 25 mars, 29 avril, 11 novembre 1843, 1°" juillet 1844, 7 mars 1846, 22 octobre 1847, — Chambon, Notes..., p. 289, 456. — Viel-Castel, Mémotres, 1884, t. 1, pape, of, UL9> 126) 1475 1. TD, yp. 89) 191-192, 205-206. — Il rencontre dans ces salons Villemain, Rémusat, Laborde, Dupin, Thiers, Molé, Avago, Béranger, Stendhal, lord Hertford, Nieuwerkerke, Ratomsky, Viel-Castel... 2. Chambon, Notes..., p. 260. Il est membre de !a Commission des Théatres, que préside Bixio. 3. Cf. Viel-Castel, ouvr. cité. — Vicomte de Launay, (M™ de Girar- din), Lettres paristennes. Paris, Librairie nouvelle, 1856, t. IT, — A. Karr, les Guépes. — Séché, Sainte-Beuve, t. I, p. 369, 370 et la note (le jour des Rois chez Buloz). 4. Cf. Lettre A Stendhal, 30 septembre 1834 (Revue de littérature com- parée, janvier-mars 1921, p. 152). — Figaro, 10 novembre 1870. — Lettre ad De Witte, 18 mai 1847 (Chambon, Notes..., p. 236)... Ses compagnons sont H. Royer-Collard, Stendhal, De Witte, Malitourne, Mareste, Ko- reff, Grasset, Rossini, etc... 5. Cf. Lettres & Requien, 30 mars 1837, p. 243. — Chambon, Notes..., p. 149-154, 158. Ill 17 258 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 aux débuts de M!'® Alboni!... Trés parisien, il colporte les nouvelles du faubourg, voire les scandales d’alcdve, assiste aux raouts, aux bals costumés, aux ventes de cha- rilé, aux représentations théatrales de la Cour, aux con- certs, aux fétes de nuit?... Mais quoi! L’age vient, entrain s’en va; Mérimée, qui ne danse plus, s’ennuie, se lamente sur ses cheveux blanes, veut, par dégott du monde, se faire moine, se laisse envahir par la tristesse*. Un mariage‘, un bal mas- qué, un sermon de caréme Vexasperent. « L’hypocrisie générale me fait mal au cur », s’écrie-t-il”. Il déblatere contre les coquins du siecle et contre la jeunesse, déclare que « dans les salons les escrocs sont en liberté », que Paris, par exces de civilisation, est maussade, les mceurs corrompues, le coeur humain gaté; bref, on retombe dans le Bas-Empire, et Mérimée ne tient plus a rien®, Pessimisme de facade? Sans doute; lauteur de Carmen vieillit. A le voir st maussade dés la quarantaine, le croirait-on capable de passion? Les apparences trompent: Mérimée goute Vaventure, ’amitié, amitié amoureuse et amour; 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 87, 103, 110-111 (il dine avee Ra- chel, Béranger et Hugo), — Débats : En Vhonneur de..., p. 31. — Cham- bon, Notes..., p. 239. — Lettres & M™* de Montijo, 16 octobre 1847. Il raille les bas bleus (/bid., 11 mars 1843), 2. Lettres & Montijo, 8 mai 1841, 3 et 24 février, 18 mars, 29 avril, 25 novembre 1843, 1°" mars 1844, 18 janvier, it" et 15 février 1845, 7 janvier, 16 mai 1846, 23 janvier 1847... 3. Ibid., 24 féyrier 1843, 24 janvier, 15 février et 4 avril 1845, 12 et 18 avril 1846, 23 janvier et 6 novembre 1847, 4%. Par exemple celui de Mohl et Mary Clarke (Chambon, Notes..., p- 285) : prié d’étre témoin, Mérimée crut qu’il s’agissait d’un duel! 5. Lettres & Montijo, 20 février et 1°" mai 1847. 6. [bid., 20 mars, 24 avril, 21 mai, 15 juin, 25 décembre 1847, 5 fé- vrier 1848, 27 mai 1852, LA VIE MONDAINE — L’?AMOUR 259 au dévergondage des sens! et aux joies du cceeur il méle les désillusions et les chagrins. L’amitié quil éprouve pour Sophie Duvaucel ne risque pas de glisser vers l'amour. La jeune fille est bonne, douce, un peu « collet monté », catholique et prati- quante. La désinvolture et le scepticisme de Mérimée doivent Veffaroucher, car Mérimée tient la bride a ses instincts; maleré tout, une brouille passagére semble avoir éloigné les deux amis en 1835 et leur correspon- dance ne parait pas avoir dépassé cette année-la. Mais, entre 1829 et 1835, ils sont aux petits soins l'un pour Vautre, échangent des livres, des dessins, se rendent des Services, projettent des voyages... : rien de plus. Cette jeune fille chrétienne, élevée dans un milieu austére, sur- veillée par une mére acariatre, pour qui la Guzla est Poeuvre dun monstre, ne saurait le satisfaire®... En 1836, Mérimée confie & Requien et a Stendhal qu’il est « tres amoureux », « amoureux fou de la perle des femmes », « tout a fait ensorcelé », « grandement et gra- vement amoureux® ». Quel est objet de cette « grande passion », dont il parle avec un enthousiasme digne de Brantome*? On ne sait, car si Merimée n’en fait pas mys- tére, il fait mystére du nom. Aussi les hypothéses vont- 1, Ce dévergondage apparailra dans les letlres & E, Grasset plus en- cove que dans les lettres & Stendhal. 2. La correspondance intégrale de Sophie Duyaucel et de Mérimée, a laquelle j’emprunte ces renseignements, est inédite. On y reléve d’amu- sants détails sur la vie bureaucratique de Mérimée, ses voyages, sa santé, es relations... 3. Lettres & Requien, 12 janvier 1836, art. cité, p. 238-241; & Stendhal, 5 juillet 1836, ower. cité, p. 50, — Chambon, Notes..., p. 93-94. 4%. « Lorsqu’aprés de longues et poignantes péripéties on se trouve possesseur d’une femme ayant les trente-six qualités physiques recom- mandées par Brantome et des qualités morales que ce cochon-la ne sa- vait pas apprécier, alors on est bien excusable de négliger un peu ses amis, lors méme quils yous envoient des saucissons de Tarascon. » (Lettres a Requien, ayril 1836, art. cité, p. 241.) 260 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 elles leur train! : s’agit-il d’une actrice? Le ton exalté des lettres laisserait supposer qu il s’agit plutét de M" Deles- sert, qui fut la passion de son age mur. Or, en 1836, cette passion jeune et ardente remplace la passion qu il vient d’éprouver pour M"® Lacoste a qui, @ailleurs, il songe et songera longtemps encore?. Elle le console des fiascos et des mystifications dont il est la victime dans sa longue carri¢re amoureuse. Berne, il se venge en bernant le vaniteux Stendhal?. Mais ce sont la bagatelles. Mérimée aime profondément; il aime a la fois Valentine Delessert et Jenny Dacquin, la premiere beau- coup plus que la seconde, l'une étant sa maitresse, Vautre se refusant probablement a l’étre; il les aime en méme temps, de tout son cceur Pune et lautre, et il en aime sans doute une troisieme, voire une quatriéme... Le cas est rare; est-il nouveau? La liaison avec Valentine Delessert est mal connue, enveloppée de mystere. On ignore quand elle commenga; une longue amitié en fut le prélude, sans doute vers 1834. g La haison devint sérieuse en 18374 et cessa en 1854; ainsi elle eut « la durée moyenne d’un gouvernement frangais : dix-huit ans », nous dit A. Filon qui, seul, nous renseigne sur cette aventure®. Encore le fait-il avec ménagement, contraint sans doute de respecter des sus- 8 ceptibilités légitimes. « Aucune existence n’en fut trou- 1. Filon prétend quil s’agit de M™* Delessert, Chambon d'une ac- trice, M*** (cf. Chambon, Lettres inédites, p. xt-xiiv; Notes..., p. 93-94), 2. Cf. Chambon, Notes..., p. 308, note 5, 3. Cf. Mary Lafon, Cinquante ans de vie littéraire. — J. Bertaut, Meé- rimée en bonne fortune. Paris-Journal, 26 septembre 1920 (indiscrétions de la baronne dHeryey),. &, Liaison « de plus de vingt ans », écrit Mérimée le 17 janvier 1855 4 Mme de Montijo; mais le 17 février il lui écrit: « Tl y avait hier juste dix-huit ans que cela avait commencé. » Faut-il en conclure que M™* De- lessert fut son amie plus de deux ans ayant de devenir sa maitresse? En tout cas, la liaison amoureuse date du 16 féyrier 1837. 5. Mérimée et ses amis, p. 68. LA VIE MONDAINE — L’?AMOUR 261 blée, personne n’en souffrit, affirme-t-il. Le mari, un trés ealant homme, ignora tout; les enfants furent tendre- ment aimés et parfaitement élevés... C’était un sur pla- cement de ceeur, un adultére de tout repos!... » Depuis que ces lignes ont été écrites, aucune révé- lation n’a été faite®. Quest devenue la correspondance des deux amants? Que pensaient, que disaient les amis de cette liaison? Mystére; le secret fut gardé. Evidem- ment les « intimes » sont au courant?, et M"° de Montijo Wabord. Mérimée, lorsquil éerit a sa chére comtesse, fait des allusions fréquentes a Valentine, mais il ne pro- nonce jamais un mot sur leur amour; santé, famille, pe- tits événements quotidiens..., il ne sort pas de ce cercle banal*. Rien done qui éclaire pour nous cette passion. Mérimée ne parlera de son amour qu’au moment de la rup- ture. Entre 1834 et 1852, que se passe-t-il? Peu de chose, sans doute, puisque les deux amants sont heureux. Va- lentine, femme du préfet de police Gabriel Delessert, est la fille de Parchéologue Laborde, ami de Mérimée?. Elle est belle, instruite, fine, capable de comprendre les 1. [bid., p. 68-69. 9. Sur les débuts de la liaison, cf. Trahard, la Jeunesse de P. Méri- mée, t. II, p. 290. Je précise ici la date. 3. Cf. Filon, ower. cité, p. 69. 4. Cf. Lettres & Montijo, juin, 2 aotit 1840; 24 novembre 1843; 3 mai, 9 mai (A propos des enfants de Mm Delessert, Cécile et Edouard) 1845 ; 14 février 1846; 13 février, 6 mars (mort du beau-frére de Valentine), 10 mars, 12 mars, 3 juillet, 17 juillet, 7 aodt, 14 aout, 11 septembre (mariage de Cécile), 18 septembre 1847; 25 février, 3 mars, 1°, 5, 12 et 23 avril, 20 octobre 1848; 12 janvier 1851. De méme Mérimée en- tretient Mme de La Rochejacquelein de Valentine (ef. Revue des Deux Mondes, 1° mars 1896, p. 22, 23, 25; 1°" avril 1896, p. 570). 5. Etienne Delessert (1735-1816), banquier lyonnais, avait eu trois fils : Benjamin (1773-1847), Francgois-Marie (1780-1868) et Gabriel (1786-1858). Gabriel, aprés s’étre occupé de banque comme son pére et ses deux fréres, devint colonel d’état-major, général de brigade, préfet et préfet de police en 1836. Il épousa Valentine de Laborde et eut deux enfants, Edouard et Cécile. Sur la famille, H. Rebell (des Inspiratrices de Bal- zac..., p. 180) est suspect; il confond le banquier et le préfet de police, la mére et la fille, le fvére et le fils. 262 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 travaux de son pere, de son fils, archéologue lui aussi’, et de son amant. Elle cause avec esprit, avec malice; chez elle Vintelligence et le talent s’allient aux graces du corps®. De plus ses relations lui permettent daider l’écri- vain qui, secrétement, travaille pour elle; on peut sup- poser qu elle favorise la carriére officielle et les ambitions académiques de Mérimée. Littérairement, elle Vaide de ses conseils, lit ses @uvres en manuscrit, devient, pen- dant dix-huitans, l’inspiratrice du romancier®. Bref, c est a Passy que Mérimée laisse le meilleur de lui-méme?. Aussi obscure que demeure cette passion pour nous, on devine quelle n’est exempte ni d’orages, m de désillusions, ni de souffrances. Par exemple, Vannée 1848 est une année d’épreuves. Valentine doit quitter Paris quand la Révolution éclate®, et Mérimée « san- glote comme un enfant" ». Réfugiée a Londres, inquiete, triste, malade, elle communique sa tristesse 4 Mérimée qui la revoit trois ou quatre jours seulement a Paris, au 1. Ila laissé de nombreuses relations de voyage; en 1853, Mérimée rend compte de son livre sur les Vidles maudites. — En 1847, Cécile épouse A. de Valon, voyageur et érudit, qui se noie en 1851. Mérimée compose sa notice nécrologique (cf. Portraits historiques..., Ed. Cham- pion, p. 201, et Notes, p. 313) et prie Sainte-Beuve de lui consacrer un article dans le Constitutionnel (lettre inédite, 23 aotit 1851. Chantilly, B 397). 2. Dans les Mémoires d’outre-tombe (Paris, Dufour, 1860, t. V, p. 417), Chateaubriand fait allusion a la « jolie » M™ Delessert, qui peignait. — E. Delacroix fréquentait chez elle (cf. Journal. Plon, 3 vol. in-8°, t. I, p- 296, 300, 303, 320; t. II, p. 402). 3. Il lui lit ses ceuvres; parfois Valentine demande conseil a Boisso- nade, qui refuse obstinément daller chez elle (cf. Chambon, Lettres ine- dites, p. UX1; Notes..., p. 276). 4. Les Delessert habitent Passy (cf. Lettres & Montijo, 30 mars 1850, mars 1852). 5. CF. Filon, ower. cité, p. 186. — Mérimée sauve la vie a M. Deles- sert en le forgant a se déguiser (cf. A. de Valon, Nos aventures pendant les journées de Juillet. Paris, Leclerc, in-4°, 1910, — Pinvert, Un post- seriptum sur Mérimée, p. 17-19). 6. A. de Valon, ouvr. cité. — Pinvert, ougr. cité, p. 19. LA VIE MONDAINE — L’AMOUR 263 début d’avril!. L’exil se prolonge, amenant chez Valen- tine une sorte de passivité morale, de résignation et @Voubli de soi-méme. Des difficultés de tout ordre sur- gissent®; Mérimée s’impatiente, devient amer, confie a’ M™° de Montijo, dune facon enveloppée, le supplice qu il endure. « Je me sens découragé, sans espoir pour lavenir, dit-il. Jat éprouvé dans ces derniers mois toutes les miséres de cceur qu il est donné a un étre humain de souffrir. Que je voudrais étre aupres de vous, mon amie, et vous conter toutes mes douleurs*!.. » De quois’agit-il? On ne sait; mais une pareille souffrance nait dun amour troublé... De plus en plus, Mérimée se confie a M™° de Montijo comme un enfant malheureux. « Je voudrais... vous ouvrir mon cceur pour savoir ce qu il ya dedans. C’est en véerité ce que je ne sais guére, et il me faudrait du calme et du sang-froid comme vous en avez, pour voir clair dans ce triste abime?+... » Voir clair dans Vabime de son cur! C’est le mot des héros de Pabbé Prévost®, le mot de ceux qui sentent vivement et qui souffrent... Si Von plaint Mérimée, on aime qu'il rejoigne les grandes victimes du ceur. Ah! comme sa féte de Noél est triste en 1848!... Sent-il déja la fissure qui, dans quatre ans, fera crouler le palais de son réve, ot vit douloureusement l’amour blessé? Mérimée a une autre confidente, Jenny Dacquin. On sait les débuts de cette liaison platonique, en 18335; pendant vingtans, ni M™® Lacoste, ni Valentine Delessert ne font torta Jenny, parce que le sentiment que Mérimée 1. Lettres & Montijo, 12 et 23 avril 1848. — C’est au méme moment quil revoit G, Sand (/did., 6 mai 1848). 2. Surtout dans la famille de Valentine. 3. Lettres & Montijo, 25 décembre 1848. 4. Ibid. 5. Cf. Histoire de Mr. Cleveland. Amsterdam, 1739, t. VIII, p. 190 : « Jaurais vu plus clair dans mes propres sentiments... » 6. Cf. Trahard, /a Jeunesse de P. Mérimée, t. II, p. 272. 264 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 voue a cette derniére est plus que de Vamitié et moins que de Pamour : nuances subtiles du cceur qui justifient ce dont la raison s’effarouche! Jenny nous est connue! : Mérimée parle delle librement, peut-étre parce qu elle lui est moins chére que les autres. 1842 marque Vapogée de cette amitié amoureuse?: Mérimée revient d’Orient et voit tout « en couleur de rose® ». Pourtant il lui arrive de connaitre le découragement, la tristesse, la solitude ; préoccupé par sa santé, par ses livres, par ses candida- tures académiques, il se lamente, accuse Jenny de froideur, de coquetterie, de gou rmandise, Whypocrisie... Alors, pour se consoler, il lui apprend le grec, lui ra- conte ses beaux voyages ! - mais comme, atrente-neuf ans, il porte déja les germes d'une incurable mélancolie! 1843 et 1844 sont les années de promenades aux en- virons de Paris, a Versailles, 4 Bellevue, dans les bois, sur les « gazons émaillés ». On visite les musées; les jours passent, lumineux et troublés a la fois, dans les al- ternatives de bonheur et de souffrance®. Leurs natures opposées empéchent Jenny et Mérimée de se comprendre. Perpétuellement ils discutent et se disputent, et ils n’ont, Pun et Vautre, que Pillusion du bonheur. Jenny, « tout esprit », ne « vit que par la téte », et Mérimée le lui re- proche en des coléeres absurdes®. Parfois les visites s’es- pacent’; les années se trainent dans les bouderies, les 1. Cl. Lefebvre, da Célébre inconnue de P. Mérimée. Paris, Sansot, 1908, in-8°, — Filon, oupr. cité, p. 71. 2. Cf. Lettres & une Inconnue, éd. Calmann-Lévy (ordre fantaisiste, dates suspectes). Cf. lettres de février et mars 1842, t. I, p. 45. — De facheuses coupures ne permettent, aprés les débuts de la liaison, de retrouver Mérimée et Jenny qu’en 1842. 3. Ibid. p. 93: kh. Ibid., p. 45 a 109. 5. [bid., p. 109 & 249, Sur les promenades et les visites de musées, cf. p. 237, 239, 261-262, 280. 6. [bid., p. 184, 231. 7. Ibid., p. 214. LA VIE MONDAINE — L?AMOUR 265 acces de mauvaise humeur, les querelles, Vennui!; déja les blue devils attristent leurs « jolies promenades sablées? ». En 1848, le danger de la révolution les rap- proche; Mérimée aime Jenny davantage parce quelle est absente et quil tremble pour elle. Ardemment, il sou- haite son retour’. Elle revenue, il retombe dans son hu- meur maussade, que la maladie agerave'. Peu a peu, les promenades communes deyviennent rares, les plaintes s assourdissent, ta tristesse s’atténue, les acces de souf- france perdent en intensité. Mérimée et Jenny vivent plus eloignés Vun de VPautre. Chacun de son ecdté cherche une distraction dans les voyages, derniere illu- sion des cceurs désabusés® Telle est histoire amoureuse de Mérimée pendant ces dix-huit années’. Traversée de jotes et de peines, de plaisirs et de souffrances, de lumiere et d’ombres, elle vase terminer par une irréparable catastrophe. Mais, en attendant, Mérimée, que la passion négare jamais, et que la gloire séduit toujours, méme au sein des orages, méle aux couronnes épineuses de Vénus les lauriers de Phabit vert et le fusil du corps de garde. 1. En particulier les années 1846, 1847; Mérimée voyage (/bid., p, 255- 282 : beaucoup de lettres manquent, d’autres sont tronquées ou fausse- ment datées. os Josserand, Esquisse d'une édition eritique..., p. 36-37). 2. Tbid., p. 262, 281. 3. Ibid., p. 282-284 (ils craignent pour leur fortune, leur avenir); 285-300 (comme Valentine, Jenny quitte Paris). 4. Sur les années 1849, 1850 et 1851, nous sayons peu: les lettres manquent (/écd., p. 306-316). 5. [bid., p. 316-327 (les lettres sont supprimées ou tronquées). — Sur cette liaison, cf. Lefebvre, over. cité, p. 73 a 98. 6. Elle est loin d’étre compléte; c'est ainsi que Mérimée aime sans doute Augustine Brohan (cf. Filon, ower. cité, p. 214), et d’autres femmes; entre temps il a d’assez basses fréquentations, et reste, dans =] p- Vintimité, un fanfaron du vice. CHAPITRE XVIII LINSTITUT — LA POLITIQUE Foin des honneurs! s’écrie Mérimée; mais ces hon- neurs, 11 les veut. « Sile ruban rouge ne fait pas la jambe plus droite, il ne la rend pas plus tortue, et il est utile pour parler aux préfets, pour faire marcher les postillons et les filles Vauberge », déclare-t-il sans ambages!. Plus tard il marquera la nuance. « Il ne faut jamais dire du mal des Académies, mais d’un autre cété, il ne faut pas s'estimer un centime de moins quand on n’a pas le bonheur de leur plaire® ». Lui réalise ce tour de force de dire du mal des Académies et de plaire aux académiciens. Aussitot revenu d Orient, il prépare ses études sur Vhis- toire romaine, qui doivent forcer les portes de Académie des inscriptions et belles-lettres. I] met Thiers et Jenny Dacquin dans son jeu, multiplie les démarches pendant deux ans, se prodigue aupres de ses amis, quéte les suf- ges, et, le 18 novembre 1843, est élu®. Enhardi par 5 ce premier succés, il brigue le fautewil de Nodier a fra Académie francaise, se dépense, sollicite des appuis, remue ciel et terre, compte et recompte les voix qui] peut espérer, devient superstitieux comme un ancien‘. 1. Lettre 4 De Sauley, 25 avril 1839 (Chambon, Lettres inédites, p. Lx, note 1). 2. Lettre 4 Gérome, 28 décembre 1860 (Jéid., p. Xxxit). 3. Par vingt-cing voix contre onze & Ternaux-Compans. Cf. Letires & une Inconnue, t. I, p. 58, 62, 75, 78, 97; & Montiyo, 3 février, 4 et 18 no- vembre 1843. — Chambon, Lettres inédites, p. Xxxv-xxvit. — Filon, Mé- rimée et ses amis, p. 145. 4. Lettres & Requien, art. cité, p. 250-251; &@ Montijo, 3 et 26 février, 268 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 « Quel horrible métier! » s’écrie-t-il; mais ce métier il le fait en conscience, puisqu il annonce avec satisfaction : « Enfin, jat visité hier le dernier des Académiciens, c’est-a-dire le dernier qui me restait a voir!... » Le 14 mars 1844 il est élu au septieme tour contre sept con- currents. Anxieux, ilattend le résultat chez Sainte-Beuve, candidat lui aussi. Tous deux réussissent; classiques et romantiques chantent victoire! la cuisiniere de Mérimée fond en larmes. C’est une grande joie publique et do- mestique®. Huit jours apres cette pénible élection, Mé- rimée publie Arséne Guillot. L’Académie crie au scan- dale, se repent®. Trop tard! le loup est dans la bergerie. Il reste, hélas! a célébrer Nodier. La tache est rude, car Mérimée n’aime pas Vauteur de Smarra. Il besogne en rechignant et déclare a priori qu il veut étre « modéré et plat », mais quwil a plus de disposition a faire « une satire qaun éloge* », Mis en rapport avec Weiss®, il va recueillir a Besancon les documents nécessaires sur No- dier®, compose son discours entre deux voyages, confie son embarras ases amis, envoie le manuserit a H. Royer- Ie", 8 ef 16 mars 1844. — Chambon, oupr. cité, p. XXIX-XXXI, 4 — Notes... p. 185-195 (lettres de Mérimée), — X. Doudan, Mélanges et lettres, Galmann-Lévy, 1876, t. Il, p. 8.— Barbier, Souvenirs personnels, p. 283. — Mérimée s’est fait appuyer par Hugo, Sainte-Beuve, Cousin, Lebrun, Pongerville. 1. Lettre & la comtesse Merlin [1844] (Monselet, /a Lorgnette litte- raire. Poulet-Malassis, in-16, 1857, p. 159). -- Cf. Filon, ower. cite, p- 146-147. 2. Chambon, Lettres... p. xxxt. — Doudan, ower. cité, t. II, p. 8. — Mirecourt, Mérimée, 1869, p. 42-48. 250. —= (Gk. Ba= rante, Souvenirs, t. VIL, p. 82; Filon, ouvr. cité, p. 147; Chambon. Notes..., p- 194-195. / i. 3. Lettres & une Inconnue, t. I, p- 220; a Requien, p. Lettres & Montijo, 19 avril 1844, p. 95 : « Mon discours m/’as- somme. » do. Cf. lettre du 4 mai 1844 (Revue dhisioire littéraire, octobre-dé- cembre 1922, p. 448). 6. Journal de Ch. Weiss (inédit, Bibl. de Besangon), 8 mai 1844, — Lettres & Montijo, 6 avril et 11 mai 1844. LINSTITUT — LA POLITIQUE 269 Collard pour quwil le corrige!, s’énerve de voir sa ré- ception différée®, lit son discours aux Lenormant, qui le trouvent « tres bien et court? ». Enfin, le 6 février 1845, il est recu; lui-méme a raconté a Jenny Dacquin cette mémorable séance et comment, malgré la majesté de Vhabit estragon et la pompe de la cérémonie, il la re- connut dans lassistance et lui enyoya un furtif baiser du bout des gants*. Le public fut satisfait, écrit-il & de Witte, et lui mortifié®. Quelques revues le couvrent de fleurs®; mais, en général, on est sévére pour ce mal- heureux pensum’; Marie Nodier, froissée dans son amour filial, s‘indigne*, et la plupart des critiques jugent le discours insullisant et sec. L’est-il? Sans doute Mérimée, dont le talent surveillé s’apparente mal a la mollesse aimable de Nodier, eflleure Pceuvre énorme et diverse de son prédécesseur et la passe 1. Cf. Chambon, Notes..., p. 196-198. — Mérimée cerit & Mareste (3 octobre 1844): « Nodier était un gaillard trés taré, qui faisait le bon- homme et avait Loujours la larme a Voril. Je suis obligé de dive, dés mon exorde, que e’était un infame menteur. Cela m’a fort cotité a dive en style académique » (/bid., p. 205). Jugement aussi sévére dans la lettre & Stapfer du 16 octobre 1844 (Débats : Ln Uhonneur de..., p. 30-31). 2. Cf. Chambon, /did., p. 205. — Lettre a Stapler, 16 octobre 1844, Etienne, qui doit le receyoir, est paresseux; Saint-Mare-Girardin et Sainte-Beuve, que Hugo regoit, ont le pas sur lui. 3. Cf. Chambon, /éid., p. 212. — A.-M. et J.-J. Ampére, Correspon- dance et souvenirs, t. I, p. 184. — Sur cette préparation, ef. P. Jourda, Portraits historiques. Paris, Champion, 1928, p. xxi1 et 280. 4. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 223 (la lettre est de 1845, et non de 1844), p. 249; & Montijo, 8 février 1845, 5, Lettre du 26 février 1845 (Chambon, Notes.,., p. 213), — Sur la ré- ception, cf. Chambon, Ibid., p. 212-213, — Une correspondance inédite, p. 265. 6. Revue des Deux Mondes, 15 février 1845, p. 737 (Ch. Labitte), — Echo de la littérature et des beauax-arts, 1845, p. 49. — Revue suisse, 6 fé- vrier 1845, Cf. Portraits historiques..., édit. Champion, p, 323-341. 7. Cf. Filon, ouvr. cité, p. 145. — Dupuy, A. de Vigny. Leceéne, 2 vol. in-12, 1912, t. I, p. 194. — Yovanovitch, /a Gusla de P, Mérimée, 1910, p. 223. 8. Journal de Weiss, 23 février 1845. — Salomon, Ch. Nodier et le groupe romantique, p. 7, 8, 52, 62, 128. 270 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 en revue plus qu il ne analyse. Puis — est-ce maladresse ou malice ? — il termine son discours par des critiques, au reste justifiées, et par expresses réserves : il dé- plore que Nodier n’ait pas été un Chénier, qu il ait gas- pillé son talent de la maniére la plus futile, que, esclave du caprice et de la nécessité, il ait travaillé au jour le jour pour les libraires. /n cauda venenum; rien nest plus vrai; mais il evit mieux valu commencer par la cri- tique et finir par Péloge d'un homme qui mérite tout de méme d’étre loué. Le discours de Mérimée tourne court, se termine comme une semonce et laisse une impression de contrainte, de sécheresse. Pourtant Mérimée juge équitablement Nodier!. Tl lu lance des pointes, lui adresse des reproches?? C’est une vieille habitude sous la Coupole : pourquoi Nodier y échapperait-il ? Encore Mérimée enveloppe-t-il sa pensée et frappe-t-il doucement. Faire, par exemple, des ré- serves sur la valeur historique des ceuvres de Nodier, rien de plus légitime; mais le faire en apparentant No- dier a Plutarque, rien de plus aimable! Prétendre que Nodier met la fantaisie partout, méme ov il ne faut pas, rien de plus juste; mais l’excuser en lui donnant le beau nom de poéte, rien de plus flatteur! Critiquer le gram- mairien, soit; mais en faire la victime d’une imagination ardente, c'est effacer la critique par l’éloge®*. Ainsi procéde Mérimée; et sil est probable que, lorsqu il compare son héros a Plutarque ou a César, il cache un serpent sous les fleurs#, au moins les formes sont-elles respectées. 1. Jourda, Portraits historiques, 6d. Champion, p. xxiv. — Pingaud, la Jeunesse de Ch. Nodier, Champion, in-8°, 1919. M. Pingaud accuse Mérimée de manquer de bienveillance (p. 6), mais il est aussi sévére (cf. p. 144, 147-149, 155). 2. Cf. Portraits historiques .., 6d. Calmann-Léyy, p. 117, 132, 138. 3. Ibid., p. 113, 114, 132. 4. De méme quand il prétend que Nodier apprit & lire dans Mon- taigne (Jbid., p. 115). Il raconte d’ailleurs avec conscience et avec agrément lenfance et la yie errante de l’éecrivain (Ibid., p. 114-115). L’INSTITUT — LA POLITIQUE 271 D’ailleurs, Vesprit encyclopédique et ingénieux, Vin- telligence rapide et souple de ce polygraphe qui em- brassa ou crut embrasser tous les venres, Mérimée les pénetre fort bien!. Sa formation intellectuelle sous le signe de Rabelais, de Shakespeare et de Gothe, le don qu il possede de « vivre parmi les créations de sa fan- taisie comme au milieu des réalités », son inspiration de poéte, sa facilité dobservation, la valeur du linguiste et le talent du romancier, qui va des extravagances de Jean Sbogar ou de Thérese Aubert a Vhumanité de la Fee aux Miettes oude Mademoiselle de Marsan..., tout est analysé avec finesse®. Est-ce done adresser a Nodier un mince éloge que de dire. « Il sut donner de la vraisemblance aux compositions les plus fantaisistes; car, en imitant les Grees, il revétit ses chiméres de formes prises dans la nature? ». Mérimée qualifie de charmants les récits de la seconde maniére, comme il a qualifié de déliciewx cer- tains portraits de Séraphine*. Les deux épithétes suf- fisent a la gloire de Nodier. Enfin Mérimée fait la part belle a larchéologue — si archéologue il y a! a Pin- troducteur en France des littératures étrangeéres, a Péeri- vain qui donna une séve nouvelle a la langue frangaise, au romantique de la premiere heure®: c’est presque, en vérité, dépasser la mesure! Et quand il ajoute : « On peut dire que M. Nodier était tout imagination et tout ceeur! », il paye largement sa dette a son prédécesseur. Ainsi « le romancier de la réalité loue le romancier des chiméres? ». Celui-ci mérite-t-il davantage*? 1. Portraits historiques..., p. 123. 2. Ibid., p. 114, 122-124 et 132. 3. Tbrd., p. 139. hk. Tbid., p. 119 et 140. 5. Ibid., p. 124, 132, 138, 140-142, Toutefois Mérimée ne parle pas du salon de l’ Arsenal. 6. [bid., p. 143. 7. Labitte, art. cité, p. 742. 8. Cf. Sainte-Beuve : Charles Nodier (Revue des Deux Mondes, 1** mai DID? PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 aI Mérimée nest pas égoiste; recua Académie francaise, il s’occupe des amis qui briguent un fauteuil. Nul plus que lui ne s’est délecté aux intrigues académiques : éerire, solliciter, visiter, faire des combinaisons lui plait!. Lié 4 dessein avec le directeur de Académie francaise, Du- paty, Mérimée patronne les candidatures de Rémusat, de Bréguet, de Mohl, de J.-J. Ampére, etc.?... Revers de la médaille : il lui faut recevoir celui-ci®, et dans le désarrot de la Révolution. Mérimée est sous les armes, fait son discours au corps de garde, accepte avec peine cette « tuile accessoire! ». Le 18 mai, il prononce un discours baclé devant une assemblée clairsemée®. Les hommes sont aux barricades, les périodes sont couvertes par le roulement du tambour. Ampere procede a « Vembau- mement académique » dA. Guiraud, et Mérimée trouve le moyen de « recommencer la pluie" ». Mais avec so- briété, avee élégance, tout en ayant lair de remplir un pensum, il dit ce quil faut dire. Ampere est son cama- rade de collége, son fidele compagnon d’Athénes et de Smyrne. En huit pages Mérimée lui rend hommage, et a la « sacro-sainte République’ ». Infatigable vyoyageur 1840). — Ch. Nodier aprés les funérailles (Ibid., février 1844. — Por- traits littéraires, 1, 441, 483), 1. Cf. Lettres & Montijo, 3 février 1843, p. 50. 2. Gf. Chambon, Noées..., p. 227, 234, 237, 248. 3. A la place de Lebrun (ef. Ledéres & Montijo, 5 avril 1848). 4. Cf. Chambon, Notes..., p. 248, note 3, p. 249-250. — Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 286-287. « Diable de corvée! », dit-il & H. Royer-Col- lard (Chambon, Notes..., p. 250), — Cf. Portraits historiques, 6d. Cham- pion, p. xxyI et 292. 5. Cf. Portratis historiques... (6d. Calmann-Lévy), p. 147. — Lettres aux Lagrené, 3 juin 1848 (Chambon, Notes..., p-. 250). — Filon, ower. cité, p. 202. 6. Le Constitutionnel, 19 mai 1848. 7. Lettre A H. Royer-Collard, 11 mai 1848 (Chambon, /Jécd., p. 249), LINSTITUT — LA POLITIQUE 218 et intelligence cosmopolite, initiateur de la crilique com- paree', et talent qui se disperse, tel est Ampére. Chez lui, Vérudition s’illumine toujours de poésie, et cette poésie est un reflet de Ame antique?. Sur les routes de VAttique et de l’Tonie le délicat humaniste a senti qu’on « ne comprend pas bien le coloris d’un poeéte si lon ne connait son soleil?? » Voila qui oblige a lui pardonner beaucoup; et l'on pardonne, par sureroit, & Mérimée davoir fait un discours au pas de charge. De 1848 a 1853, Mérimée continue ses intrigues aca- démiques, combat Nisard, vote pour Musset, donne a G. Planche son appui en échange d’un article, s’occupe 8 de la succession de Burnouf!. « L’amour du jeton est le dernier sentiment qui s’éteigne chez un académicien », dit-il®. On peut Ven croire, puisque cet habit vert, dont il se moque, il en a le secret orgueil. * re) La politique le préoccupe également: il est historien. Sous la Monarchie de Juillet, aussi absorbe soit-il par ses fonctions, il s’intéresse en dilettante a la vie publique. Recu a la Cour", lié avee Guizot, Thiers, Gasparin, Vil- — Cf. la fin du discours (Portraits historiques..., p. 155), qui porte la marque de l’époque. 1. Portraits historiques..., p. 152. 2. Cf. VAvant-propos que De Sauley a mis en téte du Voyage en Egypte et en Nubie de J.-J. Ampére. Paris, Calmann-Lévy, in-12, 1881. 3. Ibid., p. 151-152, 154. — On lit encore avec intérét fa Gréce, Rome et Dante de J.-J. Ampére (cf. Pontmartin (Revue des Deux Mondes, le" avril 1849, p. 171). L’article de Sainte-Beuve (Nouveaux Lundis, t. XIU, p. 183) est supérieur au discours de Mérimée. — Cf. L. de Lau- nay, Un amoureux de M™* Récamier. Champion, 1927, p. 1-13 et 278- 292. 4. Cf. Chambon, Notes..., p. 269-270. — Débats : En Vhonneur de..., p. 33. — Dupuy, A. de Vigny, t. I, p. 358. 5. Chambon, Lettres inédites, p. 22-23. 6. Cf. Lettres & Montijo, 18 janvier, 1°" et 15 février 1845, 2 octobre 1846. ll 18 274 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 lemain, il fréquente les ministres, et ces accointances aflinent chez lui le sens politique. Esprit clair et pon- déré, iljuge, en général, fort bien et se plait aux intrigues dont il déméle les fils avec aisance'. Telle lettre adressée & son ami corse Sigaudy prouve son aptitude a saisir la portée des événements. L’alfaire de la dotation lui semble grave et il la commente avec la finesse d'un homme rompu aux combinaisons de couloir?. D’ailleurs, le sort des ca- binets lintéresse directement ; mais sa situation, mieux assise quen 1830, lui permet d’envisager avec calme la lutte entre la bourgeoisie royaliste et les républicains. II nest pas enthousiaste du régime; le mot gdchis revient toujours sous sa plume, sonne comme un refrain, puis comme un glas*. Mérimée, bourgeois, dénonce la faillite de la bourgeoisie, prévoit la catastrophe*. Il juge que, sous le regne de Louis-Philippe, les Francais deviennent « tres épiciers »; le cagotisme et la réaction leffrayent. Uprétend quelaFrance souffre dune «disetted hommes», que, sous le gouvernement constitutionnel, cause de maux sans nombre, « tout vaa ladiable », et tout se nivelle; que Pexcés méme de la civilisation fait craindre une révo- lution; tandis que le roi s’amuse, la situation empire? D’ailleurs, partout en Europe, les races royales s’abatar- dissent; le siecle a un esprit « positif et mercantile », les choses vont de mal en pis, les ministres sont impuis- sants, le Parlement bavarde®... Des®commencements d’émeutes, les banquets libéraux aggravent chez lui la 1, Cf. Letires aw Montijo, 24 février 1843 (fonds secrets); 20 janvier 184% (dotation du duc de Nemours); 15 févvier 1845 (fonds secrets); 3 avril 1847 (fils de Polignac); 19 aodt 1847 (affaire Praslin), 18 sep- tembre 1847 (cbid.), etc..., etc... 2. Revue de la Corse, juillet-aott 1925, pe Li7: 3. Ibid. — Chambon, Notes..., p. 151 (lettre & Grasset), 167. 4, Cf. Chuquet, Mérimée en 1848 (Débats, 27 mars 1924). 0. Lettres & Monttjo, 25 décembre 1840, 7 mai, 2 et 15 juin, 24 juillet, 26 aott 1847, 6. Tbid,, 15 juin, 10 juillet, 14 aodt, 29 octobre 1847. LINSTITUT — LA POLITIQUE 275 lerreur instinctive de la révolution; le communisme est en progrés, non seulement en France, mais al’étranger!. On pourrait accuser Mérimée d’assombrir le tableau si les événements de 1848 ne lui donnaient raison. Le 24 février, il aide Valentine Delesserta sortir des Tui- leries prises d’assaut ; le lendemain, puisle3 mars, ilécrit a M"’ de Montijo que lVordre regne : la réyolution a fait peu de victimes, la République est acceptée sans enthou- slasme, mais on s'y cramponne comme a la seule planche de salut®. Toutefois il s’inquiéte de Vavenir; la tristesse de Valentine exilée aggrave sa tristesse. Le 8 mars il ra- conte longuement a M"*® de Montijo les journées des 21, 22, 23 et 24 février, et sa lettre précise, émouvante, pleine d’un mouvement dramatique qui entraine, a une valeur historique indéniable : Mérimée, par sa brieveté, sa concision, son art instinctif du raccourci et du détail essentiel, s’éleve a la hauteur de Salluste et de Tacite?. Il apporte le méme art dans la peinture réaliste des scenes de la rue. « J’ai conduit a PAbbaye une femme qui coupait la téte aux mobiles avec son couteau de cui- sine, et un homme quiavait les deux bras rouges de sang pour avoir fendu le ventre a un blessé et s’étre lavé les mains dans la plaie » ; et il ajoutera plus tard : « Pendant ma campagne du mois de juin 1848, j’at observe la féro- gamins, qui m’a paru épouvantable*. » I] observe done avec sang-froid, méme aux heures les plus cité des sombres. C’est pourquoi cette révolution, il la juge « ridicule et pas assez tragique », plus béte que criminelle, fomentée 1. Lettres & Montijo, 20 novembre 1847, 22 janvier, 5 et 19 février 1848. — Cf. Filon, ower. cité, p. 183-184. — Mérimée suit les événements qui se déroulent en Espagne, en Italie, en Angleterre... (/bcd.) 2. Filon, ower. cité, p. 186 (lettre & Montijo). 3, [bid., p. 188. 4. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 290. — Une correspondance inédite, p- 207. 276 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 @ailleurs par Vétranger!. Les bourgeois sont laches, laches les représentants du peuple, incapables, par sur- croit, de diriger les événements : surprise générale, dé- sarroi, manque d’ hommes, absence didées, bref, c'est la désorganisation®. Toutefois Mérimée refuse de fuir a Madrid*; et voici que dans ses lettres passent de grandes silhouettes, les Jacobins de Paris, Lamartine haranguant le peuple, Louis-Philippe a demi fou, déchu morale- lement, prince indigne qui se déshonore en Angleterre, les provinces mécontentes et grondantes'... Le gouver- nement provisoire est faible, le pays gangrené : on se rue a la curée, comme en 1830°. Le 15 mai, Mérimée, garde national, assiste a la dissolution et a la réinté- gration dela Chambre : spectacle plus comique que dan- gereux’! Puis, pendant cing jours, il couche sur le pavé, contemple la bataille de juin entre « ’armée révolution- naire, organisée par Lamartine et Ledru-Rollin et préchée par Louis-Blane », et la garde nationale secondée par les soldats et la garde mobile : dun cété le drapeau du « communisme », de l'autre la « saine population », les défenseurs de Vordre. Cruauté des insurgés, « ano- malies », alternatives de générosité et de barbarie, tétes et bras coupés brandis a cdté du drapeau rouge..., avee quel relief Mérimée peint le spectacle tragique dont il est le témoin?! Ah! certes, il a du parti pris, son cur n’est pas pour le peuple, ni pour ses guides, ni pour « les infames jour- naux » qui le corrompent, ni pour le gouvernement « ab- 1, Lettres & Mr. et Mrs, Childe, 24 septembre 1862, ower. cité, p- 208. — Une correspondance inédite, p, 330. — Lettre a Viollet-le-Duc, 28 fé- vrier 1865 ; « J’ai entendu parler polonais sur toutes les barricades. » 2, Lettres & Montijo, 18 mars 1848. Sota. 4, [bid., 25 mars, 1°", 5, 12 avril 1848. 5. Ibid., 12 et 23 avril 1848. 6. Ibid., 28 mai 1848. 7. Ibid., 28 juin 1848 (lettre importante). LINSTITUT — LA POLITIQUE 277 horré de la France ». A chaque ligne se trahit le bour- geois égoiste et cossu, qui tremble pour sa fortune, qui veut garder ses biens au soleil!. Mais il se rassure vite. « La peur de 1848, écrit-il en 1851, a fait trouver que les coups de pied au cul étaient peu de chose en compa- raison de la guillotine qu’on craignait. » D’ailleurs, im- partialement, il rend justice & ses ennemis, reconnait que « les barricadeurs de Paris, en 1848, n’ont ni pillé ni violé* », remet toute chose au point. I] avoue que sa petite campagne de quatre jours, en juin, ne l’a exposé a aucun danger, que les actes de cruauté ont été excep- tionnels, que la presse ment, et que les ouvriers ont fait preuve d'une étonnante modération!. Lui-méme n’est pas tellement affecté par les « tristes scénes® » auxquelles il vient d’assister quil ne se délecte en bonne compagnie @artichauts a la barigoule®. Le 14 juillet est paisible : on a désarmé le peuple; mais ce calme lui parait trom- peur et il redoute les coups de fusil, les émeutes, le cho- léra, le citoyen Proudhon qui fait de nombreux adeptes, vend ses petites feuilles « a milliers dans les faubourgs. Tout cela est fort triste’... » Triste pour Mérimée qui n’accepte pas la République de bon ceeur. Pourquoi? Parce qwila peur que le nouveau régime ne lui permette point de « gagner sa vie »; en 1850, ne songe-t-il pas a placer égoistement sa fortune 1. Lettres & Montijo, 28 juin et 20 juillet 1848. Lui, disciple de Vol- taire, en vient & regretter laffaiblissement du sentiment religieux qui lui semble un bon moyen de police! 2, Lettres & Panizzi, t. Il, p. 239; & Montijo, 28 juin 1848, et le Rapport du 27 février 1848. — Cf. un épisode de la révolution (le dévouement d'un ouvrier), dans Les notres mont envoyé de Tourguéniey (les Reliques vi- yantes. Paris, Hetzel, in-12, s. d., p. 263). 3. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 289: « Croyez peu tout ce que disent les journaux sur les morts, les destructions, etc... » 4. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 288-290. 5. Tbid., p. 290. 6. Ibid., p. 29% (diner de la Société des Bibliophiles). 7. Lettres & Montijo, 20 juillet 1848; & une Inconnue, t. I, p. 301-302. 278 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 en Espagne, hors de la portée des socialistes? Mais si Vordre se rétablit, il deviendra « un républicain décidé!». gime qui sauvegarde ses intéréts, etilse rallieva successivement a tous les régimes. Voila Vhomme : il se rallie au ré Cette attitude peu noble lui vaudra les foudres de Hugo?. Qu importe! Mérimée préfére le bien-étre a Phéroisme civique. Aussi son attitude reste-t-elle équivoque tantot il avoue officiellement ses préjugés « bleus », tantot il raille la « sacro-sainte République », hypocrite et poltronne®. I] voit les choses en couleur « gris de liné ». En 1852, il consacre 4 Armand Marrast, « virtuose étourdi du Ca ira de la veille..., président que la férule a préparé a la sonnette, républicain sans principes et sans rancunes », un article cinglant”. Son vieux libéra- lisme cherche un équilibre entre les blancs et les rouges. Il rend hommage a la Révolution de 1789, mais blame ses exces sans essayer de les comprendre®. Il avoue que «la stricte justice est la vertu des démocraties », que, dans la société moderne, |’ ouvrier est encore un esclave. Mais il proclame que l’égalité sociale est une chimere ; puissent, au moins, les démocrates du x1x° siecle sinspirer des 1. fbtd., 25 mai 1850; cdid., t. I, p. 282, note. 2. Apres le coup d’Etat de 1852. 3. Lettres a une Inconnue, t. I, p, 282, 295, 298, 304. — Une corres= pondance inédite, p. 70, — Constitutionnel, 5, 12, 30 mars et 22 avril 1848 (en collaboration avec Laborde), — Portraits historiques..., p. 155. — Filon, ouer, cité, p. 180-181, 194, 201, 209. — Chambon, Notes..., p. 249. 4, Lettres « une Inconnue, t. I, p. 304. 5. Figaro, 16 novembre 1870. A propos de Lamartine, « qui a le don de toutes les improvisations », Mérimée souligne la phraséologie du poéte, mais admire « beaucoup de ces rencontres heureuses de pensée et dexpression qui relévent la mollesse fluide de sentiments et de ca- ractére, défaut et charme du poéte-homme @Etat. » L’article est du 13 mars 1852. (Cf. Portraits historiques, éd. Champion, p. 205 et 314.) Mérimée pamphlétaire a de la verve. 6. Lettres & Stendhal, 12 février 1837; & Lee Childe, ouvr. cité, p. 208; « la princesse Julie, 2% février 1866 (Revue de Paris, 15 juillet 1894, p- 248). — Mélanges historiques..., p. 187. L*INSTITUT — LA POLITIQUE 2719 lecons que leur donnent la libre démocratie athénienne du v® siecle et le Sénat romain, qui combina heureuse- ment dans son sein « deux éléments nécessaires a la grandeur dun Etat, Vesprit de conservation et lesprit de progres! »! Cette harmonie, cette sagesse équilibrée, tel est sans doute Vidéal politique de Mérimée, qui répugne aux exces. S’étonnera-t-on des lors que le libéral de 1825 de- vienneunmodeéré et que, dédaignantles vertus del homme d’Etat ou dutribun, il reste un dilettante qui s’amuse et, plus souvent, s’attriste des jeux de la politique? 1. Mélanges historiques..., p. 218. — Cf. p. 161-162, 174-175, 181, 185. CHAPITRE XIX LES GEUVRES D’' IMAGINATION (1844-1853) Cette vie amoureuse et cette vie mondaine exercent une influence sur l’écrivain. Faut-il plaire a la femme aimée, heurter par malin plaisir la société aristocra- tique’ Voict Arséne Guillot, VAbbé Aubain, les Deux heritages. Faut-il rempliv son role @académicien, obéir au gout, plus désintéressé et plus noble, de savoir toute chose a fond? Voici des études de critique et histoire. Mais Veérudition et limagination ne se contrarient pas chez cet homme encore jeune; de bonne heure elles se prétent un mutuel appui, et Mérimée s’abandonne aux deux tendances que, dés 1841, Sainte-Beuve indiquait subtilement!. * vanes Nous savons l’origine d’Arséne Guillot?. Cette pauvre fille devenue courtisane, Mérimée l’a rencontrée dans les coulisses de l’Opéra; cette M™® de Piennes, il l’a vue au noble faubourg, chez M™° Boigne ou telle autre amie; ce jeune « viveur », Max de ***, il a diné avec lui a la Ro- tonde, en compagnie joyeuse. Puis, selon un procédé dont il a usé déja® et dontjusent tous les romanciers, il a 1. Portraits contemporains, t. Il, p. 369-370. 2. Cf. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 5-6. — Trahard, la Jeunesse de Meérimeée, t. Il, p. 248. — Dupouy, Carmen (éd. Champion), p. X-X1. 3. Dans le Vase étrusque et la Double méprise. 282 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 transposé ces types dans la nouvelle quil élabore lente- ment!. En 1844, comme en 1830 et en 1833, il évoque le Paris de la Monarchie de Juillet, le Paris des basses classes, et le Paris mondain. Renoneant a l’exotisme, il se rap- proche ainsi de Balzac, etlorsque, aprés avoir donné le ma- nuscrit a Valentine Delessert, il lit sa nouvelle chez M"° de Boigne?, il rend a cette société ce qu il lui doit. Car voici le sujet : Arsene Guillot, jeune courtisane, orpheline, malade, abandonnée de son amant, veut se tuer. Elle survit, agonise longuement sur un grabat, at- tire la pitié d'une pinde dame, M™* de Piennes, qui veut la convertir. L’amant, Max, revient; Arséne aime tou- jours, mais, brusquement, elle soupconne que M™® de Piennes est sa rivale. Un drame rapide et poignant se joue entre les deux femmes. Arsene, que seul l'amour faisait vivre, perd ce dernier soutien, et, apres une terrible agonie morale, expire en murmurant : « J’ai aimé! » La courtisane régénérée par un amour pur, et supé- rieure aux mondaines hypocrites, tel est done le theme que Mérimée aborde, treize ans aprés Marion Delorme. Mais la Marion qu'il peint est plus humaine, plus proche de nous que celle de Hugo®; dépouillée du prestige de histoire, elle vit de notre vie quotidienne dans le Paris contemporain. On n’évite pas non plus Pobligatoire rap- prochement entre Arséne et Marguerite Gautier : comme elle, Arséne est poitrinaire, comme elle, elle aime les ca- méhas+. Ainsi la nouvelle de Mérimée se place entre Ma- rton Delorme et la Dame aux Caméelias, ou, si Von veut 1. En une dizaine d’années, semble-t-il. 2. Cf. Lettres & Montijo, 3 février 1844, p- 82. — Filon, ouer. cité, p. 142-43. 3. Le rapprochement simpose, car Mérimée a lu le manuserit de Ma- rion Delorme et a fait modifier le dénouement (cf. da Jeunesse de P. Me- rimée, t. II, p. 69 et 301). Cf. Arséne Guillot (6d. Calmann-Lévy), p. 110 et 156. Le roman de Dumas est de 1848 et la piéce de 1852. LES (2UVRES D’ IMAGINATION 283 embrasser une plus vaste période, entre Manon Lescaut et la Fille Elisa'. Mais, alors que Hugo, Dumas et les Goncourt pour- suivent un but moral, Mérimée se garde de toute réhabi- litation. Loin Vidéaliser son héroine, il la presente dans sa misere physique et sa déchéance morale : Arsene en est plus belle, plus émouvante. Tout de méme, on de- vine chez Mérimée le souci d’opposer la morale du ceeur a la morale religicuse et mondaine, le sentiment humain au préjugé social. Qu’Arsene paraisse supérieure a M"* de Piennes, Mérimée n’en sera pas faché ; que cette morale large, intelligente et pitoyable semble « révolu- tionnaire » au noble faubourg, aux prétres farouchement orthodoxes et aux cagots, il en sera enchanté. Car il dé- teste les préjugés dangereux de l’aristocratie, la sotte bi- goterie des dévotes, la morale étriquée des bourgeois a Vaccablante vertu’. Comme Moliere dans Tartuffe, il pour- suit ’hypocrisie, comme Préyost dans Manon Lescaut il rend sympathique le personnage le moins vertueux® — au moins en apparence —, et il pose, une fois de plus, le probleme de Pimmoralité dans la littérature. Pour lui le probléme est résolu : l’écrivain est libre de fixer notre sympathie sur le personnage qui lui plait?; tant pis pour la morale usuelle! Mais la morale se venge : quel scandale lorsque la nouvelle parait dans la Revue des Deux Mondes! « Les gens soi-disant vertueux, et particuliérement les femmes a la mode, qui dansent la 1. Cf. Filon, ougr, cité, p. 150. 2. Arséne Guillot, p. 99, 118, 147. Mais il respecte la superstition (p- 101, 167). 3. C’est la seule ressemblance qui existe entre les deux ceuvres. 4. Cf. Brunetiére, le Personnage sympathique dans la littérature (Re- vue des Deux Mondes, 15 octobre 1882, p. 935-936). 5. G. Planche défend ce droit (Revue des Deux Mondes, septembre 1854, p. 1214). — Filon le dénie et juge Arséne Guillot « immorale » (ouvr, cité, p. 149, et Mérimée, p. 68) 284 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 polka et suivent les sermons du P. Ravignan », s’in- dignent!. L’Académtie proteste, les salons sont en ru- meur, les prétres fulminent?. C’est qu’Arsene tombe en pleine crise de mysticisme et de néo-catholicisme, et que tous les « cagots » se liguent contre la pauvre Arséne, jugée par eux « impie et immorale ». « Trois ou quatre femmes, adultéres émérites, ont poussé des cris de fureur que leurs anciens amants ont répétés en cheeur. C'est a qui me jettera la pierre », écrit Mérimée que ce tapage « amuse ». «Je n’ai plus rien a craindre, et je me moque deux », dit-il en faisant allusion aux Académiciens; il complote méme de se venger®. Bref le scandale lui plait et le sert A merveille*. L’euvre a des défauts; action, qui se déroule au chevet d'une agonisante, est nulle, la composition faible. Mérimée ne s’interdit pas les digressions, et il regne dans certaines parties du récit un air de noncha- lance qui surprend®. Tout de méme, contrairement a Vhabitude de Mérimée, le drame commence et finit ev abrupto; pour une fois, le nouvelliste nous épargne les dissertations philologiques : on lui en sait gré. Le réeit, en soi, est un chef-d’ceuvre. [I] est véridique; 1. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 220-221; & Requien, 22 mars 1844, p. 250, 2. Molé et Salvandy sont a la téte des « protestataires » (cf. Lettres & Montio, 23 mars 1844, t. 1, p. 88-89. — Filon, Mérimée, p. 69. — Dupouy, ower. cité, p. vit). 3. Cf. Lettres & Montijo, 23 mars 1844, t. I, p. 88-90 (il dit encore leur fait aux hypocrites dans les lettres du 6 et du 9 avril 1844, p. 91, 98). — Toutes proportions gardées, on semble percevoir un écho lointain de la querelle du Tartuffe. 4 Tlen avait été de méme en 1829, lorsque parut le Carrosse du Saint- Sacrement. En 1844, les critiques attendent que le tumulte soit apaisé, el les comptes-rendus ne paraissent qu’a partir de 1852 (cf. De Wailly, Athenaeum frangais, 3 juillet 1852, p. 6. — Cl. de Ris, Portraits & la plume. Didier, 1853, p. 117-118. — Planche, Revue des Deux Mondes, sep- lembre 1854). Cf. Dupouy, ower, cité, p. viti-xt. 5. Surtout quand il s’agit de Max de Salligny. LES (ZUVRES D IMAGINATION 285 mélant, d’une maniére subtile, des éléments qui semblent s’opposer, le pathétique et Pironie, il est ala fois roman- tique apres ’heure et réaliste avant Vheure. Mérimée nous mene au coeur de Paris, dans le quartier de Saint-Roch, vers 1825. Racontant une histoire dont il a été sans doute le témoin, il est partout présent!, donne au récit le ton d’un dialogue mondain, cause comme dans un salon du faubourg, s’interrompt, s’adresse a une interlocutrice... La méthode lui est habituelle; et cette grande dame, et ce dandy, et ce bedeau, et cette femme de chambre, et ce docteur renforcent la réalité du récit?. Récit pathétique! Carmen, par son jeu volontaire et tendu, cesse presque d’étre humaine; Arséne, au con- traire, Pest jusqu’a son dernier souffle. Bourgeois gaté par la fortune, Mérimée ne craint pas de se pencher sur les pauvres, les victimes, les déshérités, de compatir au malheur, de comprendre le vice. Son art, évitant la sen- siblerie, gagne alors en pitié fraternelle, et une larme gé- néreuse glisse au bord de ses paupteres. Si les Misérables, siles beaux romans sociaux de G. Sand dépassent la nou- velle de Mérimée, il n’en reste pas moins que celui-ci se rapproche un instant de Hugo et de Sand : Arséne est la cousine de Cosette. Aussi nous parait-elle supérieure, moralement, a Carmen, et méme a Colomba. Les quatre pages oti Mé- rimée peint la douleur physique et labattement moral 1. Godt pour les moeurs primitives, respect des superstitions, scep- ticisme, railleric, dédain de la morale, amour de l’archéologie et de la peinture, culte de Byron, allusions & ses voyages en Italie, en Alle- magne, en Gréce, expérience de la vie..., bref il se trahit & chaque page (ef. Arséne Guillot, éd. Calmann-Lévy, p. 101, 126, 127, 129, 130, 132, 133,, 137, 160; 162; 167, 169; ‘etc.). 2. D’autant plus que les De Piennes existent réellement (cf. Dupouy, our, cité, p. x, et Arséne Guillot, p. 126 (portrait de M. de Piennes). Cf. les allusions & l’amiral de Rigny, a la guerre pour lindépendance hellénique (Arséne Guillol, p. 160-161). — Le docteur K... (p. 108) ne se- rait-il pas Koreff? 286 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 (un pauvre étre, oti il raconte Vhistoire d’un ceur autre- fois heureux, maintenant en plein abandon, en mortelle détresse, sont belles d’une émouvante beauté'. Combien V’émotion est plus forte que dans le Vase étrusque! Julie perdait son amour; Arséne perd jusqu’aux souvenirs de son amour, « seul bien qui lui restat au monde?® ». En face delle, M™® de Piennes joue un role double, pénible et peu flatteur, Max est pale, elfacé, sans énergie. Que leurs sentiments complexes soient analysés avec finesse, il se peut?; seule Arsene est capable d’émouvoir. Ah! sans doute, au moment méme ou elle est brisée de douleur, Mérimée la compare a Marius enfoncé jusqu au cou dans les marais de Minturnes; au moment oti elle est face a face avec la réalité terrible, Mérimée se tourne vers une aimable auditrice et minaude‘; sans doute voici les pointes, les allusions malignes, la désinvolture, le pivotement brusque sur un talon, et nul n’est épargné, de- puis le bedeau de Saint-Roch jusqu’au docteur?; sans doute, acdté du pauvre lit de sangles ot: agonise la pros- tituée, voici le sanctum sanctorum, e est-a-dire le cabinet de toilette de M™° de Piennes®. Oui, tel est le ton; mais la est la marque de lécrivain, et tant d’ironie mélée a tant de pathétique rameéne le récit au niveau de la vie quotidienne. Car il s’agit, avant tout, de faire une ceuvre vraie. Le romanesque? la couleur locale? ll en subsiste des traces; le sujet méme est dans la ligne de Hugo et de Balzac. 1. Arséne Guillot, p. 141-145. 2. Ibid., p. 143. 3. Ibid., p. 163, — Le sursaut d’énergie de Max est tardif. 4, [bid., p. 142-143. 5. Contre le bedeau (p. 101), Saint-Roch (p. 103), la religion (p. 105, 111), les danseuses de POpéra (p. 111), Arséne (p. 114), les femmes (p. 153), les dévotes (p. 99), le magnétisme (p. 160), les journaux (p. 161), ete. 6. Ibid., p. 105, 124. — Cf. p. 137 (ouvrages de piété); p. 164 (dé- jeuner). LES (UVRES D’IMAGINATION 287 Arsene, telle une héroine de Dumas, a « un sourire de damné », Max parle d’ « expiation », de « chatiment », lair exalté de M™® de Piennes donne A ses traits une ex- pression « sublime », Arséne a, elle aussi, selon les théories de Gall, la bosse de « lexaltation », ete.'... Les camélias, comme la fleur de cassie de Carmen, jettent dans la grisaille du récit leurs tons rutilants; une voix de basse accompagne au piano une barearolle napolitaine, ete.?... Touches discrétes, simples survivances | Car Mérimée tend, peut-étre a son insu, vers cette forme d’art qui va devenir le réalisme. I] peint les petites gens, hommes et femmes du peuple, par touches égale- ment discrétes : bedeau qui traine ses souliers éculés sur les dalles de Véglise, courtisane qui porte une « capote rose, ornée de fleurs artificielles », et « une robe d’in- dienne a vingt sous Vaune », femme de chambre au lan- gage pittoresque et familier, docteur a la fois bonhomme, brutal et eynique..., voila d’excellents types dont héritera le roman de Flaubert®. Une fin de messe a Saint-Roch, un attroupement dans larue, des groupes qui pérorent, les concierges sur le pas de leurs portes racontant avee force gestes aux voisines la chute d’Arsene par la fenétre, voila des scenes populaires, contemporaines de celles d’ Henri Monnier‘. Humbles étres, humbles choses! Mérimée montre le pain de quatre livres qu’Arséne cache sous sa capote, le rameau de buis épinglé au-dessus du lit de sangles, le bonnet de Joséphine incliné sur une oreille?®. Arsene vient de mourir. « On entendait distinctement 1. Ibid., p. 111, 141, 151. 2. Ibid., p. 127, 157. — Dumas place lhistoire de Marguerite Gautier entre 1842 et 1847, c’est-a-dire & lépoque ot parait Arséne Guillot. 3. [bid., p. 100-101, 105-107, 108-112, ete. 4. Ibid., p. 99-120 (cf. p. 106 et 114, description de la chute d’Arséne par la fenétre). — H. Monnier a publié les Scénes de la ville et de la campagne en 1841, et publiera en 1846 les Scénes populaires completes. 5. Ibid., p. 102, 111, 124, 155 (la garde qui se pince pour ne pas dor- mir). 288 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 dans la chambre le faible tintement d’une montre placée sur la table de nuit!... » La langue, quis’éloigne de l’em- phase romantique, s’adaple a la réalité de pareilles no- tations, devient la langue parlée, la langue du peuple?. Ainsi personnages, scenes, détails, style, tendent au méme but: donner |’ impression du réel. Balzac, deés 1840, aide le réalisme 4 se dégager du romantisme; mais Ar- sene Guillot montre discrétement le passage d’un art a un autre. En ce sens, luvre, a sa date, parut neuve; aujourd hui elle reste historiquement curieuse, entre les Misérables et la Comedie humaine dune part, les romans de Monnier, de Champfleury, de Flaubert d’autre part. Mais comme le réalisme de Mérimée évite la vulgarité plate ot tomberont Monnier et Champfleury! Toujours en effet le moraliste soutient le peintre; des observa- tions fines, spirituelles ou profondes constituent la so- lide armature du récit; en méme temps que Mérimée dé- crit extérieurement ses personnages, il éciaire d’un mot ou d'une phrase leur caractere, découvre leurs sentiments intimes. La curiosité malsaine des foules, le chagrin qui dte a Vhomme toute réflexion, le malheur qui le rend doux et docile, influence que les belles choses et, en parti- culier, ’amour exercent sur nous lui suggérent autant de réflexions qui trahissent ’expérience de l’écrivain®. Or, a quarante ans, Mérimée est amer, sans doute parce qu il soutfre dans son amour. Oserait-on lui appliquer ces pa- roles désolées de Max : « Si nous autres hommes, nous navions pas quelquefois la ressource de détourner nos passions... peut-étre maintenant... peut-étre serait-ce moi qui me serais jeté par la fenétre 4? » En tout cas elles 1. [bid., p. 168. Doras. p. 105 et suiv. — Cf. p. 163, une image, neuye alors, em- pruntée au chemin de fer. 3. Chap clO AMG ep sed sin 143, 149, 159 (cf. en particulier Panalyse aigué de amour d’Arséne pour Max, p, 142-143) hk. PR. 149, LES (UVRES D’IMAGINATION 289 nous découvrent déja le cceur de Vamant qui connaitra, dix ans plus tard, les atroces souffrances qu'il préte a son héroine? Anticipation du destin? Qui sait? La beauté supréme d’Arséne Guillot est dans sa vérité!, x Ma Dans VAbbé Aubain, dans les Deux heritages ou Don Quichotte le pathétique disparait et le réalisme s’accuse. Ce réalisme discret fait le seul mérite des deux ouvrages, fort minces et agréablement factices, oti Pironie reprend le dessus et tourne a la satire. Qu’est-ce que Abbé Au- bain®, sinon Vesquisse d’un roman par lettres a la mode du xvim® siecle, ou une donne parisienne qui s’ennuie a Noirmoutiers et un jeune abbé faussement naif et senti- mental, raisonnable et malin, s’escriment, pour rire, au jeu de ’amour?? Prestesse et feinte nonchalance‘, désin- “} volture et sentiment de la réalité, du train de vie quoti- dien, qui empéche de dramatiser la passion” et de rien prendre au sérieux, nila nature, nil’amour, nilascience®, sourire narquois au moment ou l’on attend une larme, ironie latente et constante qui masque la sensibilité et 1. Les pages consacrées a Arséne Guillot par Polikowsky (ouer. cité, p. 123-128) et Falke (ougr. ctté, p. 74-76, 130, 156-157, 172-173) sont mé- diocres. 2. Publié dans le Constitutionnel du 24 lévrier 1846, — Le Secret de Javotte, publié par Musset en 1848, offre quelque ressemblance ayec V Abbé Aubain. 3. La dionne éloigne a temps labbé et lui fait obtenir une bonne cure, ot il se console avec de grasses poulardes et du « bordeaux », 4. Mérimée croit inutile de dire comment ces lettres sont tombées entre ses mains; il supprime les noms propres, feint doublier son abbé au cours du récit, omet plusieurs lettres, ete. (cf. éd. Galmann-Lévy, pe liz, 177, 138i 136); 5. Rien n’est appuyé ; la passion, tragique chez les romantiques, est ici aimable et douce, parce que superiicielle; tout sarrange ; nous ne sommes ni des saints ni des héros. Les traits romantiques sont de plus en plus rares (cf. p, 177 et 189 : portrait de l’abbé). 6. Cf. p. 174 (seule la mer retient l'attention de Mérimée, parce qu'il Vassocie & Byron : p. 177); p. 175-181 (Mérimée déteste les das bleus. Cf. Lettres & Montijo, 11 mars 1848, t. I, p. 2); p. 186, 194. Ill 19 290 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 prodigue les pointes!..., bref on songe a un Marivaux qui aurait dépouillé toute préciosité et qui abandonneratt le monde de la fantaisie pour la réalité. Car cette dionne, Mérimée l’a rencontrée dans les salons parisiens*, ce prétre dans quelque vieille église provinciale*... Comme, lui, sans doute, il a jeté au feu des bouquets fanés, il s’est consolé avec une bouteille de bordeaux, tla cru que tout ici-bas s’arrange. Ah! Vaimable parodie de Jocelyn* que ces lettres « curieuses, morales et instructives® » a la facon dun roman de Richardson! Les Deux héritages®, proverbe de salon, ne vaut que par la satire légére des murs politiques dans un milieu provincial. Une pauvre intrigue de vaudeville, ot un oncle et un neveu veulent tour a tour épouser une ieune fille et sont éconduits Pun et autre, ot loncle se venge en déshéritant son neveu, ot! le neveu se console avec un « rat » qui vient Vhériter de 35,000 livres sterling, une action factice qui n’avance qua coups de théatre, des personnages falots..., voila qui marque une chute. Mé- rimée, imitant Th. Leclereq, comme en 18307, tombe au-dessous de Dumas fils et presque au niveau de Scribe. Mais le tableau de la vie & Morlaix est original : les intrigues qui se nouent dans la petite ville bretonne en 1. Contre Goethe, Hoffmann, G. Sand, les Péres de V’Eglise, Lamar- tine, Rousseau, Rémusat (p. 175, 177, 178, 180, 194); contre les prétres (p. 181, 186, 192), les hommes d'affaires (p. 175). 2. Sur les Mons et les lionnes, cl. Lettres & Montijo, juin 1840, 12 fé- vrier, 15 mai 1841, 27 mai 1843, 1°" mars 1844. 3. Les portraits qu'il en trace le prouvent (p. 174); par 1a i1 tend au réalisme, 4. Labbé lit Jocelyn en cachette (p. 178). Cf. Dupouy, our. cite, p. XLII. 5. P. 172. — En somme Mérimée reprend le théme de l’Occasion, mais sur un autre ton. — En 1847 il réunit en un volume Carmen, Arséne Guillot et VAbbé Aubain. 6. Publiés par la Revue des Deux Mondes le 1° juillet 1850; parus en volume chez M. Léyy en 1853. 7. Dans les Mécontents. LES (ZEUVRES D’IMAGINATION 291 période électorale, le trafic des bonnes places et des dé- corations, les pointes contre la politique coloniale, au mo- ment ot! l'on conquiert PAlgérie, et contre la sotte édu- cation des jeunes filles, qui tendent as’émanciper au len- demain de 1848!..., cette peinture des ridicules humains est pleine de verve et d’esprit. Ce sont, par surcroit, des éléments nouveaux, et nouvelles également ces silhouettes amusantes de domestiques, de marchand de beurre, Vélecteur influent et décoré, de « rat » de théatre, qui parlent ce langage familier des petites gens, oti excelle Mérimée?. Done, qu'il le veuille ou non, Mérimée elisse vers le réa- lisme, comme il aglissé vers le romantisine. II glisse égale- mentvers la satire; mais, n’ayantpas de convictions fortes, il égratigne plus quwil ne blesse. « Je ne connais rien de plus misérable que de jeter le ridicule sur les choses grandes et saintes, dit sentencieusement la marquise de Montrichard a sa fille. C’est la marque d’un petit esprit, et, je ten demande pardon, ma fille, d’un cur sec?®. » II serait dur d’appliquer ces paroles a Pauteur, qui n’est ni un petit esprit, ni un cwur sec. Mais serait-il injuste de soutenir qu il aime a eter le ridicule? 1. Cf. les Deux héritages (6d. M. Lévy), p. 31, 51, 63-64, 112 (poli- tique); p. 19, 20, 27, 32, 53, 54, 69, 70, 7 niales); p. 39, 85 (vie des jeunes filles); p. 52, 64 (moeurs de province) ; p. 39, 52, 94, 103 (caractére de jeune fille moderne). 2. Ibid., p. 1-11 (type de domestiques, Félix et Juliette); p. 11-16 (type de M, Quernet, marchand de beurre); p. 26-31 (type de Clémence, rat de thédtre), etc... Sur la piéce, cf. Delessert, Athenaeum frangais, 30 juillet 1853. — Planche, Lludes littéraires, 1855, p. 105. — Merlet, Portraits d’hier et daujourd’ hui, Didier, 1865, p. 215-218. — Falke, ower. cité, p. 48-50, 3. Les Deux héritages, p. 68. 3 (exotisme et meeurs colo- CHAPITRE XX LES CEUVRES D’ERUDITION (1835-1853) L’age vient ot il est bon de « se partager, de se faire atemps un got, une étude durable », ce qu’on appellerait « un cabinet de curiosités ou un cloitre pour la seconde . gi nation créatrice décline, l’artiste n’ose plus fixer un or- moitié de la vie », Car, au fur et & mesure que l’ima gueilleux regard sur Pallas Athéné. « Par respect pour le beau méme, mieux envisagé et pleinement senti, a quoi bon le tenter encore, Valler offenser peut-étre, a moins de quelques retours irrésistibles!? » Or, Mérimée « s’y est pris & lavance, en homme trés prudent »; depuis 1835 il s’est fait antiquaire, critique, historien. Sa vocation n’est-elle pas « d’étudier de pres les choses, de les bien savoir, de les savoir avec précision seulement?? » Sa jeunesse, fleurie d’wuvres ot Vimagi- nation se donne carriére, est illuminée par le sourire de la Périchole, de Colomba et de Carmen. Son age mur se tourne vers l’érudition : voila le « cloitre »; mais aux sé- veres arcades, envahies par l’ombre, l’écrivain désabusé suspend quelques roses d’automne. Comme il défend ce cloitre! L’érudite retraite lui parait sienne, au méme titre que les églises de France. Arriere done ces « gentilshommes de lettres? » qui s'imaginent 1. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. Il, p. 371. 2. Ibid., p. 371-372. 3. Les Gentilshommes de (lettres. Figaro, 10 novembre 1870. L'article est de 1846. Toutes les citations qui suivent en sont tirées. — Cf. Por- traits historiques..., 6d. Champion, p. 141 et 291. 294 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 qu'une particule leur donne le droit de remplacer Pépée par la plume, ces marauds qui montent au feuilleton comme autrefois au carrosse du roi! « Gloriole galante de baleon et de coulisse! » On courtise la Muse parce orande dame de I(Eil- g de-Bceuf ou quune danseuse de l’Opéra. Mérimée hausse quelle coute moins cher qu'une le ton, cingle : a la bonne heure! Juvénal remplace Lu- cien, les traits percent les « dynastes les plus histo- riques », qui « binent en peinture et en poésie », en « sta- tuaire et en horticulture », les Malibran de salon, les il- lustres enfants des deux sexes qu’on ne peut plus faire @église et qu’on « empianotte », au lieu de les « encapu- chonner. » « Halte-la, messeigneurs! Vous chassez en terre de roture. Vos ports d’armes, s’il vous plait? Car cela fut toujours un privilége de nous autres cleres, de défricher les champs que vous négligiez pour la guerre, décrire, de lire, de chiffrer pour le compte de la com- mune, de batir la cathédrale et le presbytere, de sculpter le bois en statuettes pour les saints ou en stalles pour les chanoines, de toucher Vorgue des couvents ou le theorbe des cabinets, de fouiller les décombres de l’an- tiquité grecque et latine, d’en repolir les trésors comme les Estienne, ou de tailler les diamants du vieux génie gaulois, ala gaillarde fagon des Rabelais, des Marot et des Régnier. » Voila qui sonne avec une provocante fierté, quia de Vaccent, du souffle!... Done, si Page est passé ot lon éléve des cathédrales, si les statuettes en bois seulpté tremblent déja aux mains de Vartiste, qu’on lui laisse au moins les magnifiques dé- combres de Vantiquité, qu’on lui permette d’en repolir les trésors ou de tailler les diamants du vieux génie gau- lois, héritier du génie grec et du génie latin. N’est-ce pas créer encore que vivre dans le commerce d'Homeére, de |. Ibid., p. 143. — Méme accent dans l'article sur A. Marrast. LES (UVRES D’ERUDITION 295 Sophocle, de Virgile, de Rabelais? Voyez comme, en 1846, Mérimée revient avee joie, sur les pas de Fau- riel!, a cette poésie provengale, reflet des poésies primi- tives, rayon attardé de la poésie grecque; comme il se plait a retrouver dans l’Histoire de la Poésie provencale les idées chevaleresques qui purifiérent Pidée de l'amour et gagnérent l'Europe, a saisir les défauts et les mérites de cette poésie’. Dans le résumé qu il fait des trois tomes de Fauriel, je souligne deux traits : Mérimée loue Fau- riel de savoir le sanserit, le grec, le latin, arabe, l’alle- mand..., et de lire le Ramayana dans Voriginal. Mais il le loue surtout de faire un bon usage, c’est-a-dire un 8 usage discret, de son « vaste savoir », d’étre homme de gout, de posséder « le sentiment et Vintelligence du beau sous toutes ses formes? ». Or, cette intelligence du beau euidée par un gout éclairé, cette érudition qui re- cule ses limites, n’est-ce pas vers elles que Mérimée tend chaque jour, comme vers des lumiéres voilées? : x ¥ Voici done que Vérudition offre a Mérimée un moyen de renouvellement et la possibilité d’un supréme retour a limagination. Car la Russie, en lui ouvrant des horizons inconnus, lui fait une seconde jeunesse. Initiation con- tinue, mais lente, indireete : nous la connaissons mal. Mérimée ne va pas en Russie; il apprend le russe en France# et vit a Paris, pendant de longues années, dans 1. Déja, en 1825, il avait gouté les «chants klephtiques » traduits par Fauriel et les avait imités dans la Guzla. 2. Histoire de la poésie provencale (3 vol. in-8°, Labitte), par feu M. Fauriel. cours professé & la Faculté des lettres en 1832 et en 1833 (Constitutionnel, 17 févvier 1846). Bis Mailer, 705 Bm 4. Ce serait, parait-il, la lecture de l’/istocre de Karamzine qui lui au- rait donné Vidée d’apprendre le russe (Mongault, Mérimée, Beyle et quelques Russes. Mercure de France, 1°" mars 1928, p. 362). ‘ my e t r ; ; 5 296 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 la société de Russes dont plusieurs farent éminents. Qui sont-ils? Comment les connut-il? Les documents es- sentiels nous manquent pour le bien savoir!. Des 1826, Mérimée fréquente des Russes a Paris; en 1829, semble-t-il, il entre en relations avee un riche amateur, bibliophile et bibliographe, ami de Pouchkine, Serge Sobolevski?; en 1848, il le reeommande chaude- ment a M™ de Montijo, et, l'année suivante, il projette de faire avec lui un voyage en Galice?... La rencontre de Mérimée et de Gogol, qui aurait eu leu en 1837, est une légende*. En revanche, Mérimée se lie, en 1840, a 1. Lexcellente étude de M. Mongault fait justice des documents con- tradictoires ou faux et des lépgendes (art. cilé, p. 341). 2. Cf. Trahard, fa Jeunesse de P. Mérimée, t. I, p. 263, 265, 276; t. II, p- 2388. — Mongault, art. cité, p. 342. — Vinogradof, Mérimeée et la langue russe (Revue de littérature comparée, octobre-décembre 1927, p. 748, n. 3); Mérimée et Serge Soboleeskt. Moscou, in-8", 1928 (cet ou- vrage contient une vingtaine de lettres de Mérimée a Soboleyski, aux- quelles je renyoie dans la suite). Daprés M. Vinogradof, Sobolevski est arrivé a Paris le 25 novembre 1829 (ouvr. cité, p. 19), et il ren- contre aussitot Mérimée dans le salon de M™° Ancelot (lettre du 25 dé- cembre 1829, p. 26). De retour en Russie, ot il séjourne de 1833 a 1837, il écrit, sur la demande de Pouchkine, & Mérimée, qui lui envoie la lettre sur la genése de la Gusla. Puis Mérimée aurait commencé avec lui l'étude du russe (p. 76-77). Est-ce exact? Ce qui est certain, c’est quwentre 1849 et 1863 les deux hommes échangent une correspondance suivie (p. 86-214), qwils passent tous deux Vhiver sur la edte d'Azur en 1860-1861 (p. 185), et quae Sobolevski joue un role dans l’élection de Mé- rimée comme membre de la Société des amis de la littérature russe (p. 205). Sobolevski, « géant bien fait », trés cultivé, intelligent, charmant et charmeur, plein de projets et de vie, est un de ces Russes brillants qui apparaissaient alors dans la société parisienne, rendaient des services, puis disparaissaient en gardant la liaison. 3. Lettres & Montijo, 28 décembre 1848 et 28 décembre 1849. — Vino- gradof, ower, cité, p. 87. — Plus tard Mérimée met Sobolevyski en rap- port avec Landresse et Panizzi ([6id., p. 170-171). 4. Cf. Mongault, art. cité, p. 342-343 (veléve les erreurs de Me Olga Smirnov, De Vogiié, Halperine-Kaminsky). D’ailleurs les articles con- sacrés, ’un a Gogol en 1851, autre a la Littérature et au servage en Rus- ste en 1854, prouvent que Mérimée n’a jamais connu Gogol. LES CZUVRES D’ERUDITION 297 Athénes, avec les Lagrené!; or M™ de Lagrené, « trés jolie et agréable personne », est russe?. Aimable et instruite, elle séduit intellectuellement Mérimée, qui échange des lettres avee elle, son mari et ses filles®. Toutefois, entre 1841 et 1848, il ne semble pas que les relations aient été suivies, ni que Mérimée ait entrepris V’étude du russe. Il ne semble pas non plus qu’avant 1853, il ait connu per- grands écrivains russes dont il s’oc- cupe®, sauf Pouchkine avec lequel il entre en rapports a sonnellement les la finde 1851°. Tout au plus rencontre-t-il dans les salons parisiens la petite colonie russe qui habite la capitale e’est ainsi qu'il retrouve Sobolevski chez M™ Ancelot. Mais, entre 1839 et 1847, il subit influence de son cousin, Henri Mérimée; sans doute les deux hommes sympa- thisent peu et d’anciennes rivalités de collége les éloignent Yun de Vautre. Prosper est jaloux (Henri, lauréat du Concours général, et, ce qui vaut mieux, comme lui 1. Grace a Grasset (cf. Lenormant, Beaux-Arts et voyages, t. II, p. 287, 288, 290-291). 2. Ibid., t. Il, p. 288. — Mm de Lagrené est née Barbe Doubenski; dés 1832, elke a connu Alexandre Tourguéniey, que Mérimée connait égale- ment (cf. Mongault, art. eité, p. 359-360). 3. Lettres aux Lagrené. Paris, in-8°, 190% (introduction de Chambon). Texte capital, mais trés défectueux (cf. Mongault, art. ecté, p. 341-342), 4, Ibid., p. 8-13. 5. En 1847 il ne connait pas Tourguéniey; M™* V. Ancelot a propageé cette erreur qu’on retrouve chez Filon, Matvéiev, Halperine-Kaminsky, Engelhardt, Goutiar, Noodt, G. Cahen... Je Vai reproduite également et je rectifie ici ce que j’ai dit dans la Jeunesse de P. Mérimée, t. II, p. 237- 238. M. Mongault tire au clair le passage de M™* Ancelot (Un salon de Paris, 1824-1864, Dentu, 1866, p. 96-98). IL s’agit, non pas du voman- cier, mais de l’ancien ministre, Alexandre Tourguéniey, qui séjourna plusieurs fois a Paris a partir de 1825 (en 1827, avec Joukoyski); il connut et admira Mérimée. Quant au romancier, Mérimée n’entra en re- lation avee lui qu’en février ou mars 1857 (cf. Mongault, ower, cité, p. 344-364); en 1854 il avoue ne pas Je connaitre (Revue des Dew Mondes, 1°" juillet 1854, p. 193.) 6. «... M. Pouchkine, dont jai fait la connaissance l’automne der- nier... » (Lettres & Sobolevski, 14 avril 1852, ower. cité, p. 137). 298 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 grand voyageur, observateur sagace, esprit tres ouvert!. Or, en 1839-1840 Ilenri séjourne en Russie, et en 1847 il publie sous le titre : Une Année en Russie, les deux lettres qu'il avait adressées a Saint-Mare-Girardin?. Le livre, précédant les ouvrages de Dumas et de Gautier, in- téresse le public frangais aux moeurs, aux coutumes, aux usages, a Vorganisation sociale de la Russie; de fines re- marques éclairent la physionomie des gens de cour, des grands seigneurs, des diplomates, des fonctionnaires... Mérimée lit le livre, échange des lettres avec son cousin ®, el, par jalousie peut-étre, s’adonne sérieusement a l'étude de la langue russe. Ainsi Sobolevski, M™® de Lagrené, Henri Mérimée, voila, a des degrés divers, les trois initiateurs*. En 1848, les liens se resserrent avec les Lagrené et les legons de russe commencent”. Mérimée est plein d’ardeur, d’ad- miration et Venthousiasme pour cette langue « terrible », dont il espére a la fois tirer plaisir et profit®. Aussi dans 1. G. Cahen, Mérimée et la Russie (Revue d/histoire littéraire..., juillet- septembre 1921, p. 390-392), Mongault, art. cité, p. 345-346. 2. Le livre parait chez Amyot. > ri Ces iettres sont dispersées; les unes appartenaient a M. H. Méri- meée, directeur de l'/nstitut francais de Madrid; les autres sont a la Bi- bhothéeque de Léningrad, 4. Sans doute Mérimée connail-il aussi Joukoyski, qui admire et tra- duit quelques-unes de ses nouvelles (cf. Mongault, art. cité, p. 355-356), 9. Lettres aux Lagrené, années 1848-1849, — Chambon, /Jdid., p. 13. — Cahen, art. cité, p. 388-389. — Filon, Werimée, p. 141. 6. Lettres & Montijo, 28 mai et 25 décembre 1848; aux Lagrené, p. 12- 13; & Stapfer (Pilon, Mérimée et ses amis, p. 300) — Nicolas Gogol (éd. Calmann-Lévy, p. 277). — Chambon, art. cité, p. 16, et Notes sur P. Meé- rimée, p. 256-257. — Vinogradof, art. cité, p. 747 (trop élogieux : Mé- rimée ne saura jamais a fond « le plus riche idiome de Europe » (N. Gogol, art. cité, p. 277). Les lettres quil adresse en russe a Sobo- leyski oun & M™ de Lagrené et les questions qwil leur pose prouvent quil wa pas le sens da russe et quil le lit & coups de dictionnaire. Sur la langue russe jugée par Mérimée, ef. De Vogiié, /e Roman russe. Plon, in-8°, 1886, p. 45, 85. LES CZUVRES D’ERUDITION 299 les lettres qu'il adresse & son professeur en 1848 et en 1849, on suit les progres accomplis. En février 1849, dinant chez Bixio avec Lamartine, il taquine le poete de Jocelyn a propos de Pouchkine!; le mois d’aott de la méme année il lit dans le texte Boris Godounof de Pouch- kine et le Faux Démetrins de Karamzine2. C’est vers cette époque qu il fréquente le Cercle des Arts de la rue de Choiseul, ot il retrouve des amis russes®. Aussi les progrés s’accentuent; en 1850 Mérimée écrit en russe a son professeur+, et désormais, de L850 a 1853, il aborde la traduction ou la critique d’ouv ‘ages russes®. En quatre ans, il traduit trois nouvelles de Pouchkine, publie un article sur Gogol et quatre longues études sur Vhistoire de la Russie®, Désormais, jusqu’a sa mort, il ne cessera |. Lamartine, qui ne sait pas le russe, prétend avoir lu les poésies de Pouchkine, « quoiqu elles n’aient jamais été traduites par personne » (Delacroix, Journal, t. I, p. 346, 25 février 1849). Gest une erreur Pouchkine a été traduit partiellement par H. Dupont en 1846 (QHueres choisies, 2 vol. in-8°), et beaucoup des ses poésies, poémes et pieces de théatre détachés lavaient été a partir de 1823 (cf. Haumant, Pouchkine. Paris, Bloud, in-12, 1911, p. 221). Lamartine a done raison. 2. Lettres aux Lagrené, p. 31, 34; & Sobolevski, ouvr. cité, p. 86-87, 98- 99: il lit également Eugéne Oniéguine et la relation de Margeret. Le livre de Karamzine lui semble lourd et médiocre. 3. Lettres & Sobolevski, ouvr, cité, p. 108, 115. 4, Lettres aux Lagrené, p. 34; & Sobolevski, p. 86-87, 98 (il comprend les lettres écrites en russe). 5. Lettres aux Lagrené, p. 38 (lecture d'un roman de Zagoskine), p. 40 (article sur Gogol, traduction de V/nspecteur général, de la Dame de pique), p. 42 (ouvrage d’Oustrialof); &@ Sobolevskt, p. 98-99. 6. Il traduit de Pouchkine : /a Dame de pique (Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1849), les Bohémiens, le Hussard (Nouvelles, | vol. paru en mai 1852). = L’étude sur Nicolas Gogol parait le 1% novembre 1851 dans la Revue des Deux Mondes (elle contient des fragments de traduction des Ames mortes et de Inspecteur général. Cf. éd. Galmann-Lévy, p. 291 et 304). = Les études historiques sont : Mémoires contemporains..., par M. Oustrialof (Journal des Savants, février-mars 1852). — Etudes sur la Russie par HW. de Haxthausen (Moniteur,.., 30 octobre 1852). — Episode de Vhistoire de Russie: les Faux Démétrius, | vol. paru en décembre 1852. — Les Débuts dun aventurier (Revue des Dewx Mondes, 15 décem bre 1852), 300 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 de s’intéresser a la Russie et de la faire connaitre aux Franeais!, Que valent ses premiéres traductions.’ D’autres, mieux qualifiés, le diront. Je me borne a deux remarques : Mé- rimée, dés Vabord, essayant ses forces sur un poéte, la dif- eulté se trouve doublée*. Puis, il adopte, au moins en théorie, une méthode prudente; des 1847 il avoue avec désenchantement : « Le meilleur temps pour traduire, pour comprendre ceux qui ont inventé, ¢’est peut-étre le temps ot l'on n’invente plus, c’est le nétre® ». Il est in- juste, il généralise : lui n’invente plus, done il traduit; fort bien! La tache est rude : traduttore, traditore. Mé- rimée le rappelle, mais, plus tard, il eritiquera avec verve, quelquefois a contretemps, tel traducteur de Gogol oa de Tourguéniey, comme E. Charriere ou le prince Ga- litzin4. En les critiquant, et ceci vaut mieux, il livre sa méthode. C’est ainsi qu’en 1859, blamant une traduction des Ames mortes, qu il juge trop libre, il préconise une traduction li/térale et pousse le scrupule jusqu’a repro- duire certaines formes étrangeres”. Mais, a Pusage, il sent le danger du systéme, et, plus tard, il condam- 1. Ses études russes, que M. Mongault est en train de grouper, rem- pliront quatre ou cing volumes. On en trouvera le relevé approximatif dans Chambon, Lettres aur Lagrené, p. XXxv. 2. Plus tard il sentira le danger (cf. Préface de Péres et enfants de Tourguéniey. Paris, Charpentier, in-12, s. d.). 3. Mélanges historiques..., p. 113. 4. Ct. la Littérature et le servage en Russie (Revue des Dewx Mondes, ler juillet 1854, — Charriére réplique dans sa traduction des Mémoires dun seigneur russe de Tourguéniey. Paris, Hachette, 2 vol. in-12, 1873, p. X11, note 1). — Cf. également Portraits historiques..., p. 349. Lettres a une Inconnue, t. I, p. 314-316 (sur Fumée); — & L. Childe, p- 225 Aad. 5. « Le public nest pas si encrodté dans ses habitudes quil ne com- prenne fort bien le mérite dune forme étrangére, et ily a une trentaine Wannées qwil a fait un fort bon accueil aux chants klephtiques de M. Fauriel, bien qu’ils fussent traduits trés littéralement » (lettre 2 X***, 20 avril 1859. Revue d'histoire littéraire de la France, avril-juin 1926, p. 329), LES (@UVRES D’ERUDITION 301 nera les traductions qui, « a force de vouloir conserver le parfum étranger [de l’écrivain], sont diflicilement intel- ligibles. » Goum, maghzen, razzia, diffa, caid... le choquent dans une traduction de l’arabe. Done, entre les « belles infidéles » et les traductions littérales « il yaun juste milieu, qui consiste a rendre la pensée de l’auteur avant de s’attacher a linterprétation exacte de chacune des expressions dont il s’est servi! ». Y réussit-il? Ni plus ni moins qu’un Charriére. Les er- reurs grossiéres abondent chez lui. S’il reproche a Char- riére de traduire pdtée par ortolans*, il est lui-méme sujet a caution. Pouchkine, qui est en cause, ne lui re- proche-t-il pas d’avoir traduit expression avaler une bouffée de tabac par serrer la ceinture et avoir fait « sangler un homme, au lieu de lavoir fait fumer? »? Les inexactitudes s ajoutent aux contresens; si, par exemple, on examine la traduction de la Dame de pique, on s’apercoit que Mérimée prend avec le texte détranges li- bertés; il supprime des mots, amalgame des phrases, commente, ajoute, resserre a sa guise, si bien qu’aprés avoir protesté de son exactitude littérale il nous présente une de ces « belles infidéles » chéres 4a M™® Dacier*. Tou- 1. La Vie et Ceuvre de Cervantes (Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1877, p. 768). 2. Portraits historiques..., p. 349. 3. Il reconnait ses erreurs (Lettres aux Lagrené, p. 42; & Sobolevski, p. 181: « Je me méfie beaucoup de mes interprétations »; p. 137 Pouchkine reléve ses contresens). Sur ses béyues, cf. Annales de la Pa- trie, t. XXII (1852), p. 96-97 — L. Léger, Journal des Débats, 7 juin 1910, et VN. Gogol. Paris, Bloud, 1914, p. 208-216 — Mongault, art. cité, p. 347... Il n’en reste pas moins que, toujours préocecupé de linguis- tique, « ’auteur de Co/omba tourne vers le russe la méme curiosité pé- nétrante quwil a portée vers le zingart, lorsqwil composait Carmen » (note en téte de la Dame de Pique, éd. Calmann-Lévy, p. 198). 4. Il supprime les épigraphes et altére le texte. Au lieu de : « Ou bien tu ne m’entends pas, ou bien tu ne comprends pas », il écrit : « A quoi penses-tu donc? » (p. 217). Telle est la méthode; on la retrouve dans la traduction des fragments de Gogol (/did., p. 291, 304). 302 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 tefois sa traduction donne une idée approximative du texte parce que, soucieuse de saisir Vidée, elle est intel- ligente, parfois heureuse, élégante toujours. ‘D’instinct Mérimée traduit d’abord Pouchkine', dont Vart s'apparente quelquefois au sien?, Hermann veut ar- racher a la comtesse le secret de trois cartes gagnantes ; celle-ci refuse. Hermann la menace de son pistolet; la comtesse meurt de peur. Pendant son sommeil, Hermann apercoit sa victime, qui lui livre le secret. [ljoue, gagne, perd, devient fou : telle est la Dame de pique’. — Un hus- sard de la Grande-Armée assiste chez son hétesse a des scenes de sorcellerie dont il est lui-méme la victime amusée, et iln’y comprend goutte : tel est le Hussard*. — Dans un pittoresque campement de Bohémiens, Aleko tue l’'amant de sa femme, et sa femme méme Zemphyra : tels sont les Bohémiens®. Ainsi donc, partout des elfets de terreur savamment gradués, l’évocation magique dun monde surnaturel, le gotit de la diablerie, de Vinexpliqué, du « subconscient », la croyance en une fatalité qui nous 1. Dés 1830, Sobolevski attire son attention sur Pouchkine (Vinogra- dof, ouvr. cité, p. 78); en 1867, il lui inspirera larticle de fond sur le poéte russe (Jdid., p. 98-99, 175-176). 2. Cf. Haumant, Pouchkine. Paris, Bloud, in-12, 1911, p. 114, 192-193, 211. Mérimée écrit a Sobolevski : « Je trouve que la phrase de Pouch- kine [linosaa /lama est toute frangaise, j’entends francaise du xvii® siécle, car on écrit plus simplement aujourd’hui » (ouvr. cité, p- 98). Or, on sait le gout de Mérimée et de Pouchkine (cf. Haumant, ouvr, cité, p. 33, 211) pour le siécle de Voltaire. 3. Cf. p. 197 (éd. Calmann-Lévy) —: « J’ai trouvé dans les cuveres de Pouchkine une lettre de moi & vous et une partie de la Guz/a traduite. Je lui ai rendu la politesse en traduisant la Dame de Pique » (lettre A Sobolevski, ower. cilé, p. 99). Sur Pouchkine victime de la Guzla et sur la Dame de Pique, cf. Haumant, ouvr. cité, p. 166, 192-193, 211; pré- face de la 2° édit. de la Guzla, p. 133. 4. Cl. p. 264. La seéne se passe sur les bords du Dnieper, pendant la campagne de Russie. Elle rappelle l Apprenti-Sorcier. 5. Cf. p. 245. Un fragment des Bohémiens avait été traduit en 1828 dans le Bulletin du Nord (t. HI). En 1837, Julyécourt avait inséré le poéme dans /a Balalayka. Paris, Delloye, in-8°, p. 235. (Cf. Haumant, ougr, ctté, p. 114-115.) LES (UVRES D’ERUDITION 303 écrase, la recherche du coloris et du détail exact, la pein- ture rapide d’un drame rapide ot la mort se méle a la volupté et au mystere..., partout Mérimée se contemple en Pouchkine!. La Dame de pique rappelle la Vénus d’Ile, don José est frére d’Aleko, Carmen sur de Zem- phyra. Sans doute, Mérimée comprend-il mieux, pour toutes ces raisons, Pouchkine que Gogol. L’article qwil consacre en 1851 a l’auteur des Ames mortes est médiocre et par- fois injuste*. Huit ans plus tard, il avouera loyalement : « Je connais trop mal le russe et la Russie pour écrire quelque chose sur les Ames mortes..., je waime pas Gogol, qui me parait un imitateur de Balzac, avee un gotit décidé pour le laid... » Alors pourquoi, en 1851, lui fait-il « Vhonneur de le traduire? »? Aussi, non seulement les traductions qu il en donne présentent les mémes défauts que la traduction des frag- ments de Pouchkine, mais la partie critique prouve qu il comprend a demi Gogol‘. D’abord il ne le juge que sur trois ceuvres, et il ignore la chronologie de ses livres, done Pévolution de son art. Puis il procede par intuition, et, comparant au petit bonheur Gogol a Téniers, a Callot, a Rabelais, a Balzac, a W. Scott, aAristophane, a Moliére..., il remplace l’analyse de l’ceuvre par ces rapprochements 1. Est-il besoin de souligner que ce n’est la quwun petit coté du génie de Pouchkine, dont Mérimée ne saurait approcher? 2. Sainte-Beuve, qui connaissait Gogol, lui ayait consacré en 1845 un article superficiel, ot il signalait une parenté entre art de Gogol et ce- lui de Mérimée (Premiers Lundis, t. Ill, p. 24, 26, 29, 38). Viardot ve- nait de traduire quelques nouvelles de Gogol. 3. Lettre du 20 avril 1859 (Revue dhistoire (ittéraire..., art. cite, p. 329). — Tout au moins il est son introducteur en France presque en méme temps que Viardot (cf. de Vogiié, Le roman russe en France, p. 71 — L. Léger, N. Gogol, p. 204, et chapilre x1, Gogol et Mérimée). 4. Gogol comprenait mieux Mérimée, comme le prouve l’article quil lui avait consacré dans la revue de Pouchkine, /e Contemporain (vepro- duit par Léger, ouvr. cité, p. 205-208). 304 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 hasardeux!. Enfin, connaissant mal la vie intime de l’écrivain et les crises morales qui la bouleversérent, il reste étranger a la partie essentielle de Voeuvre, c’est-a- dire a la partie lyrique et sentimentale, religieuse et mystique®. « Je ne sais trop comment réconcilier cette vie-ld avec ses ceuvres », confie-t-il A Sobolevski?. Voila le point en effet! Mérimée, qui a conscience de son in- suffisance, ne pénétre done pas lunion intime, et presque mystérieuse, de lcuvre et de la vie; seuls, les caractéres extérieurs, satire, ironie, réalisme, merveilleux... le frappent. Encore souligne-t-tl les défauts plus que les qualités : gotits de la farce, penchant a la laideur et a la tristesse, sympathie pour les imbéciles et les coquins, minutie du détail, faiblesse de la composition, décousu du récit, perpétuels tatonnements*..., bref Gogol lui pa- rait un artiste assez pauvre, doué de moyens d’exécution vulgaires, enclin a verser dans un réalisme grossier. Ta- rass Boulba?’ un mélodrame, une suite de « récits lamen- tables® ». L’Histoire d’un fou.’ une étude médico-légale déplaisante. Les Ames mortes? un roman picaresque dont le sujet repoussant péche contre la vraisemblance®. L’/ns- pecteur général. une « satire amere et violente », déguisée 1. Nicolas Gogol, éd, Calmann-Lévy (texte médiocre; mieux vaut se reporter a celui de la Reewe des Deux Mondes), p. 276-280. 2. Cf. L. Léger, ower, cité, p. 47 et suiv. — Mongault, Les Ames mortes. Pavis, Bossard, 2 vol. in-12, 1925. Introduction. 3. Quer, cité, p. 138. De Saint-Priest lui avait envoyé des renseigne- ments de Moscou. 4. N. Gogol, p, 276-280, 5. Sainte-Beuve, qui analyse longuement le livre, est plus indulgent (art. cité, p. 26-37). — Sur Tarass Boulba, cf. E. Dupuy, Les grands maitres de la littérature russe au XIX° siécle. Paris, Lecéne et Oudin, 1885, p. 47. L’auteur prétend que Mateo Falcone est une invention dé- robée a Tarass Boulba, et accuse Mérimée de « larcin littéraire ». Or, M. Léger n’a pas de peine A ruiner cette accusation (ouvr. cité, p. 102- 103), puisque Mateo Falcone est antérieur de six ans & Tarass Boulba. D’ailleurs Mérimée ne comprend pas Tarass Boulba. 6. Cf. Léger, ouvr, cité, p. 121-162. — Mongault, ouvr. cité. Introduc- tion. LES C:UVRES D’ERUDITION 305 sous « une rude bouffonnerie!»; or, Mérimée n’admet pas qu'on cherche a « faire rire aux dépens de coquins qu il faudrait traduire en cours d’assises? ». Que loue-t-il done en Gogol? L’union du merveilleux et du grotesque, qui donne naissance aun « fantastique cosaque » digne de remplacer le fantastique allemand, la vérité et le naturel de Ménage d@autrefois*, la peinture fidele des mceurs provinciales ot le détail est excellent, des portraits vigoureux, des tableaux exacts, bref tout ce qui releve dun réalisme sagement contenu‘. C’est beau- coup et c’est peu. « Les esprits les plus pénétrants parmi les étrangers, un Mérimée par exemple, n’ont vu en Gogol qu'un humoriste ala fagon anglaise, écrit Tour- guéniey. Sa signification historique leur a complétement échappé. Je le répéte, il faut étre Russe pour savoir tout ce que nous avons perdu”... » Tourguéniev a raison; Mé- rimée juge Gogol non en Russe, mais en Frangais®. * i ne [lest plus a l’aise dans étude historique, et dés Vannée 1852 il consacre a la Russie quatre études de ce genre’. 1. Cf. Léger, ower. cité, p. 173-202. 2. N. Gogol, p. 282-283, 289, 301. Sur ce dernier point, Moliére, qui ne nous fait rire que des honnéles gens, approuverait Mérimée. Mais Mérimée comprend-il bien le Revisor ? E. Delessert est aussi sévére que lui (Athenaeum francais, 30 juillet 1853, p. 715). 3. Méme éloge par Sainte-Beuve (ard. cité, p. 37-38). Sur cette nou- velle, cf. Léger, ower. cité, p. 105. 4. N. Gogol, p. 283 (encore Vironie se méle-t-elle a léloge), p. 284- 285, 290, 301. — Sur les nouvelles réalistes de Gogol, cf. Léger, our. cité, p. 104. 5. Lettre du 21 février 1852 (Halperine-Kaminsky, ower, cité, p. 24). 6. Aussi les éloges que lui prodigue L. de Wailly & propos de ses études russes sont-ils ridicules et de mauvais gott; c’est de la flagor- nerie (Athenaeum francais, 3 juillet 1852, p. 6). — En revanche, de Vo- giié trouve la note juste (cf. Le roman russe, p. 71). Cf. également Fa- guet, X/Y° siécle, p. 338. 7. Avec l’aide de M™ de Lagrené (cf. Lettres aux Lagrené, p. 31, 34, 40). Ill 20 306 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Etat social de la Russie, caractéres de la vie nationale, questions concernant économie politique et Vagricul- ture, la condition du peuple, son patriotisme, ses gotits nomades, voila le contenu du livre de Haxthausen!; et ce livre pose deux graves problémes, le probleme du ser- vage et le probleme religieux. Peu importent les erreurs de la traduction frangaise et les préjugés de l’auteur : au fond, Haxthausen est de bonne foi, et Mérimée, le recti- fiant au besoin, reconnait & son livre un « caractere de vérité® ». C’est assez pour qu il lui préte attention et re- vienne par lui a histoire. Le voici done en face des faux Démétrius; aventure troublante! Pourquoi la choisit-il, entre tant d'autres épisodes tragiques qui ensanglantent I’histoire de la Russie? Son gott l’y porte; mais il se peut aussi que Pouchkine ne soit pas étranger ason choix, car Mérimée a lu Boris Godounof, ot les intrigues de Vusurpateur Gré- voire Otrépief sont peintes magistralement. Pouchkine lui-méme n’ayait-il pas concu cette trilogie grandiose Boris Godounof, le Faux Dmitri, Chouisktou l Interregnes? A son tour Mérimée cherche a résoudre Pénigme que cache histoire des faux Démétrius. Or, les cing gros vo- lumes de Mémoires contemporains relatifs au faux Deé- métrius, traduits et publiés par Oustrialof4, les Historica Russtae monumenta... d Alexandre Tourguéniev et Pou- 1. Etudes sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales de la Russie, par le baron A. de Haxthausen. Hanovre, 1847-1848, 2 vol. in-8° (Moniteur universel, 30 octobre 1852, p. 1755-1757). Le début de l'article est curieux (p. 1755). 2. [bid., p. 1755. Cf. Lettres a Sobolevski, p. 138. 3. Cf. Haumant, ower. cité, p. 118-128. Pouchkine veut tirer sa trilogie de Vhistoire de Karamzine, que Mérimée utilise aussi, Déja, en 1757, Soumarokof avait composé un Faux Dmitri, et, en 1804, Schiller avait ébauché un Démeétrius. Le sujet nest donc pas neuf. 4, A Saint-Pétersbourg, en 1837. Cf. Lettres A Sobolevski, ouvr. cité, p. 137. LES GUVRES D’ERUDITION 307 vrage de Karamzine! lui fournissent des documents preé- cleux, qui lui permettent d’éclairer cette histoire obscure et obscurcie a plaisir. Aussi, dans les deux articles quil consacre a VPouvrage d’Oustrialof, s’applique-t-il a séparer le bon grain de Vivraie, a réfuter les récits romanesques des annalistes, a discuter les témoignages, a ruiner les hypothéses spécieuses et les mensonges : dure besogne®! Puis, ayant fait place nette, il reconstitue Venfance du faux Démeétrius, explique la mystification® et ne craint pas d’appeler la psychologie au secours de Vhistoire?. Neuf mois plus tard, il publie son livre sur les Paws De- meétrius®. Le tsar Ivan [TV le Terrible est mort en 1584; presque aussitét ses deux fils, Fédor et Démétrius, dispa- raissent. Boris Godounof, beau-[rére de Fédor, prend le pouvoir, tente des réformes hardies et suscite contre lui des hainesimplacables. Alors parait un jeune homme qui se fait passer pour Démétrius, souléve la Lithuanie et les Cosaques, est victorieux et, a la mort de Boris, regne; voulant imiter Henri IV, il échoue et est assassiné : tel est le premier acte de cette tragédie. Voici le second : le faux Démétrius est remplacé par Basile Chouiski; mais un autre Démétrius surgit! La situation est inextricable : Polonais et Russes se battent, veulent rejeter a la fois Chouiski et le second faux Démétrius. L’anarchie est a son comble; l’armée russe est détruite par les Polonais ; Chouiski, déposé, se fait moine, Démétrius est assassiné. Le 3 mars 1613, Michel Romanof est élu tsar dans Mosceu, 1. Cf. Mongault, art. cité, p. 353. — Lettres ’ Sobolevski, /6id., p. 99. 2. Cf. Journal des Savants, févvier 1852, p. 88-100; mars 1852, p. 159- 174; Mérimée rejette les hypothéses de Baer, Platon, Margeret, Karam- zine... 3, lbid., p. 99. 4, [bid., p. 159, 170, 172-173. 5. Daté de 1853, mais paru en décembre 1852 sous le titre : Episode de UHistoire de Russie : les Faux Démétrius . 308 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 délivrée enfin des imposteurs et affranchie du joug po- lonais!. Trois caractéres séduisent Mérimée dans cette intrigue obscure et sanglante : mystification, cruauté, merveilleux. Des imposteurs trompent un peuple entier : quelle ad- mirable comédie! On pille, on tue, on massacre, on viole, on raffine sur les supplices, le fer et le pal sont rots quelle peinture des meeurs primitives! Les legendes, la magie, la sorcellerie terrorisent des Ames barbares quelle poésie! et comme le merveilleux transfigure la réalité?! Toutefois Mérimée ne se laisse pas uniquement séduire par les caracteres extérieurs du sujet. Il veut prouver que le premier faux Démétrius était un Cosaque, ou un Po- lonais, et débrouiller son intrigue®. Trois cents pages lui sont nécessaires pour déméler les fils de cette intrigue et se faire une opinion. Or, quelle que soit la valeur histo- rique de cette opinion, on ne peut nier que les quinze pages ot il analyse le caractére de son héros soient net- tement déduites et moralement yraisemblables*. Pour- quoi? Parce que Mérimée applique la méthode rigoureuse dont il a usé en composant I’//istoire de don Pedre méme souci de documentation exacte, méme utilisation Wouvrages techniques contrdlés et discutés avee soin, méme effort d’impartialité®; lécrivain n’intervient que 1. Sainte-Beuve ne résume que la moitié du livre (Causeries du Lundi, t. VII, p. 295). L’article est du 7 février 1853. 2, Cf. Les Faux Démeétrius, éd. Calmann-Lévy, p- 34-35, 404 (religion) — p. 44, 66, 186 (merveilleux, légendes, magie). 3. Cf. Ibid., p. 292, 302. — Les Débuts dun aventurier. Paris, M. Lévy, in-12, 1867, p. 265. — Portraits historiques..., p. 324. 4. Cf, Les Faux Démétrius, p. 287 et suiv. — Les débuts d'un aventu- rier, p. 269. 5. Il prépare son livre avee Soboleyski (cf. ouer. cite, p. 137-138) et avec M"* de Lagrené, comme il a préparé l’Histoire de don Pédre avec M™* de Montijo (cf. Lettres aux Lagrené, p. 34-42; & F. Michel, 3 fé- vrier, 17 juillet 1851, 21 novembre 1852 (inédites); & Lebrun (Dédats ; En Uhonneur de..., p. 19). — Une correspondance inédite, p. 1380. — Pour LES GUVRES D’ERUDITION 309 pour discuter, réfuter. Or, des critiques littéraires qui n'étaient pas des historiens ont blamé cette neutralité voulue!. Eh quoi! Mérimée ne s’indigne jamais? Il n’a pas un sursaut devant de pareils spectacles? I] est aussi im- passible que Suétone? Sans doute, car Mérimée sait que Vhistoire répugne aux indignations vertueuses comme aux approbations béates, que seuls les faits parlent; sou- tiendrait-on aujourd’hui quwil a tort? Et peu importent les erreurs de détail, peu importe que des juges mieux armés trouvent des fissures dans lédifice; il n’est pas Vceuvre critique qui n’ait ses défauts et ses lacunes, qui ne soulfre du temps et des progrés de la science. L’es- sentiel est que Mérimée, une fois de plus, « aborde Vhis- Loire par ses monuments les plus authentiques et ses té- moignages les plus précis », et qu'il « s’arréte des que la donnée positive fait défaut? ». Mais objectivité n’est pas synonyme d’ennui. Comme dans Histoire de don Pédre, Mérimée introduit sa per- sonnalité dans le récit, en prouvant qu’un historien peut étre un artiste sans tomber dans les fantaisies du ro- mancier. Sans doute Part était plus grand dans |’//istoire de don Pedre, le style avait plus de vigueur’, le coloris plus de richesse. Toutefois les Faux Démetrius offrent, eux aussi, des anecdotes lestement contées, des tableaux nets, des portraits en relief*, Les batailles de Novgorod la documentation, cf. les notes et les piéces justificatives du livre. Mé- rimée utilise les ouvrages de Baer, Peyerle, Margeret, Petreius, S. Mas- kiewicz, Oustrialof, Karamzine, Zolkiewski..., les archives, journaux, mémoires, chroniques russes et polonais, ete... — Cf. la préface des Débuts d'un aventurier, p. 269. — Peut-étre ulilise-t-il également la piece de Lope de Vega : El gran duca de Moscovta y emperador perse- guido. 1. Cf. Planche, Revue des Deux Mondes, septembre 1854, p. 1228-1229. 2. Sainte-Beuve, art. cité, p. 302. Il rapproche Mérimée de Xénophon et de César (p. 304). 3. Le style ici est souvent médiocre. Cl. Les Faux Démétrius, p. 52, VIMO eos, ove: 4, Ibid., p. 225 (anecdote); p. 9, 18, 23, 277-279, 281-284, 337, 393, 406 310 PROSPER MERIMEE DE 1834 4 1853 et de Klouchino, les sieges de Toula et du couvent de Saint-Serge, l’entrée de Démétrius dans la capitale, la description de son palais, une partic de chasse, un diner, un bal, Vassassinat de Démétrius sont de bonnes pein- tures!; le portrait de Démeétrius ne manque ni de vi- gueur ni de nuances®; et, tout au long du livre, Mérimée distribue habilement l’ombre ct la lumiére?. Hélas! pourquoi, le méme mois, publie-t-il une piece dethéatre Les Débuts dun aventurier, ouilreprend, mot pour mot, la méme donnée historique’? Double emplot, transposition malheureuse! Sans doute Mérimée a ses raisons : apres avoir analysé, controle, discuté les tra- ditions et les témoignages, il veut rendre l'histoire plus vivante et concrete, la vérité « plus évidente et plus in- telligible® ». Alors, il invoque lautorité des Grecs, en particulier d’Hérodote et de Plutarque, qui analysent les sentiments de leurs héros avee « un art inimitable ». « L’essai que je présente ici est tout bonnement renou- velé des Grecs® ». Mérimée le croit-il, ou se moque-t-il? A deux reprises, ses explications étranges tournent a la réclame de librairie’. Serait-ce le bout de Voreille? Car (massacres); p. 110, 350, 375 (batailles); p. 164, 234, 237, 257, 258, 276, 320 (tableaux); p. 62, 181, 209 (portraits) 1. Ibid., p. 110, 320, 350, 375; p. 162, 234, 237, 257-258, 276. 2. Ibid., p. 62, 181, 209. CE. sur les Cosaques, p. 71, 75. . Le livre est bien composé ; p. 1 4 58 (préambule); p. 58 & 306 (his- toire du premier faux Démétrius); p. 306 a la fin (histoire du second). Cf. un article élogieux d’A. de Circourt, Athenaeum francais, 22 jan- vier 1853, p. 70. Sainte-Beuve et Planche (art. cités) rendent justice a Mérimée. En revanche, Waliszewski (Littérature russe. A. Colin, p. 172) déclare que le livre est manqué. %. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1852. 5. Les Débuts d'un aventurier. Paris, M. Lévy, in-16, 1867. Introduc- tion, p. 270. Il compose son livre & la Conciergerie (Jdid.). 6. Tord, p. 270. 7. Ibid,, p. 270, LES CUVRES D’ERUDITION Pet Mérimée connait trop bien les Grees pour supposer que Plutarque et Hérodote se sont adonnés au genre des scenes historiques! En réalité, c'est moins des historiens grecs que de Vitet ou de lui-méme que Mérimée se ré- clame; car il revient a la conception des Barricades et de la Jacquerie. Or, én 1852, 11 agerave son cas : les Débuts d'un aven- turter soulfrent du voisinage des Faux Demetrius. L’ceuvre de science fait tort 4 Vceuvre d’imagination, quia des mé- rites, qui est vive, alerte, dramatique par endroits!. Mais une transposition pure et simple est impossible : la scéne oblige le dramaturge a transformer lhistoire, a donner sur elle, bon gré mal gré, le pas au romanesque?. II y parait dans les Débuts @un aventurier, ou la couleur s'étale avec une telle ingénuité que jamais Pexotisme ro- mantique n’a eu la part aussi belle?. Quel bariolage! Tout est sacrifié au plaisir des yeux, et lon regrette tant d’ha- bileté dépensée pour une mauvaise cause*. Car cette cause, qui est celle de la « scéne historique » en général, et des Debuts @un aventuricr en particulier, est en- tendue?. 1. Cf. I, scene 1 —II, scéne 8 — V, scénes 2 et 3 — VI, scene 2 — VII, scénes 3, 5. : 2. Ce n'est pas faire un compliment a Mérimée que de dire quil an- nonce Sardou. 3. Costumes somptucux, déguisements, armes, scénes d’empoisonne- ment, d’alchimie, de soreellerie, de prédictions, moines, boyards, Co- saques... Cf. VI, scéne 2 (assemblée des Cosaques). Cf. notes au bas des pages (emploi de mols, expressions, proverbes russes). 4. Cf. E Delessert, Athenaeum francais, 30 juillet 1853, p. 714. — Falke, ouvr. cité, p. 50-52. — Polikowsky, ower. cité, p. 78. 5. En 1859, Mérimée veut mettre encore, avec E. Augier, les Faux Deé- meétrius en mélodrame (cl. Lettres @ une Inconnue, t. If, p. 37-39, 22 jan- vier 1859). La tentative échoue. CHAPITRE XXI DESILLUSIONS Par surcroit, voici venir les désillusions qui annoncent un précoce automne; car tout conspire a faire naitre en Mérimée cette mélancolie maussade dont les lettres a Jenny Daequin sont, hélas! embrumées. La politique ne lui ap- porte que des déceptions, et de juin 1848 a décembre 1851 il se répand en lamentations parfois indignées. Sans doute Louis-Philippe ne lui plaisait guére; mais le milieu orléaniste ot il vit ne lui permet aucune sympathie pour Louis-Napoléon!. II raille le Prince, prédit son échec? : le Prince est élu président le 10 décembre 1848! Dés le 25 décembre, Mérimée se demande si un coup VEtat ne sera pas nécessaire pour « en délivrer le pays? ». Nou- velle prédiction a rebours! D’ailleurs Mérimée suit les événements de loin; pendant trois ans, tout lui semble aller de mal en pis, comme sous la Monarchie de Juillet : une République précaire, une Chambre indécise et inca- pable‘, vingt partis « plus brouillés que jamais les uns contre les autres », les républicains désemparés, les « rouges » menagants?, Pabsence de programme et de 1. Cf. Filon, Wérimée et ses amis, p. 208 et suiy. 2. Ibid., p. 209. — Lettres & Montijo, 25 décembre 1848, t. 1, p. 329. 3. Ibid. 4. Lettres & Montijo, 28 décembre 1849, 6 novembre 1850, 12 janvier 1851, t. I, p. 332, 343, 346. 5. Ibid., 23 juin et 13 septembre 1850, 12 janvier 1851, t. I, p. 337, 342, 346. 314 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 systeme!, le « pauvre président » moqué dans les pro- vinces, cousu de dettes, en butte aux pires avanies, jouant au souverain®, mais moins populaire que Chan- garnier (dont fa destitution est une faute grave aux yeux de Mérimée, car le général est le seul rempart contre les « rouges® »), des conflits perpétuels entre le Président, la Chambre et Changarnier, un manque d’énergie dot naissent le désordre et des menaces de guerre civile, une bourgeoisie qui fait autant de sottises que jadis la no- blesse‘..., bref « les bétises qui ont amené le 24 Février » recommencent”. Mérimée voit les choses en noir, selon son habitude, et annonce les pires catastrophes”. La catastrophe, c’est le coup VEtat; Mérimée est sur- pris, comme tout le monde’, et il semble quwil éprouve une sorte @humiltation. « En 1851, éerit-il a Auguste Le Prévost, les coups de pied au cul ont para plus mortifiants [qu’en 1848]® ». Il assiste aux « journées » des 2, 3 et 4 Décembre et circule dans Paris, dontle spectacle lui rap- pelle celui de 1848. « Je rentre horriblement fatigué et n’ayant rencontré que des fous, a ce qu il m’a paru », éerit-il, le 2 au soir, a Jenny Dacquin®. Le 3, il constate 1. Lettres &« Montijo, 12 janvier 1851, t. I, p. 346. 2. Ibid., 16 aot, 13 septembre et 6 novembre 1850, t. 1, p. 341-343, 3. Ibid., 16 aot, 13 septembre et 6 noyembre 1850, 12 janvier 1851, | 5. [bid., 12 janvier 1851, t. 1, p. 346. 6. « Nous nous en allons & tous les diables! » (/bid., 25 mai 1850, I, p. 335). — « Nous sommes de grands fous » (/bid., 13 septembre 1850, t. I, p. 342). 7. Filon, ower. cité, p. 222. — Y. Hugo pretend que Mérimée « s'est donné a tort pour un des confidents e coup W@Etat » (Histoire dun crime. Paris, Hetzel, 2 vol. in-8°, s. d., t. UW, p. 24). C’est peu probable. Dailleurs Hugo ajoute : « La yérilé ¢ a que M. Mérimée n’était confi- dent de rien... » 8. Gasette anecdotique, 1878, t. I, p. 195-197. 9. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 315. DESILLUSIONS 315 que « les soldats ont l’air farouche et font cette fois peur aux bourgeois!. » Le 4, au matin, il rencontre V. Hugo. « Tiens! me dit M. Mérimée, je vous cherchais. » Je lui répondis. « J’espére que vous ne me trouverez pas. » H me tendit la main, je lui tournai le dos. Je ne Pai plus revu. Je crois qu'il est mort? ». Ces dures paroles, le poete avait cru les justifier a l’avance par cette phrase plus dure encore : « M. Mérimée était naturellement vil; il ne faut pas lui en vyouloir® ». Désormais la rupture est complete entre les deux amis; l’auteur des Chdtiments méprisera celui qu'il appelle « le premier — ou le der- nier — des courtisans », l’ « ornement Iittéraire » de I’Elysée!. Mais, en 1851, ce qui préoccupe Mérimée, c'est, comme en 1848, la sauvegarde de ses intéréts ma- tériels. « Nous venons de tourner un réeif et nous voguons vers Pinconnu », écrit-il a Jenny Dacquin®. Or, « Pin- connu », pour lui, c’est précisément la fortune, car Vavenir le rassurera bientét au dela de ses espérances. 1852 est une année d’attente silencieuse; faut-il croire qu il aide a son destin en favorisant les intrigues qui rap- prochent sa jeune amie espagnole, Eugénie de Montijo, du Prince Président °? 1. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 316. 2. Histoire d'un crime, t. If, p. 41. Mérimée ne parle pas de cette ren- contre, et on peut suspecter le récit de Hugo. 3. Ibid., t. II, p. 24. — Hugo rapporte une conversation entre Mérv- mée et lui au sujet de Morny, en 1847 (/érd., t. II, p. 42); il rapproche Morny de Mérimée (/did., t. II, p. 24-25, 42). Le récil du potte est-il exact? En tout cas il est partial. 4, Ibid., t. M1, p. 25. — Sur un vers des Chdtimenits, ot Mérimée est traité de « laquais », cf. P. Berret, Reeue unwersitaire, 15 février 1907, p. 165. — Cf. également Reliquat des Chdtiments, éd. Ollendorf, 1910, Poésie IV, p. 399-402. 5. Lettres & une Inconnue, t. I, p. 316. 6. On Va prétendu, sans apporter de preuve (cf. Houssaye, Confes- sions. Paris, Dentu, 1891, t. IV, p. 116 — t. V, p. 219, et Les trois Rayonnantes, p. 173-181. Mérimée aurait dicté les lettres d’amour d’Eu- 316 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 Aux soucis provoqués par les événements politiques s'ajoutent les deuils cruels et les peines de cwur. La mort de sa mére et de Sutton Sharpe sont des coups rudes!. L’exil de Valentine Delessert en Angleterre lui est pé- nible; lui qui « sanglota » en voyant partir sa maitresse?, combien doit-il souffrir pendant ces longues années de solitude! Il garde jalousement son chagrin, et nous ne pouvons que deviner celui-ci?. De loin en loin il revoit Valentine ou sa famille : en 1849, le gendre de M™ De- lessert, A. de Valon, le recoit en Limousin, dans sa belle propriété de Saint-Priest. En 1851, il fréquente le salon de M™* Gabriel Delessert’... Faibles consolations! Que se passe-t-il entre Valentine et lui? On ne sait”. Toujours est-il que Mérimée souffre; les « miseres de cceur » que, dés la fin de 1848, 11 confiait discretement a M™ de Mon- tijo, s'ageravent; un drame se prépare, dont le dénoue- ment n’éclatera quen 1854. Mérimée approche de la cinquantaine. Or, a Page ott les souvenirs consolent du présent, il n’éprouve, lorsqu il génie de Montijo et brodé un roman en action?) Rien ne permet de le croire. — Sur Mérimée aprés le coup d’Etat, cf. Chambon, Notes..., p. 291-293. 1.30 avril et 29 mai 1852. —I1 faut ajouter Vaffaire Libri, l’emprisonne- ment a la Conciergerie, en juin et juillet : il offre alors sa démission @inspecteur des Monuments historiques, qui est refusée (cf. Chambon, Notes..., p. 307). — Cf, Filon, ouvr. cité, p. 222-224. 2. Cf. Pinvert, Un post-seriptum sur Mérimée, p. 19. 3. Filon prétendait que la correspondance Msrimée-Delessert avail été bralée. On en doute, et on souhaite que le détenteur actuel veuille bien la communiquer. A, Pinvert, ouvr. cité, p. 19-21. 5. Dans les Lettres & Montijo, les années 1851 et 1852 remplissent neuf pages. Elles sont évidemment mutilées, on devine pourquoi. La- cune grave! DESILLUSIONS 347 regarde en arriere, que tristesse et découragement. Son enfance n’a pas été eaie. Le collége, a distance, lui semble une horrible prison, sans air ni lumiére, ott le corps el ? : > . * Pesprit s’atrophient!; a peine, dans les « sombres classes », pouvait-il contempler a la « dérobée un coin de ctel bleu a travers les barreaux des fenétres? ». Ses pro- fesseurs, il les accuse injustement d’avoir « réussi a dé- truire radicalement » en lui « le gout de la littérature ancienne », de lui avoir donné, non pas la « vénération », mais « Vhorreur » des anciens?; seules les parties de balles lui laissent un bon souvenir®... En vérité, lui qui pese les mots, perd la mesure. On hésite a le lui reprocher, sachant qu’il n’a plus ni alfec- tions familiales, ni amour, et quil entreyoit ses pre- miéres années a travers un nuage gris. Déja, en 1842, révant sur la colline d’Anthela, aux Thermopyles, cet homme, qui n’avait pas trente-neuf ans, ne découvrait dans son passé qu'un souvenir pur. « Couché sur un tas de paille de mais, devant le corps de garde de gendarmerie (quelle profanation!), je parlai de ma jeunesse 4 mon ami Ampére, et je lui dis que, parmi les souvenirs tendres qui me restaient, il n’y en avait qu’un seul qui ne fut mélé d’aucune amertume. Je pensais alors a notre belle jeu- nesse. Pray keep my foolish flower? ». Dix ans plus tard 1. Lettres & Cousin, 4 juillet 1863 (cf. Chambon, Lettres inédites, p. 76-77). 2, Mélanges historiques..., p. 110. 3. Mélanges historiques, p. 182-183. Le mot horreur revient souvent sous sa plume quand il parle du collége, des livres et de ses profes- seurs (cf. Lettres aux Lagrené, p. 57). 4. Lettres aux Lagrené, p. 57. — Mérimée convient que « la méthode générale d’apprendre » que lon acquiert au collége a du bon (/éid. et Mélanges historiques..., p. 121). On trouvera d’autres souvenirs de sa vie de collége dans Portraits historiques..., p. 147-148; Meélanges histo- riques..., p. 306, 365; De la Céramique (Revue des Deux Mondes, 1°" avril 1853, p. 203). 5, Lettres & une Inconnue, t. 1, p. 48. 318 PROSPER MERIMEE DE 1834 a 1853 cet unique souvenir, j’en at peur, est mélé, lui aussi, Wamertume. Plus rien ne lui reste alors que le travail, c’est-a-dire un noble pis aller. Mais, en définitive, ne porte-t-il pas la rangon d'une at- titude? « Nous autres, grands enfants du xix siécle, nous [hous] étudiions a étre graves et tristes », avoue-t-il en 1851!'. La vie, hélas! se venge de celui qui, jeune homme, ne s’abandonna pas a son heureux courant; elle se venge, car, désormais, Mérimée n’aura plus besoin de r,4 s étudier pour étre « grave » et « triste »... 1, Portraits historiques..., p. 196. PIECES JUSTIFICATIVES MERIMEE AU COMITE HISTORIQUE DES ARTS ET MONUMENTS ‘Bulletin du Comité... Paris, impr. P. Dupont, 1840 a 1854) Interventions de Mérimée dans les séances du: 1840 26 février (t. I, vol. I, p. 122). Communique, au nom de Piéran- géli, le dessin d’une fibule en bronze découverte en Corse, 7 mars (t. I, vol. I, p. 148). Transmet inscriptions concernant Lyon et Cruas (Ardéche). 7 mars (vbid., p. 149). Communication sur fouilles du mont Sa- léon. 4°? avril (vbid., p. 183). Transmet inscription provenant de Saint- Laurent (Basses-Alpes). 1°? avril (zbid., p. 184). Rédige note sur estampage. 13 mai (zbid., p. 209). Membre de commission chargée d’entendre lecture des instructions rédigées sur iconographie chrétienne. 13 mai (vbid., p. 210). Transmet dessins sur Lyon. 3 mai (zbid., p. 211). Propose achat de quinze statues chré- tiennes a Paris. 20 mai (ibid., p. 214). Sur livres d’Eglise provenant des Invalides. 20 mai (zbid., p. 215). Contre le conseil de fabrique d’une église de Beaune. 6 décembre (t. I, vol. Il, p. 8). Offre plusieurs dissertations ar- chéologiques. 6 décembre (ibid., p. 24). Contre Conseil municipal de Toulouse. 1841 17 janvier (ibid., p. 181). Membre de la Commission de Saint- Savin. 17 janvier (ibid., p. 182). Chargé de rédiger partie militaire de Varchéologie francaise. 14 avril (ibid., p. 271). Appuie demande de la Société des Anti- quaires de l’Ouest. 320 PIRCES JUSTIFICATIVES 1842 19 janvier (t. II, p. 30). Membre de la Commission chargée de res- taurer cathédrale de Tournai. — Contre le badigeon. 19 janvier (ibid., p. 34). Sur tableau de Villeneuve-lez-Avignon. Sur tapisseries de cathédrale de Sens. 9 mars (rbid., p. 156). Sur Conseil des batiments civils. 9 mars (ibid., p. 161). Sur rédaction des instructions archéolo- ciques (architecture militaire). 16 mars (ibid., p. 163). Chargé d’examiner inscriptions. — Pro- met texte sur Saint-Savin. 30 mars (ibid., p. 206-211). Sur Saint-Florent. — Sur Godde. 27 avril (ibid., p. 301). Sur inscription d’ Aix. 41 mai (‘bid., p. 347). Sur inscriptions. 4er juin (tbid., p. 354). Sur hétel de Sens. 8 juin (zbid., p. 363). Sur hotel de Sens. 1848 41 janvier (t. Ii, p. 393). Membre de la Commission des corres- pondants. — Sur les Jnstructions sur Varchitecture militaire. 44 janvier (vbid., p. 413). Sur catalogue d’objets précieux. 22 février (1bid., p. 486). Sur un passage relatif @ la licorne. 22 février (vbid., p. 489). Sur fresques de cathédrale du Mans. 22 février (ibid., p. 494). Sur ouvriers de cathédrale de Stras- bourg. 26 avril (ibid., p. 599). Sur inscriptions transmises par Piérangeéli. 31 mai (zbid., p. 667). Sur église de Valbourg (Bas-Rhin). 34 mai (vbid., p. 668). Sur porte Pannessac au Puy. — Sur Char- treuse de Dijon. 31 mai (tbid., p. 682). Offre dessin d’une peinture de Saint-Rémy- la-Varenne (Maine-et-Loire). 1844 10 janvier (t. III, p. 20). Sur Loc-Maria-Ker. 10 janvier (zbid., p. 29). Sur église d’Elne. 10 janvier (zbid., p. 30). Sur vitraux de cathédrale de Chartres. 24 janvier (ibid., p. 49). Sur cathédrale d’ Aix. 27 mars (zbid., p. 112). Sur amphithéatre d’Autun. 27 mars (vbid., p. 116). Sur un tombeau. 27 mars (ibid., p. 126), Chargé du rapport sur inscriptions grecques des iles [oniennes. PIECES JUSTIFICATIVES 324 10 avril (¢bid., p. 128). Sur cathédrale de Cologne. 17 avril (vbid., p. 157). Lit son rapport sur inscription grecque de Corfou. 22 mai (zbid., p. 187). Sur ornements sacerdotaux. — Sur tapisse- ries de Sens (lui ont été offertes pour 3,000 fr.). 22 mai (zbid., p. 188). Sur procession & Montpellier. 22 mai (tbid., p. 189). Sur chapiteaux de V’église Saint-Palais, a Saintes. 29 mai (vbid., p. 201). Sur inscription grecque. 26 juin (1bid., p. 241). Sur la reine Pédauque. 10 juillet (zbid., p. 249). Sur Perpignan. 1845 45 janvier (tbid., p. 264-265). Sur Saint-Savin. 26 mars (tbid., p. 359). Sur communication de Piérangéli. 26 mars (zbid., p. 361). Rapport sur art militaire au Moyen Age. 9 avril (tbid., p. 392). Sur Perpignan. 9 avril (ibid., p. 399). Sur décoration de chenets et de chandeliers, 25 juin (vbid., p. 496). Sur vase de Ruscino (Pyrénées-Orientales). 1846 24 janvier (t. IV, p. 15). Publication des peintures de Saint-Savin (deux livraisons). 24 mars (tbid., p. 62-63). Sur porte Pannessac au Puy. — Sur vitraux de Chartres. 21 mars (ibid., p, 66). Sur peintures de Bourges, Autun, Auxerre, Avignon. — Chargé de rapport sur épigraphie. 2 mai (ibid., p 92). Sur Comité archéologique diocésain. — Contre badigeon de Notre-Dame-du-Port (Clermont-Ferrand). 2 mai (ibid., p. 98-99). Sur orfévrerie frangaise. — Sur chromoty- pographie. 30 mai (ibid., p. 150). Sur archéologie militaire. 13 juin (¢bid., p. 160). Sur architecture civile et militaire au Moyen Age. 13 juin (ibid., p. 172). Sur monographie du chateau des ducs d’Epernon. — Annonce sa publication sur l’architecture civile. 20 juin (ibid., p. 176). Sur Notre-Dame de Poitiers. 20 juin (ibid., p. 177). Sur Saint-Maximin (Var). 1847 27 février (ibid., p. 219). Sur Germigny-des-Prés. 11] 24 322, PIECES JUSTIFICATIVES 27 février (ibid., p. 225). Sur monuments druidiques des Pyré- nées-Orientales. 19 juin (ibid., p. 388). Propose de rédiger instructions sur monu- ments celtiques. 1848 25 mars (ibid., p. 498). Membre de commission chargée d’exa- miner objets précieux de Pancienne liste civile. 8 avril (tbid., p. 500). Sur une inscription romaine. 8 avril (¢bid, p. 502). Rapport sur Monographie de Vamphithédtre ad Arles. 10 juin (tbid., p. 548). Demande publication d’un recueil des ins- criptions de France. 17 juin (tbid., p. 568). Rapport sur projet dun recueil dinscrip- tions. 5 septembre (t. I, p. 9). Sur /nstructions du Comité : ouvrages de Mérimeée parus. 1849 22 janvier (czbid., p. 15). Sur amphithéatre d’ Arles. 26 février (cbid., p. 44). Sur recueil d’inscriptions. 12 mars (rbid., p. 69). Sur recueil d’inscriptions (Mérimée rédigera les instructions). 12 mars (tbid., p. 69). Sur bas-relief de Génes. 23 avril (tbid., p. 99-100). Sur différents travaux de correspon dants (Jumiéges). 14 mai (vbid., p. 130). Sur son travail sur inscriptions gallo-ro- maines. 23 juillet (¢bid., p. 195). Sur église de Morienval. 23 juillet (cbid., p. 196). Sur Saint-Laurent de Joinville. 23 juillet (¢bid., p. 196 et 201). Rapport sur épigraphie du Moyen Age. 23 juillet (zbid., p. 226). Sur Sainte-Chapelle. 24 décembre (t. 11, p. 2-5). Sur inseription. — Vase d’Angers. — Notices. 1850 14 janvier (ibid., p. 34). Note sur poingonnage. 28 janvier (1bzd., p. 40). Sur un mémoire. 28 janvier (ibid., p. 42). Note sur poinconnage. 41 mars (vbid., p. 102-104). Sur inscriptions, mosaique d’Autun, palais des Papes d’Avignon. 8 juillet (¢bid., p. 199). Sur le « Portefeuille de Gaigniéres » (Ox- ford) PIECES JUSTIFICATIVES S20 8 juillet (zbid., p. 200). Membre de commission pour mobilier des églises. 8 juillet (¢bid., p. 250-254). Lettre sur la fresque des Arts libéraux du Puy. 9 décembre (t. III, p. 5). Sur mosaique de Bergheim. 1851 13 janvier (cbid., p. 35-38). Sur mobilicr des églises. — Sur bas-relief romain trouvé dans le Gard. 14 avril (¢bid., p. 131). Sur peintures de Saint-Aignan (Ardennes) et de Saint-Michel (Le Puy). — Sur communication de M. Geslin, de Bourgogne. 17 novembre (t. IV, p. 3-4). Sur numismatique. — Inscription romaine. — Membre de commission chargée de publier inventaires de Charles V et Charles VI. — Demande copie d@un Noél a Chalons. 1852 42 janvier (tbid., p. 16-17). Rapport sur communications. — Compte-rendu de la Commission de Pinventaire de Charles Y. {La collection finit ici.! ’ II TOURNEES D’INSPECTION ET VOYAGES! 1834 Aotit-décembre. Mini (Bourgogne, Provence, Languedoc, Rous- sillon). Décembre. Fontevrault, Chartres. 1835 Mai. Angleterre. Juillet-octobre. Ouest (Maine, Bretagne, Poitou). (?). Midi (Saint-Honorat). 1836 Avril. Mantes. Mai-aotit. Est (Champagne, Franche-Comté, Alsace). — Allemagne (Rhin). — Metz. — Tréves. — Laon. 1. Cette liste est forcément incomplete, 324 PIECES JUSTIFICATIVES 1837 Mai-septembre. Auvercne (Berry, Limousin, Auvergne, Bour- bonnais). 1838 Juin-juillet. Ouest (Cunault, Saint-Savin, Thouars, Saintes, Bor- deaux...). Aotit. De Tours A la Garonne, Languedoc, Hautes-Pyrénées. 1839 Avril-aotit. Sud-Hst (Grenoble, Avignon). — Départ pour la Corse par Dijon, le Jura, Lyon, Valence, Die, Grenoble, Marseille, Toulon. Aott-octobre. Corse. Octobre-novembre. Italie. Novembre. Provence. 1840 Juillet-aotit. Ouest et Sud-Ouest (Touraine, Poitou, Saintonge, Guyenne, Gascogne). Aott-octobre. EspaAcne. Octobre. Midi (Bordeaux, Toulon). 1841 Juin. Normandie!. Juillet. Centre (Orléanais, Berry, Marche). Aotit-décembre. Iratin, Grice, Asie Mineure, TuRQUIRE. 1842 Mars. Fivreux. Juin-juillet. Midi (Bourgogne, Provence). 1843 Aotit. Bourgogne. — Franche-Comté, 1. Annoncé dans la Jettre 4 Montijo du 15 mai 1841; mais on n’a au- cun renseignement sur ce voyage. PIECES JUSTIFICGATIVES O20 1844 Avril-inai. Est (Alsace, Franche-Comté). Juin. Normandie. Aout-octobre. “ud-Ouest (Orléanais, Poitou, Saintonge). 1845 Avril. Rouen. Aout-septembre. Midi (Languedoc, Provence). — Bourbonnais. — Bourgogne. Octobre. Metz. Novembre-décembre. Espagne (Madrid). 1846 Mai. Normandie (?). — Blois. Juin-aowt. Ile-de-France, Bourgogne. — Lorraine. — Lyonnais. Septembre-octobre. ALLEMAGNE (Moselle, Rhin). Novembre-décembre. Espagne (Barcelone). 1847 Septembre-octobre. Nord (Picardie, Normandie). 1848 Septembre-octobre. Est (Champagne, Lorraine). 1849 Septembre-octobre. Centre (Touraine), Sud-Ouest (Angoumois, Guyenne, Poitou), Berry, Nivernais, Bourgogne. 1850 Mai-juin. ANGLETERRE. Aott-novembre. Auvergne. — Languedoc. — Provence. 1851 Juin. Ile-de-France. — Sens (?). — Angleterre (?). Octobre. HoLLANDE. 1852 Septembre-novembre. Touraine, Bourbonnais, vallée du Rhone, Dauphiné, Provence. — Picardie. 1. Simple allusion dans une lettre a F. Michel (23 juin 1851). 326 PIECES JUSTIFICATIVES {il Letrre pE MéRIMEE A SAINTE-BEUVE! (A propos de Viollet-le-Duc) (Inédite. Chantilly. Fonds Spoelberch de Lovenjoul, B. 397) «Cannes, 13 février 1864. « I me semble que c’est un esprit trés bien fait et trés juste. I sait raisonner, ce qui est un grand point en architecture, car le but de cet art étant essentiellement utile, on ne peut faire une faute de raisonnement qui ne soit en méme temps une faute contre Vart. Viollet-le-Duc est un des premiers qui ait soutenu la doc- trine, si peu suivie aujourd’hui, de faire des édifices pour leur des- tination et non pour leur apparence extérieure. Sa doctrine est que la disposition d’un batiment est commandée par l’usage qu’on en veut faire. L’ornementation, a laquelle aujourd’hui on sacrifie tout, ne vient qu’en seconde ligne, et elle doit, comme la disposi- tion générale, tirer son caractére de sa destination. « Les travaux de Viollet-le-Duc sur l’architecture du Moyen Age, je pourrais dire ses décougertes, ont été dirigés par ce bon sens raisonneur qu’il applique a tout. Avant lui on était allé cher- cher midi & quatorze heures pour expliquer le grand mouvement de rénovation qui commenea dans la seconde moitié du xr& siécle et qui a produit Vart gothique. Viollet-le-Duc, en étudiant la construction des édifices de cette époque, a démontré que cet art s’était formé graduellement, et qu’il avait été, pour ainsi dire, commandé par la nécessité. Etant donné le climat, les mceurs de la France, les matériaux, le fond d’art préexistant, c’est-a-dire quelques traditions venues des Romains, Varchitecture gothique s’est produite grace a des gens qui raisonnent juste. Lisez dans son Dictionnaire darchitecture Varticle Construction et quelques autres, vous saisirez tout ce systeme. On lui a reproché beaucoup sa partialité pour architecture gothique. Cependant, il n’a ja- mais prctendu qu’on dut Vimiter servilement. I] veut qu’on n’en prenne que ce qui s’applique & nos meceurs actuelles, aux maté- riaux dont nous nous servons, et surtout qu’on s’inspire du bon sens extraordinaire dont les architectes du xine siécle ont fait 1 Cettelettre complétera l Introduction que jai mise aux Lettres & Viol- let-le-Duc, Paris, Champion, in-8°, 1927. PIECES JUSTIFICATIVES Gi, preuve. Je ne me rappelle plus dans lequel de ses articles du Dic- tionnaire il décrit la salle synodale de Sens'. Cet édifice est admi- rable de bon sens, aussi bien approprié 4 sa destination que la salle des Etats au Louvre Vest peu. Quant a VPornementation, c’est une affaire moins importante, et sur laquelle le gout change sans cesse comme sur une mode. L’ornementation gothique avait un sens général, intelligible 4 l’époque ot on Ja pratiquait. Au- jourd’hui, nos architectes en prennent les détails tantot chez les Grecs, tantét chez les Italiens du xvre siécle et la jettent un peu péle-méle sans savoir ce quwils font. « Vous pourriez dire quelque chose de ’éducation de Viollet-le- Duc. [1 a recu de son pére une bonne instruction littéraire et de son oncle Delécluze le gotit des arts. Delécluze, lorsqu’il était tout enfant, lui apprenait 4 ne regarder que les belles choses. Au lieu de lui faire dessiner des lithographies de Vernet, il lui faisait co- pier des statues grecques. Vous voyez que le bonhomme Delé- cluze, tres classique, trés entiché d’un beau de convention et trés médiocre artiste, a cependant réussi a former un artiste excellent et ne lui ressemblant en rien. « Viollet-le-Duc est, de plus, trés savant. Il a étudié plus de chi- mie et de mathématiques qu’il n’en a besoin pour sa consomma- tion, mais cela lui permet de suivre tous les progrés de la science moderne et d’en faire, lorsqu’il y a lieu, des applications a son art. En outre, il a fait un peu de tout. Dés age de dix-sept ou dix-huit ans, il n’a plus cotité un sou a ses parents et 11 a toujours vécu de son travail. Il a fait des décorations, des modéles pour des étoffes, pour des meubles... Vous comprenez tout Vavantage qu’un esprit juste et élevé peut tirer de la pratique de tous ces détails. Je ne connais personne qui dessine mieux, plus facile- ment, ef qui rende plus exactement le caractere de Vobjet quwil dessine. Je Vai vu, grimpé sur une corniche, a soixante pieds du pavé, dessiner debout aussi bien que s’il avait été dans son cabi- net. Le premier grand travail dont il ait été chargé a été la res- tauration de l’église de Vézelay. Cette grande et belle église était en si mauvais état qu’il avait été question plus d’une fois de la démolir. Il était a craindre qu’au premier coup de marteau tout ne tombat. J’étais alors inspecteur des Monuments historiques et je me rappelle que j’allai consulter M. Delécluze et lui demander 1. C’est dans Particle Salle (t. VIII, p. 74). 2. Le Journal inédit de Delécluze contient sur V’éducation du jeune Viollet-le-Duc par son oncle des pages curieuses. 328 PIECES JUSTIFICATIVES si nous ne faisions pas courir un trop grand risque a son neveu en lui confiant une restauration si difficile et si dangereuse. Delé- cluze m’a dit : « Si Hugéne a dit qu’il s’en chargeait, ne craignez «rien, il réussira. » En effet, il a réussi merveilleusement, et jen suis encore 2 me demander comment tout le batiment ne lui est pas tombé sur la téte'. «Il y a peu @hommes quiaient le pouvoir de travailler autant et plus longtemps que lui. Outre une clientéle considérable, il a de grands travaux de gouvernement, il est inspecteur des édifices diocésains, il batit pour l’Empereur, il fait des livres, il fait un cours, il organise des fétes 4 Compiégne et fait des fouilles, et cependant il méne tout cela de front; jamais on n’attend avec lui et il fait tout également bien, minutiewsement bien; car, dans ses restaurations et ses constructions, il fait lui-méme jusqu’aux plus petits détails. Il n’y a pas 4 Notre-Dame un ornement qu’il n’ait dessiné de la grandeur d’exécution. Le travail est devenu pour lui un besoin. Il est malheureux quand il n’a rien a faire. Je Vai vu une fois 4 Innsbriick, dans le plus beau pays du monde, inquiet et comme une Ame en peine pendant une journée de flanerie ?. «Si jétais & Paris, je vous donnerais quantité de détails sur lui, dont peut-étre vous pourriez tirer parti. Je vous recommande un petit livre de lui, intitulé, je crois, Lettres sur Allemagne, ov il y a, ce me semble, d’excellents jugements sur l’architecture de ce pays. Il a écrit encore une brochure sur la Sicile a ’époque de Vexpédition de Garibaldi, ot il montre les talents d’un ingénieur militaire. Enfin, lisez encore ce quwil a écrit sur les monuments américains du Yucatan et de Guatémala. L’analyse qwil fait de la construction des monuments d’Uxmal me semble un chel- d’ceuvre de critique et de bon sens... *. » 1. Cf, Lettres d Viollet-le-Duc, p. 1 et suiv. 2. En 1854. 3. Sainte-Beuve met Mérimée a contribution pour ses études sur Viollet- Je-Duc comme il l’a fait pour celles qu’il a consacrées 4 Ampére et a Sten- dhal... (cf. Nouveaux Lundis, t. II], p. 80, 119, 120; t. V, p. 264; t. VII, p. 104 (4864) <4, X11, 9.89224 X11 p. 270), TABLE DES MATIERES LIVRE I : L°;ARCHEOLOGUE CHAPITRE [ ROLE ADMINISTRATIE DE Mérimke . Mérimée inspecteur général des Monuments historiques (pa). Son role administratif : lorganisation des services (p. 2). CHAPITRE HU Les Moyens MATERIELS DE RESTAURATION ‘ : Joies et tristesses d’archéologue (p. 16). — La cons- cience du métier (p. 21). — La diplomatie de Mé- Sa maniére (p. 25). rimée (p. 22). CHAPITRE III Le SYSTEME POSITIF DE RESTAURATION Les ennemis a combattre (p. 31). — Méthode de Méri- mée (p. 33). — Ses erreurs (p. 34). — Son mérite (p. 37}. CHAPITRE IV Lr Tecunicten . A. La méthode d’observation et d’exposition (p. 39). — Mérimée a Vézelay et a la Charité-sur-Loire (p. 39- 41). — Sa prudence (p. 42). — Qualités d’exposi- tion : bon sens et logique (p. 44). 15 330 YABLE DES MATIERES CHAPITRE V Le Trecunicien B. Articles de revue et grandes études archéologiques (p. 49). — Modéle de discussion sur l’origine de Yogive (p. 51). CHAPITRE VI Le TecuHnicien . C. Théories esthétiques sur l’architecture, la sculpture et la peinture (p. 61). — Le Salon de 1839 (p. 63). — La legon de l’antiquité et du Moyen Age (p. 66). — Le passé et l'avenir : réconfort et inquiétude (per Lys CHAPITRE VII Le VoyaGeur En poste a travers la France (p. 77). — Miseres du métier, vie de province, alternances de tristesses et de joies (p.. 79). CHAPITRE VIII L/ ARTISTE Les Notes de voyage (p. 87). — Mérimée devant la na- ture (paysages) et devant l'homme (types, portraits, scénes provinciales) (p. 88). LIVRE Il : L’7ECRIVAIN CHAPITRE IX La Vinus p Ite Origines de la nouvelle (p. 99). — Le fantastique : les lois du genre (p. 104). — Le réalisme (p. 107). — La personnalité de l’écrivain (p. 107). 49 99 TABLE DES MATIERES CHAPITRE X Lr Voyace ©n Corse : Itinéraire (p. 113). — Notes du voyage : valeur archéo- logique, pittoresque et psychologique (p. 114). ATOROMB AS > re. GW oka : Origines du livre (p. 120). — La réalité de Colomba (p. 129). — Couleur locale (p. 130). — Procédés et intrigue (p. 131). — Les caractéres de Colomba et d’Orso (p. 134). — Unité et vie (p. 138). — Rap- prochements livresques (p. 139). CHAPITRE XI Voyaces EN ANGLETERRE, EN ALLEMAGNE ET EN [ratte (1835- 1840) . s : Promenades archéologiques : Londres et les environs (p. 145). — Les bords du Rhin (p. 148). — Rome et Naples : les legons de l’antiquité (p. 152). CHAPITRE XII L’Iraure DANS L’oEUVRE DE MErIMEr. Articles. — Il vicolo di Madama Lucrezia |p. 159). — Etudes sur l'histoire romaine : Essai sur la Guerre sociale (p. 163). — Conjuration de Catilina : mé- thode historique nouvelle (p. 171). — Le culte de César (p. 174). CHAPITRE XItl La Grece eT LORIENT. Voyage de 1841 (p. 179). — La Lettre a de Saulcy : réalisme et ironie (p. 181). — Athénes et l’Attique; Smyrne et l’Asie Mineure; Constantinople (p. 185). — Grands spectacles, petits détails, émotions (p. 187). — L'architecture et la beauté grecques (p. 189). 111 159 179 TABLE DES MATIERES oe i) CHAPITRE XLV La Grice DANS L OEUVRE DE MERIMEE Critique de | History of Greece de Grote. Procédés de discussion; tableaux (p. 195). — Hellénisme de Mé- rimée; articles divers (p. 201). — Voyage en Hol- lande (1851) (p. 205). CHAPITRE XV L’Espaene, |: Carmen. —o7 ‘© Séjour en Espagne (1840) (p. 207). — Carmen (1845) : ori- gines du livre (p. 211). — Réalité et fantaisie (p. 213). — Personnalité de |’écrivain (p. 215). — Le type de Carmen; don José (p. 220). — Le drame : son ca- ractére diabolique (p. 224). — Couleur locale (p. 223). — L’art de Mérimée entre 1840 et 1845 : romantisme et réalisme (p. 224). — La descendance de Carmen (p. 226). CHAPITRE XVI L’Eseacnye. IL: Hisrome pe pow Prpre If Voyages de 1845, 1846. — Travaux d’archives. His- toire de don Pédre I (1848). Origines du livre (p. 230). — Méthode historique : science et art (p. 233). — Mérimée peintre de meeurs et de carac- teres : Espagne du Moyen Age; les tableaux ({p. 237). — Cing articles sur l’art et la littérature espagnols (1848-1851) (p. 244). CHAPITRE XVII La Vie monpaine. — L’ Amour Les amis, la famille (p. 247). — Stendhal : le H. B. (1850) (p. 251). — Libri (p. 255). — Relations fé- minines; les salons, les cafés, les théatres (p. 255). — Amitié amoureuse : Sophie Duvaucel (p. 258). — Amour : Valentine Delessert (p. 260). — Autre ami- tié amoureuse : Jenny Dacquin (p. 263). 195 TABLE DES MATIERES CHAPITRE XVIII L’'Institurv. — La Poxrrieur. Mérimée a l’Académie des inscriptions et A |’ Académie francaise. Eloges de Nodier (1845), de J.-J. Ampére (1848) (p. 267). — La politique : la Monarchie de Juillet; la Révolution de 1848 : attitude vis-a-vis de la République (p. 272). CHAPITRE XIX Les OFuvres p imacination (1844-1853) Arsene Guillot (1844) : origines de la nouvelle; le theme; valeur humaine de l’ceuvre; émotion, vérité, réalisme (p. 281). — L’abbé Aubain (1846) (p. 289). — Les deux Héritages (1850) (p. 290). CHAPITRE XX Les OEuvers p'érxupition (1835-1853) . Articles divers (p. 293). — Mérimée et la Russie; sa connaissance du russe (p. 295). — Traductions de Pouchkine et de Gogol : leur insuffisance (p. 300). — Etude sur Gogol (1854) (p. 303). — Etudes histo- riques : les Faux Démeétrius (1852); les Débuts d'un aventurier (1852) : qualités et insuffisances (p. 305). CHAPITRE XXI Dé&stLtLusions : ; La politique (p. 3413). — Deuils et chagrins (p. 345). — Souvenirs d’enfance (p. 346). Pincers JUSTIFICATIVES : 1. Mérimée au Comité historique des Arts et Monu- ments wu. Tournées dinspection et Voyages ur. Lettre de Mérimée a Sainte-Beuve (sur Viollet-le- Duc). TABLE DES MATIERES TABLE DES GRAVURES NoOvES RECTIFICATIVES . 293 313 Se) we Wo) Oo) OS Gs ms am ON TABLE DES GRAVURES . Fresque des Arts libéraux La Charité-sur-Loire . Saint-Savin . Contrebandiers de la Serrania de Ronda. NOTES RECTIFICATIVES P. 123, n. 1. A propos de lage de Colomba, Colomba n’est née ni en 1765, ni en 1768. J’avais donné le bon a tirer lorsque M. Paoli décou- vrit son acte de baptéme : Colomba naquit le 7 mai 1775. C’est done Mérimée qui, en définitive, a raison : son héroine avait soixante-quatre ans et demi lorsqu’il la rencontra. P. 147, n. 4. La lettre en question n’est pas du 22 juin 1851, mais du 23 juin 1850, L’extrait que j’en donne se rapporte done au yoyage précédent, dont il est question & la page 146. Le voyage de 1851 ne nous est connu que par les trés bréves allusions que Mérimée y fait dans les lettres adressées le 13 juin et le 10 aout 1851 a Fran- cisque Michel. Py 195, ligne 12, lire: Greece: IMPRIMERIE DAUPELEY-GOUVERNEUR A NOGENT-LE-ROTROU | PQ2360 1362)7 __@ 2577 ——— Trahard, a ee Cony etal) —fFosper pez ines © de ie . ~ Fis 3h a ee DATE Due ey . ee ae ees Sate Ae ely S } NUM L Ae? 2 % 6 oo AG eZ. AAn Ch 7 bas } Nerney aa eee Hew / SOCAN TV, a Al , rea Ms e, re hees Pe Bene 

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